2- Des enfants en « souffrance » dans leur passé scolaire

Etre fortement doté en capital scolaire, culturel, économique et relationnel ne dispense pas toujours les parents d’une certaine anxiété vis à vis de la scolarité de leurs enfants: même pour les familles privilégiées, la reproduction sociale de positions dominantes passe maintenant par une reconnaissance et une légitimation de l’école. L’échec scolaire dit “doré” est d’autant plus difficile à supporter pour ces familles que leurs enfants avaient à priori (et cela se vérifie statistiquement) plus de chances de réussir que les autres. L’ambition des parents peut se lire à travers le récit de certains élèves de la classe CE2/CM1/CM2 observée à Tom Pouce, qui racontent des expériences antérieures tellement douloureuses que les familles ont dû modifier leurs stratégies et enlever leurs enfants des écoles prestigieuses où avaient été placés. Sur les vingt élèves que compte la classe, huit ont vécu une scolarité très difficile dans ces établissements d’”élites” 1038 (trois à Ombrosa, un à Junior School, un à West Point, une à la Cité internationale de Gerland, un à l’institut oratoire de Caluire et un à l’école privée Charles de Foucauld), sans qu’il soit possible pour autant d’affirmer que c’est à cause de ces écoles que certains enfants ont échoué: il se peut très bien qu’étant scolarisés ailleurs, leurs résultats n’auraient pas été meilleurs 1039 . Il n’en reste pas moins intéressant de voir que l’école Tom Pouce au niveau du cycle 3 recueille ces enfants dont la scolarité antérieure a été si douloureuse: le premier jour où il est arrivé à Tom Pouce, Mickaël (10 ans/CM1, réussite) ne voulait pas entrer dans la classe, tellement il était traumatisé par son ancienne école 1040 . L’institutrice l’a laissé une journée dehors avant de l’introduire progressivement en salle et de lui redonner confiance.

Les souffrances exprimées par les enfants sont proches de certains extraits littéraires sur l'institution scolaire analysés par J.C Chombart de Lauwe 1041 , où l'élève est décrit comme étouffé, abandonné affectivement, placé en concurrence constante avec les autres enfants. Ces récits donnent une première idée “par contraste” du mode relationnel privilégié par l’enseignante à Tom Pouce et de l’organisation pédagogique, sans préjuger pour autant de la "qualité" ou non des établissements cités, sans chercher à savoir la part de réalité et celle d’affabulation dans les propos des enfants, mais en essayant de comprendre ce qui posait problème à ces élèves qui affirment tous préférer Tom Pouce. Ils sont été tellement “marqués” par cette expérience, qu’ils en reparlent souvent spontanément au cours de l’entretien, alors que nous abordons une autre question. Les punitions infligées dans ces écoles sont décrites abondamment:

