2- La concertation par les « remarques sur la vie de la classe »

Les "remarques sur la vie de la classe" sont comme une concertation à sens unique, où les enfants font part de ce qui leur tient à coeur concernant la manière de travailler, les matières, les relations avec les autres enfants, le placement des élèves dans la classe, l'auto-évaluation de ses difficultés scolaires, la récréation, l'organisation spatiale et matérielle de la classe et enfin les activités telles que le voyage au Groenland, l'organisation de la kermesse ou les échanges entre les écoles. L'enseignante réagit soit immédiatement, en lisant rapidement les remarques des enfants, soit après une relecture plus approfondie, où elle surligne les propos les plus importants pour en tenir compte ensuite dans sa pratique. Cette manière de procéder diffère des conseils ou des réunions de classe, pour deux raisons: tout d'abord, elles ne sont pas régulières (contrairement aux regroupements institutionnels toutes les semaines des configurations C.Freinet 1011 et de la Maison des Trois Espaces 1012 ) et beaucoup moins fréquentes, toujours à l'initiative de l'institutrice qui décide de la "nécessité" en fonction du "climat" de la classe (deux fois seulement pour l'année 1994/95: avant les vacances de la Toussaint et le 12 mai); ensuite, elles ne conduisent pas à un véritable débat entre les enfants et la maîtresse (contrairement aux configurations de Tom Pouce, de la Maison des Trois Espaces et de C.Freinet): les élèves indiquent leurs remarques, font des critiques et c'est l'enseignante qui choisit ensuite de donner de l'importance à un aspect plutôt qu'un autre, n'ouvrant pas la discussion sur ce qui pourrait être amélioré ou modifié. Cette manière de procéder comporte le risque d'une délation d'un pair auprès de l'autorité enseignante puisque certains enfants n'hésitent pas à "vendre" un autre élève, l'accusé ne pouvant pas se défendre, donner son point de vue face à l'institutrice qui ne fait que prendre acte et décider à son niveau individuel de l’éventuelle suite à donner aux propos indiqués sur le papier.

D'ailleurs les élèves ne sont pas obligés de donner leurs noms sur les feuilles (alors que dans les configurations de la Maison des Trois Espaces et de C.Freinet, les documents préparant les réunions doivent toujours être signés de leur auteur, sinon ils ne sont pas valables) même si dans la pratique, quasiment tous les enfants ayant rendu leurs "remarques sur la vie de la classe" les deux fois en 1994/95 ont donné leurs noms. Nous n'avons d'ailleurs pas su comment interpréter ces "signatures": est-ce une marque de confiance, l'indicateur que les élèves savent qu'ils peuvent critiquer l'institutrice ou bien les enfants ont-ils peur que l'enseignante reconnaisse de toute façon leur écriture? En tout cas, certaines remarques relevées traduisent une grande "conformité" de leurs auteurs à l'égard de l'institution scolaire et de ce l'enseignante attend d'eux. C'est le cas notamment pour Myriam (dont les deux parents sont médecins), que l'institutrice trouve trop "bébé" (on pourrait dire "non autonome scolairement parlant") et dont l'attitude en classe semble révéler qu'elle a constamment besoin de la présence d'un adulte-référent:

  • Myriam (CM2, en difficulté)/Toussaint: "J'aimerait que Joël arête de faire du bruie quand on écrie et qu'il arete de crier <...> et que Stéphanie arete de copier <...> et que Thomas et Joël arete de discuté <...> J'aimerait bien que quand tu par quelqu'un veille à ce que personne parle"
  • Myriam /12 mai: "Est-ce que quand tu part quelqu'un peut surveiller?" 1013

