II- Les caractéristiques sociales du public scolarisé

1- Des familles à fort capital

La moitié des pères dont l’enfant est scolarisé en classe de CE2/CM1/CM2 a une situation professionnelle appartenant à la catégorie “Cadres et professions intellectuelles supérieures” et on compte seulement un employé et un ouvrier. Les élèves d'origine étrangère proviennent de familles qui détiennent souvent un fort capital économique ainsi qu'un haut niveau scolaire et culturel. Ces enfants ne restent en moyenne que trois ans dans l'école, puis rentrent avec leurs parents dans leur patrie d'origine ou les suivent dans d'autres pays. On peut noter une proportion relativement importante d'élèves israéliens, inscrits à Tom Pouce par l'intermédiaire d'une entreprise lyonnaise (l'ADRI) recrutant professionnellement des étrangers qui ont un diplôme élevé. La présence de ces élèves d'origines étrangères qui, malgré l'obstacle de la langue, s'intègrent en général bien dans la configuration Tom Pouce et acquièrent un niveau scolaire acceptable pourrait être une preuve "en négatif" contre les interprétations sociologiques qui voient dans l'échec scolaire des enfants de travailleurs immigrés la conséquence d'un "handicap linguistique et culturel". S.Boulot et D.Boyson-Fradet ont démontré que l'origine socio-économique des élèves reste le facteur le plus discriminant de notre système scolaire, davantage que l'origine ethnique: "le <<français scolaire>> du discours didactique et des manuels se présente comme une <<langue étrangère>> pour tous les enfants des milieux populaires, qu'ils soient de nationalité française ou de nationalité étrangère. Prétendre de même qu'il y a une spécificité dans la distance entre la <<culture>> des enfants d'immigrés et la <<culture dominante>> véhiculée par l'école, c'est oublier la distance tout aussi conséquente entre <<la culture>> des enfants français des mêmes milieux sociaux et la norme scolaire" 1021 .

Les familles qui inscrivent leurs enfants à Tom Pouce le font par choix (et non pas par obligation d’inscription selon la zone d’habitation, comme c’est le cas dans le secteur public) et les parents exercent une influence importante sur l’établissement, ce qui est fréquemment le cas des écoles privées. La situation des institutrices de Tom Pouce ressemble beaucoup à celle exposée par F.Bonvin 1022 dont l’article analyse la situation d'un collège privé qui refuse de passer un contrat avec l’Etat par crainte de perdre sa spécificité 1023 , mais où la contrepartie est que le maintien en poste d’un professeur est directement suspendu à sa contribution à la bonne réputation du collège et à la qualité de son travail. Il y a une relation de “service” qui s’instaure (que nous n’avons jamais relevée avec la même acuité dans les autres configurations observées), entre des parents qui payent pour la scolarité de leur enfant et des enseignants qui dépendent beaucoup de l’opinion des familles. On sait par ailleurs que les personnes issues de milieux à fort capital scolaire et/ou économique se permettent plus souvent d’intervenir à l’école où elles se sentent parfaitement légitimes: certaines s’autorisent même à “donner des leçons” aux enseignants qu’elles estiment "inférieurs" 1024 .

On retrouve ici un trait commun avec les familles aristocratiques et de la grande bourgeoisie du quartier Saint-James de Neuilly décrites par M.Pinçon et M.Pinçon-Charlot, qui ont préféré investir et se réapproprier l’école publique plutôt que d'inscrire leurs enfants dans le privé:“malgré le niveau élevé de leurs revenus et leur catholicisme souvent affirmé, elles délaissent, au moins provisoirement, les établissements privés confessionnels d’enseignement, pourtant nombreux dans cette banlieue fortunée, au profit de l’école publique, laïque et républicaine” 1025 . Les parents interviennent énormément (avec le chantage implicite du recours à l’école privée) sur le contenu du travail scolaire, dans la marche de l’établissement (ils n’hésitent pas à exiger une classe et un enseignant pour leur enfant; ils refusent en général les redoublements). Ils demandent une grande disponibilité de la part des enseignants (qui doivent mettre leur temps à la disposition des parents ainsi qu'être prêts à assurer des cours privés) et ils n’attendent pas uniquement des services d’ordre pédagogique (par exemple, ils souhaitent des activités après la classe et le mercredi).

