4- Entre « cadrage scolaire » et relâchement contrôlé : une mise en ordre scolaire adaptée aux situations scolaires d'apprentissage

Lorsque d'autres enseignants instaurent un ordre en début d'année par la réflexion et l'adoption de certaines règles à respecter en collaboration avec les enfants (dans les configurations Tom Pouce 997 , C.Freinet 998 et de la Maison des Trois Espaces 999 ), l'institutrice de Guilloux procède de manière identique à la configuration J.Giono, en s'imposant dès l'entrée avec ses exigences et son autorité (sauf que celles-ci s'affirment moins à travers le respect et le rangement du matériel):“Le début de l’année, moi je le rate jamais en étant entre guillemets sévère, enfin tu vois, je mets le paquet <...> Tu comprends ce que je veux dire, ça veut pas dire que je vais tyranniser un enfant, mais dans mes exigences, il faut qu’ils comprennent euh...<...> Y’a des gamins, moi je dis, ça se joue tout souvent dans les cinq premières minutes <...> Y’a pas de mystères, tu leur dis <<bonjour>>, tu les fais mettre en rang, tu les fais installer, je crois que les gamins, ils ont compris à qui ils ont affaire, alors y’en a un ou deux qui vont tester, euh...tu situes bien la chose, et puis après c’est clair...Tu fais une ou deux manifestations du style de la gym ou de la peinture, tu vois, et puis après c’est fini, hein! <...> C’est un peu une convention tacite, hein, et c’est ...elle est vite comprise, hein, ils savent où sont les limites”.

L'enseignante ne cite pas les activités de peinture et de gym au hasard: en effet, le contraste est saisissant entre sa manière de procéder en classe lors des activités qui contiennent déjà dans une forme scolaire d'apprentissage les éléments disciplinaires pour contrôler les enfants (exercices, leçons, évaluations...) et les activités qui pourraient laisser davantage d'initiative et d'expression personnelle de la part des enfants (l'enseignante souligne à ce propos que "plus on laisse de liberté aux enfants, plus il faut mettre des limites"). Ainsi, lorsqu'ils suivent un apprentissage en classe dans les disciplines scolaires "de base" (mathématiques, français, éveil), les élèves ont une très grande latitude de mouvements et de déplacements, sans être obligés de se conformer à des règles comme dans les configurations Tom Pouce, C.Freinet ou de la Maison des Trois Espaces: la seule règle énoncée par l'enseignante en entretien (et donnée en début d'année aux enfants) est qu'ils peuvent se déplacer "à partir du moment que ça ne gêne personne" et normalement "à condition de ne pas être plus de trois au même endroit". Mais au cours de nos observations, nous n'avons jamais noté d'intervention orale de l'institutrice qui rappellerait cette règle et des regroupements d'élèves supérieurs à trois sont fréquents. Les enfants sont même autorisés à sortir de la classe sans demander son avis à l'institutrice et sans indiquer où ils se rendent ("C'est pas la peine qu'ils me demandent pour aller aux WC, maintenant je les engueule quand ils lèvent le doigt pour me demander"): d'après nos observations et d'après l'enseignante, les enfants n'abusent pas de cette possibilité 1000 , alors que dans une configuration telle que J.Giono, avec des CP, on peut penser qu'une telle pratique serait irréalisable. L'enseignante laisse sortir un élève, même lorsqu'elle aborde une leçon, alors que l'institutrice de la configuration C.Freinet interdit à certains enfants de quitter la classe à des moments-clefs dans les apprentissage 1001 . Les élèves peuvent sortir également pour aller faire des photocopies (s'ils en ont besoin par exemple dans un exposé) dans la salle des maîtres, et elle leur confie le code pour faire marcher la photocopieuse (après avoir vérifié les pages qu'ils souhaitent dupliquer). Il nous semble que cette "latitude de déplacement" laissée aux enfants est à comprendre en relation avec le souci de rendre responsables les élèves face à leurs apprentissages.

Au contraire, l'analyse des séances de peinture et de gymnastique souligne combien sur des formes d'apprentissage moins "directives", dans lesquelles la "discipline" semble moins immédiatement impliquée dans les contenus d'apprentissage et dans un contexte modifié de placement des élèves 1002 , l'enseignante instaure des règles beaucoup plus draconiennes d'intervention orale et de mouvements qu'elle limite et qu'elle répète sous forme de consignes à chaque séance, menaçant de supprimer l'activité si elles ne sont pas respectées: “la peinture, il faut que ce soit un moment agréable <...> Il faut qu’on trouve tous du plaisir, hein, donc si on n’y trouve plus du plaisir, on plie tous bagage et on rentre. Quand t’as fait ça une fois ou deux, t’es tranquille, hein! <...> C’est pareil pour le sport. Tu dis une fois, bon attendez, on peut pas jouer, vous avez pas compris le jeu, vous parlez en même temps <...> Je leur fais le coup une fois dans l’année, bon, on rentre, terminé, je leur fais comprendre que je supprime jamais les activités qu’ils aiment <...> même si moi, j’ai pas fini ma journée, si eux c’est pas de leur faute, et ben on fera le sport, je ne le supprime pas, donc ils ont bien compris. Mais par contre si on peut pas avancer, rien faire, parce qu’ils écoutent rien, et bien on rentre”.