On trouve encore d'autres remarques qu'on pourrait en allant trop vite mettre sur le compte d'une apparente "mauvaise foi" 1014 et qui traduisent en fait nous semble-t-il chez les élèves en mauvaise posture scolaire des efforts pour être "scolairement respectables" et adopter l'attitude requise. Ainsi Florentine (CM2, en difficulté), alors que toutes les remarques faites à propos du placement des élèves demandent une plus grande liberté écrit, quant à elle, qu'elle voudrait "être loin de <ses> copines pour éviter de parler". Sylvia (CM2, moyenne) adopte un discours qui reprend fidèlement celui de la maîtresse, comme si elle cherchait à lui faire plaisir ou à se faire bien voir: "J’aime les sciences mais on en fait pas souvent il faudrait en faire plus ainsi que des dictées car nous faisons beaucoup de fautes. Je pense qu’il faut apprendre aux élèves comment apprendre. Il y en a beaucoup qui ne le savent pas". Enfin certains propos semblent révéler une inquiétude (peut-être celle des parents?) à l'égard de la prochaine rentrée en 6ème et de l'adaptation qu'ils devront faire: ils demandent "plus de devoirs" (Murielle, CM1, en réussite) ou bien "des groupes de français pour s'habituer à la 6ème" (Damien, CM2, en réussite). Inversement, certains enfants se montrent très critiques à l'égard de l'enseignante et de sa manière de travailler, ce qui prouve qu'ils ont une relative confiance et se sentent suffisamment à l'aise, comme par exemple cette élève:

  • Eve (CM2, en réussite)/Toussaint: "Je n'aime pas la façon dont on apprend les leçons (ça va trop vite et il y a quelques leçons que je ne comprends pas très bien). Je n'aime pas la façon de faire la lecture je préfère comme on faisait avant chez Mme B. (on avait plus de choix il y avait: mieux lire, lecture plaisir...)"

En fin de compte, le recueil des "remarques sur la vie de la classe" permet à l'enseignante d'argumenter ses choix, de modérer par la raison certaines frustrations ressenties par les élèves. Ainsi, lorsque les enfants reprochent à l'institutrice sur leurs remarques datant de mai de ne pas pouvoir s'installer où ils le souhaitent, celle-ci rappelle qu'au précédent changement de place, elle a demandé aux enfants où ils voulaient être, certains se sont installés à côté de leurs copains, mais "il n'est pas sûr qu'ils le resteront jusqu'à la fin de l'année, parce que j'en vois déjà qui ne travaillent plus". L'enseignante rappelle de cette manière qu'elle a tenu compte des préférences des enfants (contrairement aux critiques qui lui étaient adressées), mais qu'une "raison supérieure", le travail, exige qu'on ne puisse pas s'installer n'importe où comme on veut, s'ajoutant à un autre "impératif" que l'institutrice réexplique: les enfants doivent apprendre à se connaître, à côtoyer d'autres enfants que "toujours les mêmes" et notamment ne pas avoir peur d'être à côté d'un élève du sexe opposé: "si je vous avais laissés vous mettre où vous vouliez, y'aurait d'un côté toutes les filles et d'un autre tous les garçons!".

L'analyse des "remarques sur la vie de la classe" ne montre pas de différence essentielle entre les enfants "en difficulté" et ceux "en réussite", alors que dans les configurations de C.Freinet et surtout de la Maison des Trois Espaces, nous verrons que les entretiens menés avec les enfants montrent des manières différentes d'appréhender l'espace scolaire et ses interactions en fonction du niveau scolaire. Un thème semble différencier légèrement les élèves relativement à leurs performances scolaires, c'est celui concernant la manière de travailler, dont tous les élèves "en réussite" parlent au moins une fois, que ce soit à la Toussaint ou en mai (Antoine, Jessica, Thomas, Eve abordent la question les deux fois), alors que sur les dix enfants "moyens", seuls quatre ont abordé ce thème et pour les élèves "en difficulté", seulement six sur neuf. Dans leurs remarques sur la manière de travailler, il nous semble que les élèves "en réussite" sont plus précis que les autres, on relève davantage de propos du type de ceux écrits par cette élève en réussite:

  • Jessica (CM2, en réussite)/Toussaint: “Je n’aime pas trop les groupes de math le matin, parce qu’on ne (peut) pas faire la grammaire juste après et nous sommes obligés de la coupée pour reprendre l’après-midi. les résumés sont plus court que l’année dernière et c’est plus facile à apprendre <..>. J’aimais la façon de faire la lecture chez Mme B.”