Ainsi les parents qui font le choix d’inscrire leur enfant à Tom Pouce "s’y retrouvent" (dans le double sens où elles s'y reconnaissent et où elles tirent avantage du lieu de scolarisation), de la même manière que les familles décrites par F.Bonvin: “Les familles se retrouvent en ces lieux parce qu’elles y trouvent ces valeurs ultimes inscrites, par bribes plus ou moins explicites, dans l’infinie variété des signes que constituent le mode d’organisation, les pratiques pédagogiques, les attitudes des agents, les discours, etc...” 1026 . Dans son analyse du modèle de formation et des effets de l'action pédagogique d'un collège jésuite privé 1027 , J.P Faguer parle d'une "éducation totale" adaptée à un public dont les parents partagent avec les enseignants la même conception du rôle de l'école: cet établissement procède par un encadrement constant des élèves, prolonge le travail d'inculcation familial et transmet les valeurs éducatives auxquelles sont attachés les parents. Le choix d'inscrire son enfant dans ce collège est motivé en partie par la garantie d'une éducation appropriée aux convictions et au mode de vie de ces familles, avec la formation de certaines qualités morales (éducation religieuse, apprentissage de la vie en groupe et du bénévolat, éducation sportive) qui peuvent se reconvertir positivement ensuite sur le marché du travail des cadres, mais aussi sur des marchés liés à la vie privée (activités bénévoles, marché matrimonial).

A l’école Tom Pouce, on peut penser que plusieurs motivations se juxtaposent, sans qu’elles soient ni exclusives entre elles, ni toujours explicites dans la démarche des parents qui inscrivent leurs enfants: parce que c’est un établissement privé, parce qu’il est “bien fréquenté”, parce que les parents connaissent la pédagogie (ou certains aspects) et l’apprécient, parce qu’ils cherchent une pédagogie “nouvelle” ou en tout cas “différente” 1028 , parce que leur enfant connaît des difficultés et qu’il ne pouvait plus rester dans un établissement au fonctionnement “traditionnel” 1029 . Ce choix peut d’ailleurs être parfois source de malentendu, comme par exemple chez la mère d’Ingrid (CM1, 9 ans, réussite) pour qui l’essentiel est que sa fille, traumatisée par une scolarité antérieure selon elle très stricte (à la Cité scolaire internationale de Gerland), soit à l’aise à l’école. L’institutrice trouve que même s'il est positif qu’Ingrid ait repris du goût et du plaisir pour l’école cela ne suffit pas et il faudrait qu’elle fasse des efforts pour travailler et progresser. Elle déplore ses absences trop fréquentes et le manque de fermeté de la mère à l’égard de sa fille. Cet exemple illustre bien les luttes de pouvoir qui peuvent exister sur l’interprétation, la réappropriation et la mise en pratique de théories pédagogiques, entre les institutrices et les parents (la mère d’Ingrid est éducatrice de jeunes enfants et elle écrit sur la fiche individuelle de sa fille qu’elle connaît “l’excellence de la méthode Montessori par ses études”).

