3- Savoir respecter une consigne

L'institutrice accorde une importance particulière au respect des consignes, notamment dans les énoncés d'exercices où elle vérifie constamment, avant que les enfants passent à la réalisation, qu'ils aient bien saisi toutes les données de ce qui est demandé. Là encore, on peut mettre cette préoccupation sur le compte d'un souci d'efficacité des apprentissages. Il est vrai que nombre d'enseignants se plaignent de ce que les élèves ne comprennent pas les énoncés, car ils ne s'attardent pas suffisamment sur les phrases ou ils les interprètent de manière incorrecte. En cela, les préoccupations pédagogiques de l'institutrice ne diffèrent pas beaucoup des autres configurations rencontrées, sauf qu'elle insiste particulièrement sur le respect des étapes à effectuer dans l'ordre pour réaliser un exercice: on retrouve ici le souci de doter les élèves d'outils orientés davantage vers une efficacité immédiatement applicable que fondés sur la réflexion (alors que dans les configurations C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces, la démarche de recherche est plus trouvée par "tâtonnement", en partant des interrogations de l'élève). On peut donner ici un exemple parmi d'autres de cette exigence de l'adoption d'une démarche toujours identique pour résoudre certains problèmes, où le résultat compte autant que l'explicitation et le respect dans l'ordre des différentes étapes:

Ici la réponse exacte que Fathia donne spontanément ne convient pas, car elle n'apporte pas la preuve de sa maîtrise de l'exposition et du cheminement qui auraient dû la conduire à justifier l'emploi de la division plutôt qu'une autre opération. Mais il nous semble là encore qu'il faut aller plus loin, interpréter l'exigence du respect des consignes de manière plus large, comme étant un élément constitutif de la forme scolaire telle qu'elle s'actualise dans la configuration Guilloux. En effet, cette exigence est particulièrement présente dans des matières qui peuvent paraître comme nécessitant le moins une procédure scolaire d'apprentissage, celles qui pourraient être le plus l'occasion d'une "expression personnelle" 993 ainsi que nous allons le voir à partir de deux exemples, la peinture et la réalisation d'un film.

Lors des séances de peinture, l’institutrice impose une “problématique plastique” que les enfants doivent interpréter picturalement, comme par exemple “traduire une course de motos” (qui revient à trouver comment représenter la vitesse), des parasols qui s'envolent au bord de la plage, une foule de pingouins sur la banquise, des traîneaux, des joueurs de polo, des fleurs. L'enseignante part toujours d'un support pour donner des idées aux enfants: une peinture du douanier Rousseau, un film sur les joueurs de polo au Pakistan, une musique ou bien un texte comme dans les deux séances suivantes:

L'important dans cette manière de procéder n'est pas tellement d'arriver à s'exprimer par la peinture, mais de suivre correctement des consignes (même si les élèves le font de différentes manières), à tel point qu'une séance supplémentaire est nécessaire à chaque fois pour analyser en groupe les productions des enfants, pour vérifier si chacun a bien interprété et traduit la consigne: “Une fois que toutes les réalisations sont faites, qu’elles sont toutes affichées au tableau, je fais reformuler ce qu’on avait demandé avec précision, on regarde si tout le monde a bien répondu à la consigne, si y’en a qui ont fait des maisons, alors que c’était une course de motos, bon, celui-ci on se permettra de dire euh...il a pas fait ce qu’on lui demandait, point final. Donc on regarde sur tous si on voit des motos quelles qu’elles soient <...> chacun s’exprime comme il veut, hein, moi j’insiste bien, y’a pas de dessins beaux ou pas beaux <...> donc le but de l’analyse de peinture, c’est de se rendre compte que sur une même consigne, y’a autant de réponses différentes que d’enfants dans la classe, et pour moi, c’est ça le but d’une bonne réalisation, parce que c’est...chacun s’exprime à sa façon. Donc ça, c’est la première chose, et ensuite on essaie de voir toutes les façons que les enfants ont trouvé pour traduire la vitesse, alors tu sais <<Tiens ici, on dirait que ça va vite>>, alors <<Comment il a fait>>...et puis on essaie de faire l’inventaire de toutes les façons, ce qui les enrichit si tu veux après dans des possibilités futures...sans copier, mais ils se sont enrichis de plein de choses auxquelles ils n’avaient pas pensées <...> on essaie de comprendre ce qui donne...pour ce concept-là de la vitesse”.

