3- Une relation spécifique avec la maîtresse

I1 et I2 sont les seules institutrices parmi les configurations rencontrées à affirmer que l'autonomie ne remplace pas la discipline 941 : "Avec les petits, il faut commencer par de la discipline, parce qu'ils savent pas ce que c'est! Il faut bien leur apprendre...et puis après, bien sûr, quand ils ont vu le pourquoi des choses, certainement que tu peux leur parler d'autonomie, dans les grandes classes. Mais il faut bien qu'ils apprennent avant de pas courir dans les couloirs, de pas parler fort <...>" (I2); "Quand ils ont fini un travail, ils vont chercher un livre, ça c'est un petit peu de l'autonomie...Mais si en allant chercher le livre ils dérangent quatre ou cinq gamins sur leur passage, ils discutent avec...Bon ben ça, il faut d'abord leur apprendre, hein!"(I1). Dans les définitions qu'elles donnent de "l'élève discipliné", les maîtresses de la configuration Jean Giono insistent sur le respect des consignes et des exigences disciplinaires davantage que sur l'autonomisation, l'intériorisation de la discipline: "C'est un enfant qui sait être sage, bon ben pas d'arriver en retard, de pas te couper quand tu parles, qui ne court pas quand tu leur as appris qu'on se met en rang, qu'on se suit et qu'on court pas dans les couloirs" (I2); "<...> qui parle quand on lui donne la parole, qui sait écouter les autres, parce qu'alors là, ils ne s'écoutent pas!" (I1). Les institutrices conçoivent la discipline comme un apprentissage nécessaire pour accéder à l'autonomie, apprentissage difficile à réaliser pour certains élèves "parce qu'ils sont trop jeunes" (I2). Le comportement de ces enfants, s'il n'est pas excusé par les maîtresses, bénéficie cependant d'une certaine indulgence et d'une relative compréhension 942 , contrairement à la conduite "indisciplinée" de certains élèves, accusés de "le faire exprès": "T'as des gamins qui sont méchants...déjà au CP" (I1); "Y'en a qui font exprès de faire quelque chose pour te pousser à bout. Parce qu'ils savent que ça va t'énerver, alors ils font exprès jusqu'à ce que tu sortes de tes gongs"(I2).

Cette définition de l'élève "indiscipliné" souligne combien l'autorité dans la configuration Jean Giono est très liée à la personne de l'institutrice, ce qui diffère du mode de relation privilégié dans les autres configurations qui repose davantage sur la position et la fonction impersonnelles de l'enseignante en tant que garante du respect des règles de la classe (la dimension affective/personnelle ne disparaissant pas totalement non plus) 943 . Une interaction avec les élèves dans le cadre des observations peut donner une idée de l'importance aux yeux des enfants de l'autorité attachée à une personne.

  • (14.03.93/I1) Séance de dessin, avec la moitié de enfants de la classe. Les élèves sont dans la salle de travaux manuels, répartis sur trois tables. Pendant que l'institutrice est occupée avec d'autres enfants, je m'assois à l'une des tables où les enfants discutent abondamment au lieu de colorier, comme l'a demandé la maîtresse. Dès le début de mon travail de terrain à Jean Giono, je me suis présentée comme "stagiaire" qui venait "voir comment ça se passe dans une classe". Au bout d'une dizaine de minutes, voyant que les élèves ne se mettent toujours pas au travail, je leur suggère de commencer à colorier, sinon ils n'auront plus le temps après. Hakim me répond, sur un ton très énervé: "Pourquoi? On a bien le droit de dire ce qu'on veut entre nous! T'es pas la maîtresse, toi! Et puis tu discutes bien avec elle, alors laisse-nous discuter entre nous!"

