Synthèse: portrait de l'élève idéal-typique dans la configuration Jean Giono

Parmi toutes les configurations observées, les enseignantes de Jean Giono nous semblent être celles pour lesquelles le qualificatif de "maîtresse" (comme les appellent d'ailleurs les élèves) convient le mieux, dans le sens où leur mode de relation privilégié avec les enfants est basé sur le gouvernement des conduites, l'imposition extérieure d'une autorité plus que sur l'intériorisation des contraintes. Lorsqu'on analyse les pratiques des deux institutrices, I1 qui s'affiche de prime abord comme étant particulièrement intéressée par les "méthodes nouvelles" apparaît finalement comme celle qui utilise le plus d'interventions autoritaires, sans faire appel à la raison et à la négociation avec l'élève et donc celle qui est la plus éloignée des modèles "novateurs" d'enseignement tels que nous les analyserons dans les configurations Tom Pouce, C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces.

Le mode d'intervention des deux institutrices, les apprentissages systématiques et répétitifs auxquels elles soumettent les élèves, notamment ceux qui relèvent de la maîtrise des corps (rectifiés souvent directement, "en situation") sous-tendent une représentation du jeune enfant comme un être encore incapable de raisonner. La configuration Jean Giono laisse à penser que l'année de CP, transitoire entre l'école maternelle et l'école élémentaire, est particulièrement celle où doivent se mettre en place un certain nombre de comportements et d'attitudes scolairement adéquats. Chez les deux maîtresses de CP, cet apprentissage doit passer par l'imposition de contraintes non négociées, comme autant de nécessités que l'enfant doit incorporer avant de pouvoir prétendre, dans les futures classes du primaire, aspirer à la formation de son autonomie. I2 et encore plus I1 sont celles parmi les institutrices observées qui aménagent le moins d'espaces d'"explication raisonnée" ou de discussion avec les élèves concernant les règles de vie, l'emplacement des tables, les critères de placement des élèves, la nature des tâches à effectuer, la désignation des élèves de service, le principe et le contenu des punitions. Dans la configuration Jean Giono, les contraintes temporelles sont imposées à l'enfant (pas de négociation ni de maîtrise sur les emplois du temps, exigence de "terminer dans les temps" les contrôles, obligation d'arriver à l'heure, occupation continue sans temps libre) et l'élève n'est pas incité à s'auto-maîtriser par une gestion personnelle de son temps (pas de travail individuel ni d'initiative dans les tâches à effectuer). L'organisation spatiale de la classe caractérise bien les relations de pouvoir dominantes en CP1 et CP2, où c'est l'institutrice qui décide et les élèves qui exécutent.

Dans la configuration J.Giono, les moyens pédagogiques utilisés ont pour conséquence une inculcation des ferments d'une moralité par la pratique à travers la gestion de la vie quotidienne scolaire ainsi que dans la réalisation même du travail scolaire. En CP1 comme en CP2, la discipline scolaire repose en grande partie sur des habitudes comportementales, des gestes répétitifs, l'obéissance à des signaux, des rappels à l'ordre et des rectifications pour une parole, un comportement, des déplacements contrôlés, le rangement de soi par la mise en ordre matérielle (des cahiers, des objets, de la classe) ainsi que sur des exercices scolaires qui inculquent la soumission à un ordre (notamment par la copie, pour présenter les contrôles, pour réaliser des activités d'éveil), la maîtrise du temps et des mouvements (l'exemple extrême étant la manière d'utiliser les ardoises). Concernant l'aménagement de la classe, les institutrices sont toujours à l'initiative des affichages, tous liés aux apprentissages scolaires et les productions des élèves sont présentées dans d'autres salles (la BCD, la pièce réservée à la peinture).

En même temps, dans cet apprentissage systématique des nécessités, les institutrices adaptent certaines de leurs exigences, en "fermant les yeux" sur quelques comportements non autorisés, en modulant les contraintes en fonction des activités (par exemple l'immobilité des corps et la station assise ne sont vraiment exigées que pour les contrôles), en aménageant des séances où les enfants peuvent "se défouler" de manière contrôlée (danse, sport, cinéma, activités d'éveil...) et en adoptant parfois une forme ludique d'apprentissage pour capter l'attention des enfants et susciter leur intérêt. Ces adaptations semblent être la condition essentielle pour que l'autorité des maîtresses puisse continuer à s'exercer (ce que n'arrive pas à faire l'intervenante en musique): elles sont comme des "soupapes de sûreté" qui économisent la dépense d'une énergie trop importante pour arriver à imposer continuellement un ordre de manière extérieure.

L'élève idéal-typique dans la configuration Jean Giono est celui qui sait adopter les postures et les déplacements corporels adéquats (se tenir correctement assis, savoir rester à sa place et bouger "dans les règles"), qui sait intervenir à bon escient (en levant le doigt pour demander la parole, en ne coupant la parole ni à l'institutrice ni aux autres élèves), qui a un comportement orienté vers la tâche scolaire (sans manipuler des objets ni discuter avec d'autres enfants), qui sait respecter les exigences temporelles (être à l'heure, ne pas dépasser le temps imparti) et enfin qui a conscience des enjeux de la situation scolaire en faisant la différence entre le moment où on s'amuse et le moment où on travaille sérieusement. Mais surtout, l'élève idéal-typique est ici un enfant qui sait obéir aux règles imposées de l'extérieur: même s'il n'a pas compris les raisons des contraintes auxquels il doit se soumettre et que son comportement s'écarte parfois de ces exigences, on l'excuse du fait de son immaturité et de sa situation d'apprenti-écolier en primaire, l'essentiel étant qu'il apporte la preuve de sa bonne volonté à être docile.

Parmi les trois variantes de la forme scolaire décrites par G.Vincent, c'est donc de la première que la configuration Jean Giono se rapproche le plus, variante caractéristique d'une règle imposée par une sorte de dressage "d'où l'importance des signaux, des postures et des gestes" 959 . Mais il nous semble important de relever encore une variation sensible entre I1 et I2, qui induit une forme de relation avec les élèves et donc une définition de l'élève idéal-typique différente. Paradoxalement, I1 qui semble appliquer le plus cette première variante de la forme scolaire, nous semble être celle aussi parmi toutes les configurations observées qui est la plus proche d'une relation affective/personnelle avec les enfants. Le mode d'imposition extérieur est très lié à sa personne, elle ne délègue jamais une partie de son autorité (comme le fait par exemple I1 pour les déplacements des élèves dans l'école), elle s'appuie souvent sur des choix personnels (par exemple pour attribuer une tâche à un enfant, alors qu'I2 utilise un mode d'affectation mécanique) et les procédés émulatifs qu'elle utilise sont liés davantage à une relation individuelle qu'à un système impersonnel: l'attribution des récompenses et des punitions par le biais des bons points et des images ne dépend pas de critères fixés à l'avance, le placement de l'élève dans la classe est lié en partie à l'état de sa relation avec l'institutrice. L'élève de CP1 a encore plus intérêt que celui de CP2 ou des autres configurations à s'attirer les faveurs de l'institutrice, même si celle-ci s'efforce constamment de ne pas être dans le registre affectif relatif à la famille.

Notes
959.

L'école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.264