Du côté des élèves "moyens" et "en difficultés", les remarques restent plus souvent générales ("J'aime bien la façon d'apprendre", "J'aimerais qu'on fasse du travail moins dur", "Je trouve que la façon de travailler de la maîtresse est très bien"). On pourrait avancer l'hypothèse que les enfants "en réussite" sont ceux qui arrivent le mieux à se repérer dans la manière de travailler exigée par la configuration Guilloux et s'adaptent en l'occurrence mieux à la façon dont l'institutrice insiste sur l'analyse des processus d'apprentissage. Mais il est difficile d'aller plus loin et d'affirmer que cette différence varie uniquement en fonction des performances scolaires des enfants. Il est possible en effet que la socialisation familiale joue également un rôle, puisque nous avons noté que sur les dix enfants classés "en réussite", seul Tuan est d'origine ouvrière alors que sur les neuf enfants "en difficulté", six sont d'origine ouvrière (deux élèves sur dix pour les "moyens").

Un autre thème montre apparemment des différences entre les élèves, c'est celui des relations avec la maîtresse, sans oublier les prudences interprétatives énoncées auparavant, à savoir qu'il est difficile d'affirmer, étant donné les éléments que nous possédons, si ces différences tiennent à la position scolaire de l'enfant, aux dispositions sociales acquises en milieu familial, ou bien à une combinaison des deux. Parmi les enfants qui abordent ce thème, on compte trois enfants d'origine ouvrière (sur les sept de la classe), contre deux enfants dont les parents sont classés dans la catégorie "cadres et professions intellectuelles supérieures" (sur les dix de la classe), les deux familles restantes étant classées dans les "artisans, commerçants, chefs d'entreprise" et "professions intermédiaires" (sur les sept enfants de la classe concernés par ces deux catégories):

  • Toussaint
    • Erwan (CM1, en échec, père: chauffagiste, mère: sans profession): “Je trouve qu’elle est un peu trop gentille. La maîtresse est très escsigeante (exigeante) peu-être un peu trop. Elle est très sympatique. J’aime bien les histoires qu’elle raconte, on si (s’y) croit vraiment <...> Elle est vraiment formidable, grâce à elle les CM2 pourrons peu-être aller au Groenland”
    • Mathias (CM1, moyen, père: aide-soignant, mère: aide-soignante): “La maîtresse est plus gentille que l’autre”
    • Agathe (CM1, moyen, père: coloriste, mère: élève aide-soignante): “La maîtresse est gentille, mais quelque fois elle crie <...> La maîtresse est plus gentille que celle que j’avais avant”
    • Fathia (CM1, en échec, mère: agent hospitalier, mère: sans profession): “Je trouve que la maîtresse explique très bien”
    • Adrien (CM2, moyen, père: ingénieur, mère: sage-femme): "Je suis content d'avoir une maîtresse que j'aime mieux que celle de l'année dernière"
    • Eve (CM2, en réussite, père: traiteur, mère: infirmière): "Je n'aime pas la façon dont tu nous parles on dirait que tu a a fair à des bébés mais je croix que c'est à cose des CM1"
  • 12 mai
    • Pierre (CM2, en réussite, père: inspecteur d'assurances, mère: infirmière): "Je n'ai pas aimé quand tu as enlevé 1 point part plaque non colorier (en Géographie) parce que ceux qui avait bien appris leur leçon était pénalisés à cause du coloriage"

Certains élèves semblent être plus sensibles aux relations (positives comme négatives) avec l'enseignante, et parmi ces élèves, on trouve un peu plus d'enfants issus de milieux populaires et/ou avec un niveau scolaire moyen, voire en difficulté, compte tenu de la répartition des origines sociales et des niveaux scolaires évalués pour l'ensemble de la classe. Mais cette hypothèse gagnerait à être approfondie par des entretiens systématiques avec les élèves.

