II- Une attention particulière portée aux conditions pédagogiques de transmission et de réception des savoirs et des compétences scolaires

1- Rendre « visibles » les outils d’apprentissage : un modèle d’efficacité

a) Vers la rationalisation des moyens pédagogiques

Les analyses de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont montré dans le domaine de l'enseignement supérieur combien l'école exalte une forme de "culture générale" proche de la culture "dominante" des "classes cultivées", accordant paradoxalement "le plus grand prix à l'art de prendre ses distances par rapport aux valeurs et aux disciplines scolaires" 964 et conduisant à des inégalités sociales devant la culture dans un domaine "où, en l’absence d’un enseignement organisé, les comportements culturels obéissent aux déterminismes sociaux plus qu’à la logique des goûts et des engouements individuels" 965 . Dénoncer comme "trop scolaire" un travail d'étudiant, et pour ce qui nous intéresse un travail d'élève de primaire, revient à nier les exigences de l'école et la nécessité d'user d'instruments, d'outils pour parvenir aux formes scolairement acceptables du savoir. Ce faisant, l'école fait comme si l'accès de l'élève aux connaissances scolaires était presque "naturel", dévalorisant par là même "la culture qu'elle transmet au profit de la culture héritée qui ne porte pas la marque roturière de l'effort et a, de ce fait, toutes les apparences de la facilité et de la grâce" 966 . L'école reconnaît d'une certaine manière des qualités éthiques à celui qui à force de "ténacité" et "d'assiduité" parvient à réussir scolairement alors qu'il ne possède pas les connaissances propres à la culture "dominante": "Tout en ne reconnaissant complètement que le rapport à la culture qui ne s'acquiert que hors de l'Ecole, l'institution scolaire ne peut dévaloriser complètement le rapport scolaire à la culture sans renier son mode d'inculcation propre; tout en réservant ses faveurs à ceux qui lui doivent le moins pour ce qui touche à l'essentiel, elle ne peut renier totalement ceux qui lui doivent tout et qui respirent une bonne volonté et une docilité qu'elle ne peut dédaigner" 967 .

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron montrent combien à l'université telle qu'ils peuvent l'observer dans les années soixante les étudiants et les enseignants en lettres affichent du mépris pour la pédagogie, qui paraît laborieuse, peu "noble", proche des activités de l'instituteur mais impropre à la tâche de l'enseignant: "tout effort pour réintroduire une discipline <<scolaire>> dans l’enseignement supérieur est immédiatement perçu par les étudiants et par les professeurs comme attentatoire à la dignité des uns ou comme incompatible avec la maîtrise des autres. Là encore, étudiants et professeurs communient dans l’échange d’images prestigieuses: le professeur qui voudrait enseigner les techniques matérielles du travail intellectuel, la manière d’établir une fiche ou de constituer une bibliographie par exemple, abdiquerait son autorité de <<maître>> pour apparaître aux yeux des étudiants atteints dans leur image d’eux-mêmes comme un maître d’école égaré dans l’enseignement supérieur" 968 . C'est pourquoi les auteurs défendent l'idée que la démocratisation de l'enseignement doit passer par une "rationalisation des moyens et des institutions pédagogiques <...> toujours immédiatement conforme à l’intérêt des étudiants les plus défavorisés" 969 .

Plus récemment, E.Plaisance reprend les catégories d'analyse de B.Bernstein pour décrire les activités pédagogiques de l'école maternelle dont la forme moderne est caractérisée par un modèle "invisible" où le mode de transmission est diffus contrairement au modèle "visible" qui repose sur un mode de transmission explicite pour l'enseigné (le "récepteur"): "la pédagogie invisible de l'école maternelle comporte des règles hiérarchiques, des règles d'acquisition et des critères de réussite qui ont pour caractère fondamental d'être implicites: y domine la souplesse des classifications et des modes de transmission culturelle" 970 . Selon E.Plaisance, l'école maternelle serait passée d'un modèle éducatif "productif" (en vigueur après la seconde guerre mondiale) où l'enfant produit certains travaux jugés selon les critères de la perfection technique et de l'adéquation à une norme de réussite préétablie à un modèle éducatif "expressif" (dans les années 70), centré non plus sur les travaux de l'enfant ou sur ses capacités productives, mais sur l'expression de sa propre personnalité. Dans la pédagogie invisible qui caractérise le modèle "expressif", le rôle de l'institutrice n'est plus déterminé par un programme de connaissances, mais en fonction de l'aménagement d'un contexte éducatif qui permettrait à chaque enfant de progresser à son rythme. Or selon E. Plaisance, ce modèle éducatif serait défavorable aux enfants de milieux populaires d'une part car il devient plus difficile pour eux de comprendre quelles sont les finalités de leur présence à l'école maternelle ainsi que d'interpréter ce qu'il faut produire et apprendre scolairement et d'autre part parce que le mode de socialisation scolaire qui découle de la pédagogie invisible est en inadéquation avec leur mode de socialisation familial 971 .

Ces analyses portant sur des institutions scolaires différentes (maternelle, université) ont ceci en commun qu'elles reprochent à certaines formes de transmission pédagogique d'occulter les moyens et les objectifs d'apprentissage d'une manière nuisible notamment aux enfants de milieux populaires, particulièrement étrangers au mode de socialisation scolaire et aux formes de savoir qu'il privilégie. Or il nous semble qu'à travers les pratiques observées dans la configuration Guilloux transparaît au contraire un souci très fort de donner les "instruments", de décomposer les tâches scolaires et de s'attacher à une efficacité technique de la transmission des savoirs directement mobilisable par les enfants.

Notes
964.

Les héritiers. Les étudiants et la culture, Editions de Minuit, Paris, 1975, p.30

965.

idem, p.32

966.

ibid, p.35

967.

Pierre Bourdieu, La Noblesse d'Etat. Grandes écoles et esprits de corps, Editions de Minuit, Paris, 1989, p.39

968.

Les Héritiers,Ed. de Minuit, Paris, 1975, p.95

969.

idem, p.99

970.

L'enfant, la maternelle, la société, Paris, PUF, collection l'éducateur, 1986, pp. 191 et 192

971.

Reprenant l'analyse de B.Bernstein, E.Plaisance souligne combien "l'école propose un mode de socialisation orienté vers les personnes (ce qu'il nomme une <<solidarité organique personnalisée>>) qui correspond précisément à une socialisation familiale où l'on est attentif aux différences personnelles et non aux positions statutaires, où les fonctions sont progressivement acquises et non pas préalablement fixées. Si tout contrôle social n'en est pas éliminé pour autant, encore faut-il noter que ce contrôle ne s'exerce plus dans le respect de la hiérarchie et d'une manière explicite mais au contraire dans l'interdépendance et dans les relations <<horizontales>> et, par conséquent, d'une manière souplement insidieuse et efficace, avec l'assentiment tacite des différents acteurs" (L'enfant, la maternelle, la société, PUF, Paris, 1986, p. 193) Nous approfondirons dans la configuration de la Maison des Trois Espaces cette question de l'inadéquation entre les formes d'autorité privilégiées par le mode de socialisation populaire et celles valorisées par le mode de socialisation scolaire (partie III,5: "L'engagement contractuel dans la relation maître-élève").