Malgré ce qu'elle affirme, la pratique de l'enseignante est proche en partie des principes pédagogiques d'Alain 996 selon lequel un enfant qui copie aura des éléments, des bases solides pour inventer par la suite: même si l'institutrice ne demande pas aux élèves de reproduire fidèlement une oeuvre picturale, elle leur donne une consigne, un modèle et elle reprend systématiquement les techniques, les couleurs, les instruments (pinceau, brosse à dents, doigts...) demandant aux élèves d'analyser quels effets et quelles sensations ils procurent, en s'appuyant parfois sur des notions qui ont fait l'objet d'un cours spécifique (par exemple sur les couleurs ternaires et binaires). Par ailleurs, elle reformule les arguments des enfants, comme si elle "scolarisait" leur expression picturale en expression langagière scolairement correcte. L'exigence de justification, d'explication raisonnée des différentes étapes franchies pour aboutir à un travail pictural sont toujours présentes, y compris dans des apprentissages très "mécaniques", comme l'analyse des couleurs utilisées pour aboutir à une couleur mélangée:

Autrement dit, les enfants dans leurs productions picturales sont soumis à une triple contrainte: respecter les consignes de départ (le thème et la manière de le traiter), contrôler les différentes étapes qui les amènent à produire des effets de peinture et être capable d'en rendre compte dans un langage scolairement autorisé:“c’est important, parce qu’en même temps la peinture, c’est du français, c’est de l’expression orale, parce qu’ils vont dire <<oui, j’ai fait un truc>> et avec la main, il vont mimer et...il faut qu’ils arrivent à expliquer”.

Dans le deuxième exemple, les données de départ sont un peu différentes, puisque les consignes sont imposées par un cadre extérieur à la classe: la commune de St Genis Laval demande aux écoles et aux associations qui le souhaitent de réaliser un film pour un concours à l'occasion du centenaire de la naissance du cinéma. Précisons quand même que si ces consignes sont imposées de manière identique à tous les participants, l'enseignante accepte de participer au concours dans la mesure où elles s'intègrent parfaitement à l'esprit de la configuration Guilloux (et notamment l'idée de savoir respecter des consignes): on peut penser raisonnablement qu'une enseignante, qui voudrait tenir compte d'une part plus importante d'expression et de réalisation personnelles chez les enfants, n'aurait pas accepté de concourir.

Comme pour les séances de peinture, l'institutrice donne les consignes à respecter et elle guide énormément les élèves, même si elle commence par leur demander leurs idées: toute proposition qui ne s'aligne pas sur les consignes est écartée et elle finit par proposer un "modèle", à partir d'un texte étudié, mais sans l'imposer directement (elle sollicite leur "réflexion"). Au passage, on s'aperçoit qu'à travers la réalisation du film, les enfants n'apprennent pas seulement une technique qui leur permet de s'exprimer, mais qu'ils reçoivent à cette occasion un cours d'histoire du cinéma et une "morale" sous la forme d'un "message" qu'ils doivent trouver eux-mêmes ou qui peut être suggéré par l'enseignante (contrairement aux "leçons de morale" où les élèves doivent s'appliquer à connaître et intégrer des préceptes moraux imposés).

Notes
993.

Même si l'enseignante revendique dans son discours sur ses pratiques pédagogiques le respect de la "liberté d'expression" des élèves qu'il ne faut pas "bloquer".

994.

Les nuanciers sont tous identiques: plusieurs mélanges des couleurs binaires ou tertiaires, avec à chaque fois les couleurs de base qui ont servi au mélange.

995.

Par exemple, un enfant dit "c'est mal fait et ça fait peur d'être dans une prison mal faite" et l'institutrice lui fait formuler de la manière suivante: "La prison est mal construite et on a peur d'être enfermé dans un bâtiment mal construit". Anissa explique que la peinture de Damien lui fait peur, parce qu'il a fait "comme ça, comme ça" et elle agrémente ses propos de gestes pour montrer que les traits de la peinture ne sont pas précis. L'institutrice la reprend et lui demande de "mettre des mots" derrière ses gestes. Dans son intervention, une fille dit "elle" en parlant d'une peinture et l'institutrice rectifie:"Etant donné que ce n'est pas une personne, il faut dire <<celle-ci>>".

996.

Voir infra dans la première partie le paragraphe III,7 du 4ème chapitre: "L'imitation au service de l'invention".