La remarque faite par Hakim laisse présager des difficultés et du travail nécessaire pour des personnes autres que la maîtresse ayant en charge le groupe d'enfants (remplaçants ou intervenants extérieurs). Certains arrivent à instaurer un mode relationnel proche de celui que les élèves connaissent en classe (les intervenantes en karaté et en BCD) alors que pour d'autres la gestion des élèves semble plus difficile (intervenants en musique et en gymnastique). En tout cas, il semblerait que l'instauration de cette autorité très liée à la personne ne peut se faire que sur le long terme, le temps que les enfants s'habituent à l'individualité même de celui/celle qui intervient et que le fait d'interchanger une institutrice ou un intervenant pour quelques heures ou pour quelques jours uniquement peut être très perturbant 944 .

Les deux maîtresses de CP s'efforcent cependant de ne pas habituer les enfants à se placer sur un registre trop "familier" pour accoutumer les élèves à adopter une "distance" avec l'institutrice, en marquant le contraste avec le registre relationnel qu'ils connaissent dans leur famille. C'est pourquoi, si elles disent ne pas être du tout choquées par les enfants qui se trompent en les appelant "maman" et parfois même "mémé" (pour I2), les institutrices insistent sur le fait que les élèves doivent les appeler "maîtresse" et ne doivent pas utiliser leurs prénoms (ce qui se pratique dans les configurations Tom Pouce, Freinet et de la Maison des Trois Espaces, mais pas à Guilloux): "Ce que j'aimerais pas quand même, c'est qu'ils m'appellent par mon prénom, enfin que la familiarité aille jusque là" (I2); "y'a quand même une distance à respecter <...> Ils s'en rendent compte, hein! Parce que entre nous, on s'appelle par notre prénom, mais bon, ils répètent pas! Je crois qu'ils se rendent compte quand il faut passer à <<maîtresse>>" (I1).

Les élèves de CP1 et CP2 semblent particulièrement demandeurs d'une relation affective avec la maîtresse, dont ils cherchent constamment à se "faire bien voir", notamment par la dénonciation des comportements non admis dans la classe, comme par exemple Sabrina reprenant Nasser, comme si c'était elle la maîtresse:

  • (24.03.93/I1) Nasser regarde les escargots que l'institutrice a placés dans une bouteille. Sabrina (tout fort, à l'attention de la maîtresse): "Nasser, c'est pas pour s'amuser les escargots, c'est pour travailler!"

Les institutrices ne prêtent pas toujours attention à ces délations, faisant parfois comme si elles n'avaient pas entendu, accusant d'autres fois les enfants d'être des "commères":

  • (12.03.93/I2) Les élèves doivent lire individuellement un texte. Gaëlle: "Maîtresse, Sin il lit fort!". L'institutrice: "Oui, mais lui il lit au moins! Je préfère un petit garçon qui lit un peu fort qu'une fille qui ne fait rien et qui regarde les autres au lieu de travailler!!!"
  • (19.03.93/I2/8h30) Avant que la classe ne commence, l'institutrice fait toujours un tour des enfants pour qu'ils racontent ce qu'ils veulent (pendant cinq minutes): certains expliquent ce qu'ils ont regardé à la télévision, d'autres ce qu'ils vont faire le week-end. Khaled lève le doigt pour dire que la veille, il a vu Fouad qui jouait dehors et qui avait l'air "juste un peu rouge, c'est tout" (la mère de Fouad a prévenu la maîtresse qu'il était malade). L'institutrice fait comme si elle n'avait rien entendu et elle passe à un autre enfant.
  • (19.03.93/I2) Pendant une leçon sur les mots qui s'écrivent en "ette", l'institutrice demande aux enfants de prendre leurs ardoises et d'écrire "galette". Fabrice interpelle la maîtresse, désignant Gaëlle du doigt: "Maîtresse, elle a du scotch dans son cartable!" L'institutrice répond: "Est-ce que je t'ai demandé de faire la police de la classe? Est-ce que ça t'empêche d'écrire le mot galette?".