  • Charlotte (CE2, 8 ans, réussite): “si on faisait une petite faute, des fois, une fois, j’avais joué avec une fille, ils croyaient que j’lui f’sais mal, elle avait dit un peu <<aïe>> parce que... <petit rire>...parce que on jouait...ça lui avait fait mal, un moment, et puis i’m’avaient mis cinq en attitude...Nan, zéro, j’crois, ou cinq...<....> Y’avait aussi, comme punition, rester euh...plusieurs temps dehors et puis après, fallait rattraper quand on rev’nait” (Ombrosa)
  • Aurélien (CM1, 11 ans, difficultés): “y’avait un remplaçant, i’faisait à mi-temps, et lui i’faisait un système de croix et euh...dans la classe, lui, il était...dans la classe...à son bureau...fallait lever l’doigt pour parler...ne pas couper la parole <...> là-bas, c’lui qui arrive en r’tard, il avait déjà deux croix <...> et euh...par exemple au début d’la journée et ben...i’donnait à un responsable une feuille <...> et i’marquait tous les noms, déjà....et au bout de cinq croix, ‘fallait copier tous les mots d’une lettre, dans le dictionnaire...i’nous donnait la lettre A <Q: “Tous les mots qui commencent par la lettre <<A>> par exemple? Mais c’est énorme!”> Ben oui...<petit sourire gêné>...et i’disait euh...comme ça, on allait plus faire d’fautes d’orthographe <...> Y’a une fois, j’ai eu quatre avertissements. Mais ceux qui en avaient pas, i’z’avaient des bonbons, à la place <petit rire>” 1042 (Oratoire)
  • Mickaël (CM1, 10 ans, réussite):”on devait s’taire en mangeant et on n’avait même pas le droit de parler à un p’tit copain! <...> On devait s’taire! Euh...si tu parlais, tu t’mettais d’bout, au coin, pendant tout l’repas...et tu mangeais pas <...> Et y’avait des punitions aussi, on d’vait faire un exercice...j’sais pas quoi d’autre...un jour j’me suis pris 20 lignes...de j’sais plus quoi” (Ombrosa)
  • Ingrid (CM1, 9 ans 1/2, réussite): “si t’avais oublié quelque chose...tu mettais une croix dans une case et pi...si t’en avais cinq et ben tu recevais une punition...et j’sais pas combien y’en avait, c’était des petites pages comme ça <elle montre une page petit format> qu’i fallait recopier <...> si t’avais par exemple euh...pas fait tes devoirs, tu faisais une croix...ou si t’avais...par exemple euh...oublié ta trousse, des choses comme ça” (Cité scolaire internationale de Gerland)
  • Virginie (CE2, 8 ans, réussite): “c’était un peu trop sévère <...> à la cantine, ‘fallait toujours mettre les mains sur la tête et tout ça, c’était très pénible...et pi quand on faisait trop d’bruit et qu’c’était la directrice ou le directeur qui euh...faisait...qui s’occupait de la cantine, et ben i’z’avaient une euh...une sorte de basket et pi euh...i’fallait s’baisser et pi i’nous tapaient d’sus avec <elle rit> sur les fesses! <Q: Mais euh...c’est à dire? Parce que t’avais fait quelle bêtise?> Si tu parlais trop et tout ça <...> si on faisait trop d’bruit <...> c’est moins sévère Tom Pouce” (West Point)

Vient ensuite la sévérité et les exigences dans les apprentissages scolaires:

  • Aliette (CM2, 10 ans, réussite): “A Ombrosa, on faisait beaucoup d’anglais, et en plus c’était très compliqué, enfin bon...moi j’suis sortie d’là bas parce que en CP j’arrivais pas à lire <...> En plus, i’prennent pas le temps d’expliquer avec les enfants...i’z’expliquent pas, quoi....’disent tu fais cet exercice” (Ombrosa)
  • Mickaël (CM1, 10 ans, réussite): “Si on fait l’exercice et qu’on a tout faux, on est obligé d’y refaire et on corrige les fautes <...> pour les contrôles si on a une mauvaise note, on est obligé d’y refaire <...> En plus, là-bas, les contrôles, y’avait beaucoup de contrôles, alors...contrôle de poésie, contrôle de lecture, dictée...un jour poésie, un jour lecture, un jour dictée...tous les jours, quoi” (Ombrosa)
  • Charlotte (CE2, 8 ans, réussite): “On a moins de devoirs...parce qu’avant en devoirs, on avait au moins une page...” (Ombrosa)
  • Aurélien (CM1, 11 ans, difficultés): “j’arrêtais pas de pleurer...c’était trop dur <...> Par exemple on faisait l’exercice et si on n’avait pas fini, on avait à l’faire pendant la récréation...donc ça nous enl’vait tout l’temps nos récréations” (Oratoire)

...et la compétition entre les élèves:

  • Aliette (CM2, 10 ans, réussite): “fallait chercher la coupe (chez le directeur), parce que y’avait une coupe de classe <...> pour noter, on notait 1er, 2ème, 3ème,...moi c’est c’que j’aimais pas du tout, parce que Montessori, elle note pas tout,...’fin on dit pas euh...toi t’es l’dernier" (Ombrosa)
  • Mickaël (CM1, 10 ans, réussite ) : “là euh...’faut travailler ensemble, ‘faut travailler en groupe et à Ombrosa si t’aides ton copain...tu sors dehors cinq minutes et...tu reviens” (Ombrosa)

Les projets pédagogiques de ces établissements se ressemblent par leurs objectifs “élitistes” dont on peut avoir une idée à la lecture des plaquettes de présentation: “Ecole où l’on cible sa réussite personnelle, sociale et professionnelle, dès la maternelle” (Ombrosa); “Le bilinguisme, tremplin de réussite” (Junior School); “L’acquisition de deux langues, développe le goût de la réussite des enfants et démultiplie leurs capacités intellectuelles” (West Point). Ces écoles proposent des activités et des enseignements prestigieux (japonais, voile, golf, ski, tennis, judo, musique, voyages linguistiques...) comme si elles étaient chargées d’apprendre aux enfants un certain nombre de “prédispositions sociales”, de leur inculquer une certaine “éthique” qui prolonge la socialisation familiale avec une prise en charge globale de l’enfant (avant et après l’école, des activités sont proposées au sein de l’école). On trouve aussi à l’école Tom Pouce l’idée de la “pédagogie de la réussite” 1043 , mais en insistant moins sur l'esprit de “compétition” puisque la pédagogie Montessori met aussi l'accent sur le respect des "rythmes de progression".

