3- La dimension temporelle

a) Des apprentissages progressifs

Les écrits de Maria Montessori insistent beaucoup sur la dimension de “continuité” dans la croissance de l’enfant, en distinguant 4 périodes 1058 : avant 7 ans, entre 7 et 12 ans, entre 12 et 18 ans et l’étudiant. Elle organise des “plans successifs de l’éducation” allant jusqu’à comparer le développement de l’enfant aux métamorphoses du papillon (même si, précise-t-elle, il vaudrait mieux parler dans le cas de l’enfant, de “renaissances”). Maria Montessori s’appuie sur certains psychologues de son époque (W.Stern, Ch.Bühler) pour décrire les différentes périodes du développement de l’enfant, périodes qui coïncideraient avec les phases du développement physique et qui ne sont pas sans rappeler les “stades” de la théorie piagétienne du développement des structures de l’intelligence 1059 . La période de 0 à 6 ans serait de toutes la plus importante, car c’est là que se forme l’intelligence et l’ensemble des facultés psychiques: “La période de zéro à six ans est, par conséquent, la partie la plus importante de la vie, même en ce qui concerne le caractère” 1060 . L’enfant “construit” alors sa personnalité par des “expériences sur l’environnement”. A cette période, l’enfant “absorbe” les connaissances avec sa “vie psychique”: il apprend en effet tout inconsciemment et sans effort, d’où l’expression d’ “esprit absorbant de l’enfant”.

Après la période sensible propre à la prime enfance, on arrive aux conquêtes intellectuelles, c’est à dire qu’on passe du plan sensoriel, matériel, au plan abstrait:“C’est vers 7 ans que le besoin d’abstraction et d’intellectualité se fait sentir, alors que, jusqu’à cet âge, ce qui importait à l’enfant, c’était d’établir des rapports entre les objets, c’est à dire d’ordonner et d’absorber le monde extérieur au moyen des sens” 1061 . Aux alentours de sept ans, l’enfant évoluerait donc vers sa formation intellectuelle mais aussi morale, puisqu’il a une sensibilité particulière qui lui fait se préoccuper de savoir ce qui est bien ou mal (avec l’apparition de la conscience). C’est entre 7 et 12 ans que naîtrait le sentiment de justice en même temps que la compréhension entre les actes et les besoins d’autrui. Enfin, après 12 ans, l’enfant se préoccupe de la vie en société. Nous ne développerons pas ici les conceptions de Maria Montessori concernant cette période, puisqu’elle dépasse la tranche d’âge des 2-11 ans que nous avons observée à l’école Tom Pouce.

Selon la méthode pédagogique montessorienne, la première période (0 à 6 ans) doit se caractériser par une grande activité motrice et sensorielle dans laquelle la maîtresse doit intervenir le moins possible, alors que dans la deuxième période (7 à 12 ans), elle doit aider l’enfant “qui fait ses premiers pas dans le monde de l’abstraction” 1062 . Les conceptions pédagogiques liées à ces deux tranches d’âge ont pu être observées sur le terrain de l’école Montessori, puisque la classe de maternelle petite section était remplie de matériel destiné aux enfants, servant à leurs apprentissages moteurs et sensoriels. A partir du niveau de CP et surtout CE1/CE2, nous avons pu remarquer que les activités autour du matériel sensoriel étaient moins importantes et que la maîtresse intervenait plus fréquemment de manière directe sur les apprentissages de l’élève, l’exemple le plus flagrant étant celui de la leçon donnée au tableau face aux élèves assis à leur table. La classe de maternelle petite section/CP était à ce sujet très intéressante à observer, puisque les enfants de CP avaient des leçons magistrales, alors que ceux de maternelle grande section n’en avaient jamais. Les seules leçons communes aux deux niveaux se déroulaient de manière “intermédiaire”: les enfants étaient assis par terre, la maîtresse utilisait du matériel plus attrayant que le simple tableau noir (comme par exemple des étiquettes) et faisait intervenir de manière “active” les enfants.

Pour respecter les “périodes sensibles” de l’apprentissage de l’enfant, le travail individuel est mis en avant, surtout dans les deux premiers cycles de Tom Pouce où “il apparaît fondamental que les bases puissent vraiment se faire dans ce qu’on appelle les périodes sensibles de l’enfant, c’est à dire au bon moment pour eux et au bon rythme pour eux, alors que ce soit apprendre à lire, à écrire, à compter et ces choses-là, il faut que ça se fasse au bon moment pour eux et là donc, c’est de l’individuel. Et puis après, quand on sait lire, on peut avoir du plaisir à lire ensemble, à échanger des lectures...quand on commence à bien connaître le nombre et à avoir une certaine technique opératoire, on peut élaborer des problèmes ensemble, chercher des choses ensemble, mais la découverte fondamentale, par exemple de la lecture, des opérations, il faut que chacun la fasse pour soi”(directrice).