Certaines circonstances peuvent modifier le mode de relation entre l'institutrice et les élèves: suite à un voyage organisé en classe verte I1 a constaté des changements dans l'attitude de certains enfants qu'elle a été amenée à "découvrir d'une autre manière": "Moi je trouve qu'ils s'accrochent même un petit trop à moi maintenant! On a passé quinze jours ensemble, là, bon cette histoire de me donner toujours la main, de s'accrocher à mes mains, j'arrive pas à leur faire partir, pourtant c'est souvent que...j'hésite pas à les rabrouer...Mais c'est quelque chose qu'ils faisaient moins en début d'année. C'est depuis qu'on est parti en ballade, il fallait les traîner...Je pense que ça a changé quelque chose dans nos relations. J'ai Sébastien qui me dit sans arrêt <<T'es ma maman>> 945 " . I1 développe une attitude relativement "ambiguë" par rapport aux sollicitations affectives des enfants: lorsque les élèves se déplacent en rang, certains se précipitent vers les mains de l'institutrice qui proteste, qui accepte parfois d'en prendre un de chaque côté mais qui refuse catégoriquement quand cela déclenche des bagarres entre les enfants. Elle semble vouloir adopter une attitude "raisonnablement distanciée" avec les élèves (dont elle déclare de manière "culpabilisante" être "trop proche"), tout en ne souhaitant pas provoquer de rupture trop brutale avec une forme affective/privée de relation: I1 "remet en place" gentiment les élèves qui ont un comportement affectueux et qui cherchent à tout prix le contact physique, en leur disant qu' "il faut grandir" ou qu'"ils ne sont plus des bébés". Mais elle-même entretient d'une certaine manière ces relations affectives, en laissant faire des élèves, notamment Jonathan, élève très charmeur, pour lequel l'institutrice éprouve une affection visible malgré son comportement très pénible en classe (il cherche toujours à se "faire remarquer" 946 ):

  • (9.02.93/I1) Jonathan a fini la partie d'un exercice écrit sur lequel travaillent tous les enfants. Il se lève pour montrer sa feuille à l'institutrice et, alors qu'elle regarde sa feuille, lui fait une bise sur la joue, ce qui fait sourire l'institutrice: "Bon, c'est bien, Jonathan, mais va t'asseoir!"

D'autres enfants qui se risquent à vouloir faire une bise à l'institutrice se heurtent par contre à un refus catégorique et s'entendent dire par exemple: "Mais! Tu vas bien??". I2 introduit plus de distance dans ses relations avec les élèves, et on imaginerait difficilement des enfants essayant de lui faire une bise. La tentative de "mise à distance" des relations affectives se retrouve chez I1 au moment des anniversaires, où elle refuse que les enfants apportent des boissons et des gâteaux (qui font l'objet d'une activité cuisine pour les élèves de CP), comme si elle se méfiait de l'intrusion d'éléments privés/affectifs dans sa classe. Par ailleurs, une séance regroupe tous les anniversaires chaque mois, ce qui a pour effet de "désindividualiser" la fête:

  • (8.04.93/I1) La classe va fêter les anniversaires de Sabrina et Sandra, nées toutes les deux au mois d'avril. Sandra a apporté un gâteau, alors que la maîtresse avait rappelé auparavant qu'elle ne voulait pas. L'institutrice intervient: "Je vous préviens, si une fois encore quelqu'un apporte des gâteaux un jour où la maîtresse a dit qu'il ne fallait pas l'apporter, il repartira le soir avec les gâteaux!".