Le malentendu existe aussi pour Mathieu (11 ans, CM1, en difficulté) scolarisé auparavant à l’Ecole Nouvelle d’Ecully et que les parents ont inscrit à Tom Pouce, suite à la fermeture de l’établissement: l’institutrice qualifie négativement la pédagogie de cette école “très libre”, “trop laxiste”, “insuffisamment contraignante” pour l’enfant. D’ailleurs si l’impression première, pour les enfants qui viennent d’autres écoles, est de trouver Tom Pouce “moins rigide”, ici c’est l’inverse qui se produit et on dirait que le changement d'établissement de Mathieu (qui garde un bon souvenir, nostalgique, de son ancienne école) lui a demandé beaucoup d’efforts et de contraintes. L’institutrice trouve que les parents sont trop insuffisamment inquiets du niveau catastrophique de leur enfant 1030 : ils pensent qu’il a le temps d’apprendre, alors qu’il risque de se faire orienter vers une classe spécialisée. Le désaccord qui repose sur l’interprétation de la “liberté de l’enfant” est tellement fréquent entre les familles et les institutrices que l'école Tom Pouce a provoqué la formation d'un groupe de réflexion parents-enseignants travaillant à partir des écrits de Maria Montessori pour remédier au "décalage" entre les exigences scolaires et certaines habitudes familiales, comme par exemple arriver en retard le matin à l’école (sous prétexte que l’enfant est” libre”) 1031 . La réflexion va aboutir à l'écriture d'un document, qu'on peut interpréter comme la volonté de réaffirmer des contraintes scolaires inhérentes aussi à la pédagogie Montessori: “On va bien préciser les choses, quitte justement à faire un document écrit et à le remettre aux parents au moment de l’inscription des enfants, pour que justement ce soit très clair <...> Je pense qu’on arrivera à établir d’ici la fin de l’année des règles de vie de l’école qui soient bien comprises à la fois par les parents, les enfants et les enseignants <...> Le libre choix a trop souvent la connotation pour les parents de liberté et d’anarchie. Avoir le libre choix ne signifie pas pour nous faire ce qu’on veut quand on veut. certains ont tendance en ce moment à se dire, l’école Montessori, c’est souple, ça respecte le rythme de l’enfant, mais ça veut pas dire se pointer dans la classe à n’importe quelle heure! Soyons clair, sinon on ne peut pas travailler, si on a des défilés tout le temps!”(directrice).

Dans la configuration Tom Pouce existe donc souvent une “lutte”, un “enjeu” entre les instituteurs et certains parents 1032 , sur la pratique enseignante, sur la définition du rapport à l’enfant et si l’école Tom Pouce arrive à imposer dans l’ensemble sa manière d’interpréter les principes pédagogiques inspirés de Maria Montessori 1033 , on perçoit à l’inverse l’influence que peuvent exercer parfois les parents. Ainsi, l’enseignement de l’anglais 1034 n’était pas spécifiquement prévu dans la méthode Montessori et il nous semble plus révélateur des demandes d’un certain public attiré par la marque “aristocratique” de l’anglicisme 1035 . Beaucoup d’écoles privées lyonnaises accueillant un public très favorisé (avec des frais de scolarité élevés) proposent d’ailleurs un enseignement bilingue anglais-français 1036 . L'influence des parents sur l'école Tom Pouce est renforcée par leur présence aux côtés d’enseignants à la présidence et au bureau de l’association loi 1901 qui gère l’école 1037 . Enfin, les familles sont très présentes physiquement dans l’école, qu’elles se sentent autorisées à investir: par exemple, nous avons souvent remarqué des parents qui se permettaient d’entrer dans la classe avant qu’elle ne soit terminée ou bien qui ne partaient pas de la classe, alors qu’elle allait commencer; lors des anniversaires, les parents peuvent venir fêter l’événement avec les autres élèves et apporter un gâteau. Nous avons assisté une fois à une telle scène (en CE2/CM1/CM2-1994/95): les deux parents de Rosa ont apporté un gâteau, ils ont fait souffler les bougies à leur fille et ils ont distribué les parts aux enfants. Cette situation (difficile à imaginer dans les autres configurations rencontrées) n’avait pas l’air de les gêner, ni l'institutrice (incitant au contraire les familles à participer), ni non plus les élèves de la classe qui semblaient être habitués à cette forme d'intrusion du domaine scolaire par la vie privée.

Notes
1021.

"L'échec scolaire des enfants de travailleurs immigrés (un problème mal posé)", Les temps modernes, n°452 à 454, mars-mai 1984, p.1913)

1022.

“Une seconde famille. Un collège d’enseignement privé”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°30, 1979, pp.47 à 64

1023.

La directrice de l’école Tom Pouce adopte aussi cette position:“avoir des subventions de l’Etat permettrait d’avoir une souplesse de fonctionnement plus importante, d’avoir des enseignants mieux payés, des parents avec des situations moins confortables <...> mais on veut garder une certaine liberté pédagogique et pouvoir vraiment faire ce pour quoi l’école a été créée”.

1024.

