IV- La négociation des règles de vie collective sans écriture d'un règlement ni institutionnalisation des instances de discussion

1- Faire réfléchir sur les règles à respecter

Les pratiques et les interventions de l'enseignante sont sans cesse traversées par le principe d'équité entre les élèves, contre l'émulation et la sélection (pour bonne conduite ou bons résultats scolaires). Ainsi, suite à une analyse de production des peintures, lorsque l'institutrice procède à l'affichage des travaux dans la classe, elle rappelle qu'elle ne peut pas tous les garder (il manque de place), mais que par contre les peintures seront choisies en fonction de ce que les élèves trouvent joli: “Je fais venir un peu au hasard, choisir un chacun celui qu’il préfère, ça veut pas dire que c’est le plus beau, et souvent ils choisissent des trucs euh...que moi j’aurais pas choisi...y’en a qui affichent avec moi, ils se rendent compte que des fois euh...d’après la place qu’on a ,faudra un plus petit format, alors on en prend un qui n’avait pas été choisi, mais bon, on essaie de respecter le choix” . Par ailleurs, elle tente souvent d'éviter les situations qui pourraient amener les enfants à se sentir injustement traités par rapport à d'autres élèves: par exemple, pour le film réalisé en classe, étant donné que le nombre de participants est limité, elle demande aux élèves de CM1 de tenir la caméra et de faire les acteurs, car ils ne participeront pas au voyage au Groenland (c'est donc une manière d'équilibrer les "privilèges" de chacun).

Pour régler les conflits entre les élèves ou les problèmes de perturbations de l'ordre scolaire, l'institutrice n'organise pas de réunions ni de conseils d'enfants (contrairement aux configurations C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces), mais cela ne signifie pas qu'elle intervient de manière extérieure, en sanctionnant et en imposant d'emblée son autorité, elle sollicite plutôt la responsabilité des enfants, allant parfois jusqu'à aménager des discussions pour trouver une solution. Par exemple un jour, sans savoir pourquoi deux filles se battent physiquement dans sa classe, elle leur dit qu'elles peuvent aller dehors pour s'expliquer si elles veulent (mais les deux filles n'iront pas dehors et s'arrêteront d'elles-mêmes). On dirait qu'elle va jusqu'au bout de leur comportement, pour montrer l'absurdité de leur geste.

  • (10.01.95) A 10h30, les enfants rentrent de récréation. Ils se plaignent de Mathias, qui est venu les frapper pendant la récréation. L'institutrice demande d'abord aux enfants de se calmer, et de s'asseoir. Elle parle sur un ton très calme à Mathias, en lui demandant ce qui s'est passé. Le garçon répond qu'il ne s'est rien passé, ce à quoi elle rétorque que "c'est étrange, car beaucoup d'enfants sont venus se plaindre vers moi" . Elle demande ensuite aux plaignants de lever le doigt et une écrasante majorité se fait connaître. Mathias boude. L'institutrice clôt ici la discussion.

Ce qui est intéressant dans cette manière de procéder, c'est d'une part "l'esprit de justice" qui l'anime (poser les faits, les comparer, montrer "objectivement" à Mathias qu'il a tort de nier) sans faire appel à la connaissance individuelle qu'elle possède par ailleurs de l'enfant: elle aurait pu lui faire remarquer son caractère ordinairement désagréable avec les autres enfants, car ce n'est pas la première fois qu'il se fait remarquer de la sorte; d'autre part, elle ne poursuit pas beaucoup la discussion comme le font les enseignantes des configurations C.Freinet, Tom Pouce et de la Maison des Trois Espaces, en essayant de voir avec Mathias et le reste de la classe, comment faire pour que son comportement s'améliore. Elle ne fait que constater, on dirait qu'elle ne veut pas aller plus loin, ce qui illustre bien la manière de procéder en général de l'institutrice qui ne veut pas imposer de règles de manière directe et qui sollicite la discussion, mais sans que cette discussion soit formalisée entre les élèves et elle-même, ni qu'elle soit véritablement approfondie (elle ne cherche pas de solution au problème rencontré par les élèves): on dirait plutôt que l'intervention de l'institutrice est là pour imposer des règles par la compréhension.

D'autres fois, il arrive à l'enseignante de faire appel à la raison et à la compassion des élèves, leur demandant de s’adapter à son état, lorsqu'elle ne se sent pas bien: “je crois que c’est important, tu vois un jour tu vas arriver dans une classe, bon tu es fatiguée, tu vas dire aux enfants, vous voyez je suis malade, mais je suis quand même venue, je vous demande d’être sympas, ben t’es sûre que les gamins ils vont être sympas. Tu vois je veux dire ils se rendent compte que toi tu fais attention à eux, à leur bien-être, à leur condition, et en contrepartie, ils font attention à toi aussi. Moi souvent je leur dis <<Ecoutez, moi je m’arrête parce que moi je peux plus...je peux plus parler>>, tu vois, je leur dis pas <<Arrêtez de parler, vous êtes pénibles>>, je leur dis <<Moi je peux plus dans ces conditions, donc moi je m’arrête>>".