D'une manière à priori paradoxale, I1, qui est parmi les deux institutrices de la configuration celle qu'on peut qualifier de "plus proche affectivement" des enfants est aussi celle qui utilise le plus l'imposition extérieure, notamment par tout un système de récompenses/punitions avec des bons points et des images (une pour dix bons points). L'école paroissiale suggérait déjà de stimuler le travail et la bonne conduite 947 par la distribution d'images, différentes selon le mérite récompensé, qui permettaient éventuellement de racheter une mauvaise conduite (sauf les fautes d'église, un acte de désobéissance, un larcin ou une impureté) et d'épargner ainsi l'élève du fouet: "Il faut donner quelques récompenses honoraires comme images grandes, petites, médiocres, enluminées, enjolivées de papier marbré, à chacun selon son mérite: lesdites images pourront être signées de lui pour leur sauver le fouet, une, deux ou trois fois..." 948 . Certaines récompenses plus importantes peuvent être attribuées, comme des écritoires, des livres ou des croix, mais elles restent exceptionnelles et "le catalogue des récompenses se révèle singulièrement plus pauvre que celui des châtiments: on comptait sans doute surtout sur la satisfaction intérieure que suscite le sentiment d'être méritant, et plus encore sur le désir d'être distingué" 949 . La distribution des "privilèges" se pratique également chez C.Démia et dans la version remaniée de la Conduite des écoles chrétiennes, J.B de La Salle n'ayant pas prévu à l'origine la possibilité de se racheter par des récompenses 950 . Selon G.Vincent 951 , l'école chrétienne intégrant certains principes de l'école mutuelle, donne une place de plus en plus importante à l'émulation dans les rééditions du début du siècle (1811, 1819, 1823). Les écoliers peuvent recevoir des privilèges pour sagesse (dix points), application (huit) ou assiduité (quatre) qui permettent de s'affranchir d'une pénitence moyennant des "points de privilège" dont le montant doit être fixé par le maître, par exemple trois points pour deux demandes de catéchisme: "Un autre écolier aura mérité une férule, ne sachant pas écrire, le maître alors fixera le nombre de points à six ou huit, selon la grièveté de la faute pour l'exempter de la punition" 952 .

L'instauration d'un système ouvrant la possibilité à l'écolier de s'affranchir d'une punition donne lieu à la "mise en place d'une véritable comptabilité individuelle des mérites et des peines" chez C.Démia qui parle de "noter l'état des comptes sur un petit registre" comme chez J.B de La Salle qui conseille de "tenir à jour, avec méthode, le bilan punitif de chaque élève. <<Vis à vis de chaque nom, on marque par des points, sur une ligne, les grâces ou bons points accordés au dit. Et dessous la même ligne, celles qu'on lui ôte pour les fautes commises>>" 953 . La distribution des indulgences se déroule dans une atmosphère solennelle chez J. de Batencour ("D'autant que les choses <...> ne sont estimées qu'à proportion de ce qu'on les fait valoir , le maître les doit donner avec appareil" 954 ) de même que chez J.B de La Salle ("pour les distributions des privilèges, on rendra la veille d'un jour de congé, ou le dimanche à la fin du catéchisme: mais il faut apporter à cette distribution tout le sérieux et toute l'attention qu'on aurait pour une affaire importante" 955 ).

Ce qu'on peut noter dans la manière de procéder d'I1, c'est que son système de distribution de bons points et d'images ne repose pas sur une quantification des conduites et des performances scolaires des élèves, ni sur une réglementation précise indiquant à l'avance les actions méritant des gratifications. Elle ne fait pas l'objet non plus d'une mise en scène impersonnelle au cours de laquelle les méritants se verraient remettre de manière officielle leurs points ou leurs images. C'est l'institutrice qui décide si un exercice pourra occasionner des distributions et quelle sera la nature des récompenses (bons points ou images) qui sont données de manière variable soit immédiatement pour récompenser une bonne réponse, soit à la fin de la séance. Ainsi, la maîtresse peut très bien annoncer avant d'effectuer un exercice ou de poser une question que les réponses correctes bénéficieront d'un bon point ou d'une image (procédé qu'I1 utilise lorsqu'elle sent que l'attention et l'intérêt des élèves se relâche) mais aussi récompenser "sur le coup" une bonne réponse, sans l'avoir annoncé préalablement (ce qui permet d'induire chez les élèves une attitude active sollicitée constamment, puisqu'à tout moment, ils savent qu'une bonne réponse est susceptible de recevoir récompense).