Dans les quartiers "aisés", cette intrusion des parents est tellement pesante pour certains instituteurs qu'elle motive parfois leur départ vers des quartiers plus défavorisés

1025.

Dans les beaux quartiers, Ed. Seuil, L’épreuve des faits, Paris, 1989, p.99

1026.

“Une seconde famille. Un collège d’enseignement privé”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°30, 1979, p. 64

1027.

"Les effets d'une éducation totale. Un collège jésuite, 1960", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°86/87, pp.25 à 43

1028.

Ainsi selon la directrice, certains parents ont fait déjà le tour de différents établissements de Lyon par exemple l'école R.Steiner (à St Genis Laval) avant de venir se renseigner à Tom Pouce: “ce sont des gens en recherche pédagogique, mais tous forcément ne connaissent pas la pédagogie Montessori”.

1029.

La fiche individuelle remplie en début d’année demande entre autres renseignements sur l’enfant, comment les parents ont connu l’école. Les réponses (10 familles sur 20 de la classe CE2/CM1/CM2 observée) donnent un indicateur assez intéressant du mode de recrutement de l’école: 5 personnes ont connu l’école par des amis ou des relations (dont 2 connaissaient déjà la pédagogie); 2 personnes avaient une connaissance livresque et/ou professionnelle de la pédagogie (une mère est éducatrice de jeunes enfants); 3 personnes ont fait une “recherche personnelle” (cela concerne deux enfants en grande difficulté scolaire). Par ailleurs, nous avons relevé les quelques établissements que fréquente la fratrie et qui sont parfois indiqués: on compte beaucoup d’établissements privés situés à Lyon 2ème (Ainay) tels que les Maristes, Chevreul ou des lycées publics très prestigieux tels que "le Parc" à Lyon 6ème.

1030.

Selon l’enseignante, Mathieu a un niveau à peine suffisant pour un CE2 et il lui manque beaucoup de “bases” en français et en mathématiques. Le problème se pose aussi pour sa soeur de 7 ans, scolarisée à Tom Pouce et qui a un niveau très faible selon la collègue de l’institutrice.

1031.

C’est dans cette école que nous avons remarqué le plus de retards, ce qui va dans le sens de ce rapport de “service” que nous décrivions plus haut: celui qui arrive en retard “dispose” du temps des autres, il ne se soumet pas à une contrainte collective qui est l'une des dimensions de la forme scolaire, celle d’arriver à l’heure, en même temps que les autres.

1032.

La directrice cite d’autres cas de malentendus, comme ces parents qui étant très pris professionnellement, s’étaient déchargés de leur rôle éducatif sur l’école:“ils avaient un peu payé l’école Montessori à leur enfant pour se donner un peu bonne conscience, en se disant, au moins là, on s’occupera bien de mon enfant, avec le souhait qu’on fasse du maternage avec leur enfant, mais c’est impossible, on remplacera jamais la mère ni le père”.

1033.

A l’inscription de l’enfant dans l’école, les parents s’engagent à respecter un contrat qu’ils signent où sont expliqués les engagements et les devoirs des familles, par rapport à la vie de l’école et aux fonctionnements pédagogiques; la directrice passe beaucoup de temps (entre une heure et deux heures) pour expliquer aux parents le fonctionnement de Tom Pouce, ses principes pédagogiques, et pour chercher à comprendre ce qu’ils attendent de manière à prévenir les malentendus.

1034.

A noter que sur les 30 écoles Montessori recensées à Paris, 8 sont bilingues français-anglais.

1035.

Les modes de vie des familles bourgeoises ou aristocratiques rencontrées par M.Pinçon et M.Pinçon-Charlot portent la marque de cette “anglomanie”: les nurses anglaises, les discussions en anglais à table ont été remplacées par un grand amour pour les Etats-Unis et une forte attirance pour la langue et le mode d’éducation anglais.

1036.

Junior School à Lyon 8ème, West Point à Lyon 5ème, lycée multilingue Ombrosa à Caluire, centre scolaire international de Gerland

1037.

Deux groupes sont chargés plus spécifiquement l’un de la gestion et l’autre de la réflexion pédagogique.