Contrairement aux configurations Tom Pouce 1008 , C.Freinet 1009 et de la Maison des Trois Espaces 1010 , l'enseignante n'utilise pas de règlement écrit dans sa classe, ce qui ne signifie pas, là encore, que les règles soient absentes de la classe. Elle insiste au contraire sur ce point, soulignant l'importance selon elle de l'intériorisation des règles dans sa description de l'élève "discipliné" par rapport à l'élève "indiscipliné":“le système de l’école veut qu’on donne des règles, alors bon, l’enfant qui va avoir intériorisé les règles du groupe, qu’il faut lever le doigt pour parler, que...je sais pas, qu’on bouscule pas le copain <...> penser à écouter le camarade qui répond pour prendre la parole après, bon, je veux dire, c’est un enfant discipliné, qui a intériorisé les règles d’un groupe, Le <<indiscipliné>>, ça va être celui qui peut pas respecter aucune règle...tu demandes euh...qu’on retrouve le classeur de français pour que tout le monde sache où il est, il va le mettre ailleurs...ça va se traduire dans le comportement...il va parler quand tu vas expliquer une consigne euh...” . Ce qui est intéressant, c'est qu'elle justifie le respect des règles plus par l'obligation scolaire ("le système scolaire") et moins par l'idée qu'il est nécessaire de suivre des règles parce que les enfants vivent en groupe (cette explicitation étant davantage présente dans les configurations C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces).

En début d’année, l'institutrice donne des règles qu’il faut absolument respecter, qu’elle ne discute pas: “on rentre pas dans une classe sans dire <<bonjour>>, pour moi ça fait partie de la politesse <...> on discute entre deux personnes, tu passes pas entre en marchant sur les pieds” . D'autres règles sont par contre soumises à discussion:“pour arriver à se déplacer dans la classe sans gêner la classe, comment est-ce qu’il faudrait faire, bon ben c’est eux qui ont dit, ‘faut pas qu’on soit dix au même endroit, là euh...<...> dans les déplacements dans le couloir euh...à quelles conditions je pouvais les laisser descendre tout seuls, ou on attendait que tout le monde ait fini et puis on sortait tous ensemble en rang, ou quand on avait fini, on pouvait sortir, quelles conditions euh...les déplacements, dans quelles conditions je pouvais les faire travailler dans différents lieux de l’école sans ma présence”. Ces règles sont peu rediscutées au courant de l'année et uniquement en cas de transgression.

D'autres aspects de la vie scolaire quotidienne sont négociés en début d'année, notamment le placement des élèves, qui est l'objet d'enjeux et de rediscussions en cours d'année comme le soulignent les "remarques sur la vie de la classe". En début d'année, l'enseignante laisse les enfants s'installer librement (ils se placent toujours avec les garçons d'un côté et les filles de l'autre), puis elle leur demande de "se mélanger", expliquant qu'elle n'est "pas contre qu’ils soient à côté de leur copain, sauf si ça nuit à leur travail, donc très vite, y’a un couple ou deux à séparer...Je leur fais prendre conscience du pourquoi, et je leur dis pas c’est pour toute l’année, mais si ça nuit à leur travail, c’est pas possible". Ensuite en cours d'année, elle fait changer de places, à peu près à chaque retour de vacances, essayant de"faire en sorte qu’ils soient pas toujours à côté du même copain, donc je leur demande <<est-ce que t’as déjà été à côté d’un tel ou d’un tel?>>" . Cette manière de procéder, outre qu'elle évite la déconcentration sur la tâche scolaire (en éloignant les élèves trop intimement liés), permet également de mélanger les CM1 et les CM2 afin qu'une entraide puisse s'instaurer (même si elle n'est pas très valorisée dans cette configuration). L'année où nous observons, l'institutrice avait imposé au départ le principe de placer les CM1 dans le premier demi-cercle de la classe et les CM2 dans le deuxième demi-cercle, entourant le premier et ce serait à la demande des enfants que les niveaux auraient été mélangés. Lors de la dernière installation, suite aux demandes insistantes de certains enfants, elle a permis de choisir "un copain d’un côté, et de l’autre un enfant qui n’a jamais été à côté”. Le placement des élèves nous semble donc à mi-chemin entre une discussion ouverte avec les enfants (de l'avis desquels elle tient compte) et l'imposition de principes qui sont immuables et qui font appel à la raison des élèves (mélanger les filles et les garçons pour "ne pas faire de ségrégation" et "se forcer à connaître tout le monde", ne pas se mettre à côté d'un camarade qui perturbera les apprentissages, faire varier les voisins).

Enfin, l'institutrice affirme ne jamais pratiquer les punitions et nos observations nous amènent à penser qu'effectivement, elle sollicite plutôt la réflexion responsable que l'application de sanctions “au pire, je vais demander à l’enfant...je vais lui poser une question, par exemple <<Pourquoi il aurait peut-être pu éviter de...de pousser son copain dans les escaliers>>... <<Pour demain tu réfléchis, pi tu me mets une réponse en trois-quatre lignes sur une feuille>>“. Certaines punitions collectives peuvent cependant être appliquées, après plusieurs avertissements ainsi que nous l'avons vu pour des disciplines comme la gymnastique ou la peinture, où le risque de débordement paraît plus important dans cette configuration et où l'enseignante peut être amenée à supprimer une séance (elle ne donne jamais de punition collective écrite).

Notes
1008.

Voir supra la partie VI,1 de cette configuration: "Les modalités d'élaboration des règles et des sanctions: une rédaction <<commune>> pour une <<adhésion raisonnée>>".

1009.

Voir supra la partie V de cette configuration: "Une organisation collective. L'expérience d'un modèle communautaire".

1010.

Voir supra la partie III de cette configuration: "Un univers de justice"