  • (5.02.93/I1) Les enfants se font interroger chacun à leur tour sur une lecture qu'ils devaient préparer à la maison. Tous les enfants qui ont bien lu reçoivent immédiatement une image.
  • (9.02.93/I1) Les enfants réalisent un exercice collectif de calcul mental: chacun doit inscrire individuellement la réponse à la craie sur son ardoise. A la fin de chaque opération, l'institutrice passe vérifier si le résultat est juste et elle trace une croix au dos de chaque ardoise. Pour trois croix, elle donne un bon point (distribué à la fin de l'exercice).
  • (8.04.93/I1) L'institutrice écrit la première phrase d'une dictée au tableau: "J'ai une jolie petite tortue". Christophe demande si le signe (') est un point d'exclamation. Avant que l'institutrice ne réponde, Yannick répond que c'est une apostrophe et reçoit les félicitations de l'institutrice: "Très bien, Yannick, tu auras un bon point!"(qu'elle lui donne à la fin de la dictée).

La seule régularité qu'on puisse observer dans ce système, c'est en fin de journée, lorsque les élèves qui ont obtenu dix bons points, viennent les faire échanger par l'institutrice à son bureau qui leur remet une image (cette distribution pouvant cependant être différée au jour suivant si la maîtresse considère que les enfants ont été trop pénibles). Il nous semble donc qu'à la différence du fonctionnement préconisé par J. de Batencour, J.B. de La Salle ou C.Démia, la manière de procéder d'I1 relève davantage de sa personne que d'un règlement prévoyant, indépendamment de l'individualité même du maître (qui doit de toute façon se conformer aux manuels), les bonnes actions à récompenser, le nombre de bons points correspondant et la "cérémonie" de distribution. On voit donc ici qu'un même "matériel" peut s'insérer dans des conceptions et des modes de relation avec l'enseignant complètement différents: il ne s'agit donc pas dans une configuration de s'arrêter uniquement aux "outils" pédagogiques, mais de prendre en considération aussi la manière dont ils sont utilisés et le sens dont ils sont investis.

Une image ou un bon point donnés peuvent être repris pour mauvais comportement par I1, ou bien elle peut écarter temporairement d'un exercice certains enfants, ce qui les empêchera de gagner des bons points ou des images.

  • (11.03.93/I1) L'institutrice fait une leçon sur le "e muet" et elle demande aux enfants de trouver des noms d'animaux s'écrivant avec un "e muet". Christelle répète le nom "biche" qui vient d'être donné par Wafa. L'institutrice: "Tu sais ce qui se passe quand on répète ce qui a déjà été dit? Je reprends le bon point, parce que ça veut dire qu'on a mal écouté!"(la menace n'est pas mise à exécution) <...> Sandra propose le mot "coeur", alors qu'il a déjà été donné deux fois et que l'institutrice a expliqué à chaque fois que "c'est un cas un peu particulier". Les enfants poussent des "han" signifiant par là la gravité du comportement inattentif de Sandra. La maîtresse la reprend: "Dis-donc, Sandra, tu te moques de qui? C'est plus un bon point, c'est une image que je vais te prendre!"(mais là encore, elle n'exécute pas sa menace).
  • (11.03.93/I1) Lors d'un exercice individuel avec les ardoises, Jonathan copie sur un autre enfant. L'institutrice le surprend, ce qui le fait rire et elle le menace: "Je ne te donnerai pas de bons points!" (ce qu'elle mettra à exécution, provoquant une forte colère chez Jonathan).
  • (24.03.93/I1) L'institutrice pose des questions aux enfants suite à une lecture qu'elle vient de faire à voix haute. Les élèves s'agitent, certains répondent en même temps, ne lèvent pas le doigt pour être interrogés, d'autres parlent de tout à fait autre chose. La maîtresse: "Si vous n'êtes pas gentils, si vous n'êtes pas calmes, vous n'aurez pas les images à la place des bons points!". La menace est mise à exécution en fin de journée, au moment où elle doit encaisser les bons points pour les échanger avec des images, ce qui entraîne consternation et protestations chez les enfants.