Au cours des séances de peinture qui ont lieu dans une salle réservée à cet effet pour toutes les classes de l'école, l'institutrice a un comportement beaucoup plus anxieux que dans sa salle, guettant les moindres signes de débordement de la part des enfants: si elle nous explique que les élèves ont le droit de se déplacer, d'aller rincer leurs pinceaux, elle ne cesse en fait de reprendre les enfants pour qu'ils restent assis, qu'ils arrêtent de bouger et pour qu'un seul enfant à la fois aille changer l'eau de rinçage de son groupe (installé autour de la même table). Les quelques enfants qui se lèvent de leur propre gré n'échappent que rarement à une remarque de l'enseignante, même s'il s'agit d'une activité liée à la peinture (alors que les comportements qui sortent du cadre de la tâche scolaire requise s'observent beaucoup plus fréquemment lors des apprentissages de la classe).

Les séances de gymnastique sont également très encadrées, débutant par des exercices précis d'échauffement, comme par exemple sauter de carré en carré, ne pas marcher sur une partie colorée du sol, alterner jambe gauche et jambe droite. De façon plus "évidente" que dans les séances de peinture, l'enseignante propose des jeux qui contiennent en eux-mêmes les principes d'ordre à respecter, notamment par les règles systématiquement rappelées avant de commencer:

L'institutrice joue ici le rôle de n'importe quel arbitre de jeu collectif qui bénéficie d'une position extérieure au groupe et qui peut agir, de par cette position extérieure, en tant qu'interprète du jeu et en tant que garant de la bonne applicabilité des règles 1004 : l'arbitre, rappelle A.Coulon, doit faire constamment un "travail de classement de l'action dans une catégorie préétablie" 1005 . Mais le plus intéressant de cette séance est que l'enseignante ne laisse jamais aucun enfant sans activité et ceux qui sont exclus du jeu se voient attribuer tout de suite une tâche, valorisante aux yeux des autres élèves, car elle donne une part du pouvoir d'arbitrage que détient l'institutrice (qui reste cependant celle qui décide en "dernière instance" 1006 ). En outre, cette position d'arbitrage permet à l'enseignante de limiter les contestations, grâce à la multiplication des surveillants placés à différents postes stratégiques.

Enfin, pour certaines séquences d'apprentissage en classe, l'institutrice adopte une manière de procéder proche de ce qu'on peut observer dans des animations de bibliothèque et dans la configuration J.Giono 1007 . Par exemple, lors de la lecture d'un livre sur le Groenland, elle arrive à discipliner les enfants en "captant" leur attention: elle pose des questions, une discussion s'instaure presque "spontanément" entre elle et les enfants, dont elle n'exige pas qu'ils lèvent la main pour prendre la parole. Par contre, elle termine cette séance de lecture par un procédé plus "scolaire" d'apprentissage, en demandant aux élèves de faire le résumé de la lecture, exercice qui sollicite l'usage de règles préalablement étudiées en méthodologie:

Notes
997.

Voir supra la partie VI,1 de cette configuration: "Les modalités d'élaboration des règles et des sanctions: une rédaction <<commune>> pour une <<adhésion raisonnée>>"

998.

Voir supra la partie V,1,a de cette configuration: "Lois orales imposées/décisions-engagements écrits et négociés"

999.

Voir supra la partie III,1 de cette configuration: "Le mode d'élaboration des lois communes sur la base d'une négociation raisonnée"

1000.

"Ils en abusent absolument pas...donc ils savent quand ils en ont envie euh...tu vois ce matin <elle fait allusion à un travail de maths, où les élèves devaient calculer un périmètre> par exemple, y’a Antoine qui...ils avaient mesuré, donc celui qui avait 81 mètres alors que l’autre en avait 90. Pi j’ai pas fait attention, subitement je le vois sortir, je croyais qu’il allait aux toilettes, je le vois revenir tout rouge <...> et puis il me dit <<ah il me semblait bien que je m’étais pas trompé en comptant mes marques>>. Il est allé vérifier, il est sorti pour aller vérifier” .

1001.

Par exemple, un jour Fathia (CM1, en difficultés) sort pour se rendre aux toilettes, alors que l'institutrice qui est en train d'expliquer la différence entre un angle à 180° et un angle à 360°, s'énerve et reproche aux enfants de ne pas être assez concentrés. Le comportement de Fathia, qui est parmi les élèves celle qui arrive le moins à comprendre, serait interprété par l'enseignante de C.Freinet comme une "fuite" devant une difficulté d'apprentissage, alors qu'ici, l'institutrice de Guilloux ne lui dit rien. Sur ce point, voir supra la partie V,5 de la configuration C.Freinet: "L'attention, le rapport à soi et le maintien du corps".

1002.

En peinture, les enfants sont installés par groupes autour de grandes tables et en gymnastique, ils ne sont jamais assis, sauf à la demande de l'institutrice, pour l'écouter ou pour se calmer.

1003.

Par exemple, elle demande si le "cheval" a levé les jambes exprès pour aider le cavalier à passer ou si le cheval a été déséquilibré (dans ces deux cas, le couple est éliminé).

1004.

Dans Ethnométhodologie et éducation, A.Coulon explique que les joueurs n'ont pas le temps de faire ce travail d'interprétation, outre le fait qu'ils sont partie prenante dans le jeu, ce qui explique la "souveraineté" du jugement de l'arbitre, ce que rappelle l'institutrice par l'expression populaire:"Le jugement de l'arbitre est souverain"

1005.

Ethnométhodologie et éducation, PUF, collection l'éducateur, 1993, p.226

1006.

Pour faire une comparaison, on peut dire que les enfants placés pour surveiller sont comme les arbitres de touche dans les matchs de football: bénéficiant d'un meilleur angle d'observation que l'arbitre, ils ne font cependant que le seconder dans sa tâche, la décision finale étant sous la responsabilité de l'arbitre.

1007.

Voir infra la partie IV,1 de cette configuration: "L'adaptation des conditions scolaires d'apprentissage à l'âge des enfants: une dimension ludique/réaliste"