D'une manière générale, quel que soit le niveau scolaire des enfants, beaucoup critiquent les groupes de mathématiques. Les remarques ne portant pas sur les enseignants ni leur manière de travailler, on peut penser que ce qui dérange les élèves provient essentiellement d'une façon de procéder pédagogiquement à laquelle ils ne sont pas accoutumés dans leur configuration: rappelons que les séances de mathématiques se font par groupes de niveaux, répartis dans trois classes différentes (la classe de CM1/CM2 observée, deux autres classes de CM2). Si les enfants ont l'habitude de travailler en groupe, ils ne sont jamais répartis par niveau, ce qui peut en contrarier certains: les élèves des autres configurations Tom Pouce, C.Freinet et la Maison des Trois Espaces, accoutumés à travailler régulièrement par groupes de niveaux ne nous ont jamais fait aucune remarque à ce propos.

Certaines remarques concernant les interactions entre les élèves ne sont pas différentes de ce que nous avons pu relever dans les autres configurations de troisième cycle à travers les analyses de réunions d'enfants ou des entretiens, notamment sur le matériel, qu'il soit personnel (dérangé, manipulé par les autres) ou de la classe (les livres qui ne sont pas ramenés) et sur les plaintes concernant le bruit, les discussions, les disputes et les mésententes entre les enfants. Par contre, certains propos nous semblent plus spécifiques à la configuration Guilloux: nous avons relevé beaucoup plus fréquemment que dans les autres configurations des accusations concernant le copiage, ce qui peut s'expliquer par l'importance qu'accorde l'institutrice au travail individuel sur certains travaux (et notamment les contrôles) alors que dans les configurations Tom Pouce et surtout celles de la Maison des Trois Espaces et de C.Freinet, l'entraide entre les enfants est au contraire très valorisée.

Faire le point sur la vie de la classe par les remarques permet à l'institutrice de prendre en compte individuellement les envies des enfants concernant les tâches à effectuer. L'enseignante trouve en effet que les responsabilités distribuées régulièrement aux élèves sont "trop lourdes à gérer" et que certains élèves s'en désintéressent complètement, alors que d'autres sont au contraire très demandeurs. Ainsi Fathia (CM1), qui a de grosses difficultés scolaires a demandé sur les "remarques" à pouvoir ouvrir et fermer la porte à clefs, ce qu'elle fait tous les jours et nos observations, confortées par l'institutrice, semblent indiquer qu'elle se sent très valorisée par cette tâche. D'autres fois, l'institutrice demande ponctuellement et oralement un volontaire, puis elle désigne parmi ceux qui se présentent spontanément, comme par exemple pour aller laver les pinceaux à la fin d'une séance de peinture. La seule organisation collective est commune à plusieurs classes de l'école et concerne la vente de pains au chocolat qui permet de financer des sorties: les enfants ont proposé de faire un tableau (qu'ils ont réalisé) pour un mois avec quatre noms différents chaque jour (le principe étant de mettre un enfant d'une classe de "petits" avec un enfant d'une classe de "grands").

Notes
1011.

Voir supra la partie V,1,c de cette configuration: "Le fonctionnement institutionnel des réunions de coopérative"

1012.

Voir supra la partie III,2 de cette configuration: "La fonction institutionnelle des conseils"

1013.

Pour ces "remarques sur la vie de la classe" comme pour toutes les autres que nous citons, nous avons respecté l'orthographe d'origine des enfants.

1014.

Cette "mauvaise foi" ne peut apparaître comme telle qu'à condition de ne pas percevoir les enjeux et les difficultés pour un enfant à qui l'univers scolaire paraît tellement étranger que "tout est bon" pour essayer de s'y conformer tant bien que mal.