Les distributions de bons points et d'images, objets d'enjeux très importants en CP1, provoquent une très grande effervescence chez les enfants, qui sont particulièrement fiers d'exhiber ce qu'ils ont "gagné". Cette pratique de récompenses (et de punitions par suppression des récompenses) nous semble très proche des pratiques inhérentes à la relation d'autorité privilégiée dans les milieux populaires telle que D.Thin l'a décrite, avec des interventions immédiates, directement liées à l'acte, peu justifiées par des considérations éducatives générales et dépendantes en partie de l'humeur des parents: "Dans le mode populaire de socialisation, il s'agit moins de faire comprendre par la sanction elle même le sens de la faute ou de l'erreur ainsi que le sens de la sanction subie, que de réprimer un acte, une pratique prohibée ou aux conséquences fâcheuses, ou encore de prévenir par la menace et l'interdit ces actes ou ces pratiques" 956 . La manière de procéder d'I1 s'écarte ainsi, d'une manière similaire au mode populaire de socialisation, d'un modèle de socialisation scolaire dans lequel "les sanctions visent d'abord une infraction à une règle ou à un précepte moral. Elles visent davantage l'intériorisation des règles qu'une répression immédiate de l'acte délictueux ou plutôt la répression ou la sanction de cet acte comporte toujours l'intention d'agir sur le long terme pour que les enfants parviennent à une auto-contrainte" 957 . L'idée d'une "récompense" à un travail scolaire fourni ou de "punitions" à un comportement scolaire inadéquat s'intègre bien aux modalités d'actions des familles populaires par rapport aux résultats scolaires (qu'elles considèrent un peu comme le "salaire", la "paie" proportionnelle à un travail effectué, mots qu'I1 utilise aussi quand elle distribue les bons points et les images): "En punissant, en corrigeant ou en promettant des récompenses pour tenter d'améliorer les résultats scolaires, les parents agissent de <<l'extérieur>>. Il s'agit d'exercer une contrainte extérieure sur l'enfant pour obtenir qu'il améliore ses prestations scolaires" 958 . Finalement, on peut dire que le système de récompenses/punitions tel qu'il est appliqué par I1 dans la configuration J.Giono, qui peut sembler au premier abord déshumaniser les relations institutrice/élèves renforce en fait un registre affectif, au sens où il nous semble qu'on insiste non pas sur la "nécessité pour l'enfant" d'apprendre des savoirs scolaires, ni sur une émulation entre pairs, mais sur le fait de recevoir une sorte de "cadeau" de la maîtresse.

Notes
941.

Pour les enseignantes des autres écoles, donner une définition d'un élève "discipliné" ou "indiscipliné" n'a pas tellement de sens et elles préfèrent parler d'"autonomie", même si nous verrons que pour accéder à l'autonomie, les institutrices insistent toutes sur le passage obligatoire par des contraintes et l'imposition d'un ordre.

942.

Ce qui explique le caractère apparemment contradictoire des institutrices qui "ferment les yeux" parfois sur des attitudes non conformes avec ce qu'elles exigent, et qui ne "guettent" pas systématiquement la moindre défaillance: "Tu fais mine de pas les voir, des fois...Sinon, tu les gronderais constamment! Tu serais tout le temps en train de leur aboyer dessus! Il faut avoir des côtés cool..."(I2).

943.

L'analyse de chaque configuration nous montrera comment ce mode de relation impersonnel se dessine différemment, les configurations Tom Pouce et Guilloux s'appuyant beaucoup sur l'autonomie individuelle comme garantie du fonctionnement global du groupe-classe, alors que les configurations C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces insistent davantage sur la responsabilisation des élèves par rapport à des règles édictées collectivement. Dans la configuration Jean Giono, le seul règlement que nous ayons trouvé est celui de la bibliothèque, très simple, commun à l'ensemble de l'école, expliqué aux élèves à l'occasion de leur première visite en BCD sans avoir été négocié avec eux:

"1- silence

2- on se déplace sans faire de bruit

3- on ne change pas l'ordre de rangement des livres

4 -quand on prend un livre, on le range à sa place"

Des avertissements et des remarques faites par l'intervenante en BCD et les institutrices rappellent le contenu ce règlement, mais sans qu'il soit fait référence à sa forme (par exemple, elles ne désignent pas son affichage au mur ou ne disent pas qu'il s'agit d'une "règle" de la BCD, contrairement aux autres configurations observées qui comportent des règlements).