Certains parents semblent ainsi avoir été conduits à renoncer au projet de scolariser leurs enfants dans ces établissements trop élitistes, trop stricts qui ne réussissent pas à leurs enfants et ils paraissent chercher dans Tom Pouce un moyen d’”assouplir” leur scolarité (sur la base parfois d'un malentendu). Pour certains élèves, on voit mal d’ailleurs comment ils pourraient s’en sortir dans un fonctionnement plus “classique”: Aurélien 1044 (CM1, 11 ans, difficultés) vit sur un mode très “affectif”, très “relationnel”, il essaie constamment de se faire remarquer par l'enseignante et il a l’air de mal vivre la distance institutrice/élèves. Il ne cesse de me suivre pendant mes observations et paraît très triste le jour où je lui dis que j’ai fini et que je ne reviendrai plus. Il est très attaché à son copain Mathieu (CM1, 11 ans, difficultés) dont le profil est proche d’Aurélien: enfant peu sûr, peu confiant dans ses possibilités, avec un gros retard scolaire et qui ne cesse de bouger dans la classe et d’en perturber le déroulement. Les comportements de ces enfants (qui présentent différents types de difficultés qu’on ne peut pas regrouper sous le terme trop général “d’instable”) leur rend quasiment impossible la scolarisation dans une école qui les obligerait à s’asseoir sur une chaise face au tableau pendant un temps déterminé, à ne pas circuler dans la classe quand ils le veulent, et à travailler le plus souvent sur des exercices écrits (alors qu’à l’école “Tom Pouce”, le travail sur le matériel est très valorisé).

Notes
1038.

Outre les orientations pédagogiques, ces institutions peuvent être qualifiées d’”élitistes” ne serait-ce que par leurs frais d’inscription très élevés. En 1994/95, il fallait pour inscrire un enfant: 13750f annuels à Ombrosa (sans compter les autres frais, comme le soutien d’anglais, le déplacement ou la cantine); 1875f mensuels et 800f de frais d’inscription à Junior School; 1800f mensuels et 700f de frais d’inscription à West Point

1039.

On peut citer par exemple le cas d’Aurélien (11 ans, CM1) qui est particulièrement en difficulté scolaire et qui a un comportement très agité: on peut raisonnablement imaginer que sa scolarité a dû aussi être difficile à l’Oratoire (où il a redoublé le CE2) qu’elle l’est à Tom Pouce (où il redouble le CM1 au moment des observations) et qu’elle l’aurait été dans un autre établissement.

1040.

Cet élève semblait en plus placé dans une situation familiale socialement très contradictoire, avec un père plieur (c’est le seul ouvrier comptabilisé parmi les professions exercées par les parents d'élèves de sa classe) et une mère vendeuse, mais un grand-père (apparemment responsable de la scolarité de l’enfant) qui a exigé d’envoyer son petit-fils à Ombrosa.

1041.

Un monde autre: l'enfance. De ses représentations à son mythe, Ed.Payot, Paris, 1971

1042.

Il est certain que les souvenirs de l’enfant l’amènent à exagérer l’ampleur de la punition (copier tous les mots commençant par "A"), mais il reste intéressant de voir ce qu’il retient de l’Oratoire, à savoir un type de punition où on l’oblige à recopier, sans rapport avec la faute.

1043.

Dans la rubrique “pédagogie de la réussite” du projet pédagogique de Tom Pouce, on peut lire entre autres objectifs: “Favoriser pour tous, toutes formes de réussites manuelles, physiques ou intellectuelles, créatives ou techniques sans organiser la compétition. Amener chacun vers la prise en charge de sa propre réussite, son propre savoir, son développement global, son propre devenir en tant qu’individu social. Permettre à chacun de trouver sa place où il veut réussir”.

1044.

Nous approfondirons son cas dans la partie VII,7: "Une demande de relation très personnelle".