944.

Alain s'oppose à l'idée de faire intervenir plusieurs enseignants face à une classe (comme au collège): "Il est question ici de discipline, uniquement de discipline. Assurer l'ordre dans une classe de quarante élèves que l'on retrouve deux fois par jour, où l'on est le seul maître, le maître, c'est un métier possible. Assurer l'ordre en six classes, où l'on paraît seulement une fois par semaine, pour y enseigner seulement une certaine chose, c'est un métier impossible"(Propos sur l'éducation, PUF, collection Quadrige, Paris, 1995, pp.109 et 110)

945.

I1 indique que ces changements de relation en classe verte ont été très bénéfiques pour Sébastien qui depuis fait des progrès considérables, tant au niveau comportemental que de ses performances scolaires. Cette remarque laisse à penser que certains élèves, trop éloignés du mode de relation privilégié dans une classe en souffrent d'une manière telle qu'ils n'arrivent pas à s'adapter, ce qui aurait des répercussions sur leur progression scolaire. Le fait que les performances scolaires de Sébastien s'améliorent est peut-être le signe qu'il avait besoin d'une relation plus affective/personnelle avec l'institutrice.

946.

Il ne cesse de bouger, de "chercher" les autres enfants, il coupe la parole à la maîtresse, la devance dans ses explications ou bien pose des questions sur des aspects qu'elle a déjà expliqué. L'institutrice a une attitude très "compréhensive" à son égard: elle le décrit comme "un garçon qui n'est pas méchant, qui veut faire plaisir à tout le monde, mais qui se comporte trop comme un bébé. Il n'a pas compris les exigences de la classe" .

947.

J. de Batencour prévoit deux manières pour obtenir les images: par les disputes de fin de semaine et par des "points de diligence" qui sanctionnent la bonne conduite (avec six points, l'élève peut avoir une image et douze points une image portant la signature magistrale).

948.

J. de Batencour, L'école paroissiale, 1654, p.47, cité par E.Prairat, Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XIXème siècle). Essai d'application de l'analyse foucaldienne du pouvoir, thèse pour le doctorat (nouveau régime), sous la direction de Pierre Higele, 1991, Nancy/sciences de l'éducation, p.147

949.

B.Grosperrin, Les petites écoles sous l'Ancien Régime, Ed. Ouest-France, Rennes, 1984, p.108

950.

"Les privilèges serviront aux écoliers pour s'exempter des pénitences qui leur seront imposées; et c'est ordinairement par cet endroit qu'ils leur seront précieux", Conduite des écoles chrétiennes, 1811, cité par E.Prairat, Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XIXème siècle), thèse pour le doctorat, sous la direction de P.Higele, 1991, Nancy/sciences de l'éducation, p.148

951.

L'école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.81

952.

J.B. de La Salle, Conduite des écoles chrétiennes, 1811, cité par E.Prairat, p.149

953.

E.Prairat, Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XIXème siècle), p.149

954.

L'école paroissiale, 1654, p.47, cité par E.Prairat, p.148

955.

Conduite des écoles chrétiennes, 1811, p.233, cité par E.Prairat, Techniques et pratiques punitives dans les petites écoles et collèges de France (XVIème-XVIIIème siècle), thèse pour le doctorat, sous la direction de P.Higele, 1991, Nancy/sciences de l'éducation, 148

956.

Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines: une confrontation inégale, thèse de doctorat, sous la direction de G.Vincent, Université Lumière Lyon II, juin 1994, p.239

957.

idem, p.239

958.

ibid, p.293. Dans la configuration C.Freinet, nous approfondirons davantage la représentation du travail scolaire dans les familles populaires, qui reportent des catégories propres à leur expérience du travail (partie I,3: "Education par le travail, organisation technique et matérialisme pédagogique")