Par ailleurs, Maria Montessori préconisait de mélanger trois tranches d’âge par classe, cette promiscuité favorisant “l’entraide”, le “respect des autres” et le “respect de son propre rythme de développement”. A Tom Pouce, les enfants sont répartis par “niveaux” ou “cycles”: un enfant qui par exemple est “en avance” en mathématiques et “en retard” en français peut ainsi suivre chacune des matières à un niveau scolaire différent, afin de combler ses lacunes en français sans s’empêcher d’avancer en mathématiques. Par exemple pour 1993/94, les quatre classes étaient réparties de la manière suivante: petite section maternelle 1063 , grande section maternelle et CP, CE1 et CE2, CM1 et CM2. Pour 1994/95: petite et grande sections maternelle, deux classes de CP-CE1 et une seule classe de CE2-CM1-CM2 1064 . Dans cette dernière classe, l'institutrice justifie ainsi les avantages du mélange des trois niveaux: “parce que si tu veux les plus jeunes, ils tirent de l’enseignement des plus grands et les plus grands, en enseignant aux plus jeunes, appliquent ce qu’ils ont déjà appris, donc on pense que c’est très formateur de mélanger les âges et de travailler ensemble. Ce qui n’empêche pas qu’on ait des temps aussi où on travaille aussi chacun sur son devoir, chacun son français, chacun ses maths, parce que y’a un décalage d’âge important”.

Pour la première fois de sa carrière, cette institutrice a trois niveaux à gérer en même temps, ce qui est loin d'être évident (d'autant plus qu'elle n'a jamais eu de CE2 et que certains enfants de CM1 rencontrent de grosses difficultés scolaires). Une partie de l'enseignement se faisant sous forme de cours magistral et les enfants ne travaillant pas toujours de manière autonome, l'institutrice ne cesse de courir pour faire une leçon, donner des exercices, corriger des cahiers...l'essentiel étant que chaque groupe soit toujours occupé et ne dérange pas trop les autres (surtout par le bruit). Etant donné le rôle central de l'institutrice dans la configuration Tom Pouce, elle doit constamment penser à au moins trois activités en même temps, ce qui conduit à des situations absurdes et difficilement gérables, comme par exemple lorsqu'un groupe d'enfants fait la queue pour se faire corriger un exercice devant l'enseignante qui donne une leçon au tableau.

L'évolution de l'enfant relativement à des "stades", appliquée à la classe de CE2/CM1/CM2 où les élèves font des exercices correspondant à leur niveau, reste encore très relative, dans la mesure où les enfants sont toujours séparés en fonction de leur classe d'appartenance et l'organisation spatiale indique clairement un cloisonnement entre les trois groupes 1065 . L'institutrice souhaiterait d'ailleurs que la séparation soit encore plus marquée par des paravents, pour que les enfants se gênent moins entre eux. La répartition dans l'espace de la classe ne pose pas autant de problèmes dans les configurations C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces qui adoptent un fonctionnement sensiblement différent, puisque les élèves suivent leur progression individuelle en mathématiques et en français indépendamment des autres. D'autre part, si les enfants de 3ème cycle à Tom Pouce peuvent travailler à leur rythme, ils ne doivent pour autant pas "trop traîner" et l'institutrice relance fréquemment les élèves qui sont "en retard" par rapport aux autres sur un même exercice. Ces rappels oraux ne se produisent pas dans les configurations C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces où chaque enfant fait un exercice différent du voisin: on ne peut alors pas comparer, et vérifier si l'un va moins vite que l'autre.

Notes
1058.

dans son livre: De l’enfant à l’adolescent

1059.

Selon la directrice de Tom Pouce, c’est Piaget qui aurait repris chez Montessori l’idée des périodes sensibles: “elle a eu vraiment le grand mérite de mettre le doigt là-dessus, c’est à dire qu’y’a des périodes sensibles pendant lesquelles l’enfant est vraiment mobilisé par quelque chose et toute son attention se porte là-dessus et quand ces apprentissages se font à ce moment là, et bien ça se fait avec plaisir, avec enthousiasme alors que quand on manque les périodes sensibles, après ça devient quelque chose de beaucoup plus laborieux <...> Dans la formation Montessori, d’ailleurs, c’est un des axes de la formation, c’est d’apprendre à observer, d’apprendre à écouter, savoir détecter les différentes périodes sensibles des enfants”

Nous n’avons trouvé aucun élément qui aille dans ce sens, ni qui le contrarie et on pourrait penser aussi que Piaget et Montessori, contemporains, ont été inspirés par les mêmes sources et se sont influencés entre eux. On connaît par ailleurs l'autorité dont Piaget a bénéficié auprès des pédagogues de son époque, notamment en sa qualité de membre de la Ligue internationale pour l'éducation nouvelle.

1060.

L’esprit absorbant de l’enfant, p.156

1061.

De l’enfant à l’adolescent, p.23

1062.

idem, p.31

1063.

Cette classe regroupe au minimum une quarantaine d’enfants pour les deux années scolaires.

1064.

Ce remaniement s'explique par les effectifs, beaucoup plus élevés dans les petites classes, et notamment en maternelle (40 enfants pour la petite section en 1994) puis de plus en plus faibles au fur et à mesure qu’on avance vers le CM2 (trois élèves en 1994). Il nous semble qu’on peut expliquer cette défection par l’attrait et la notoriété de la pédagogie Montessori dans les classes maternelles, qui diminue plus on s'approche des classes jugées “plus sérieuses”, où les “enjeux scolaires” sont plus importants (le CP, où on fait les “apprentissages fondamentaux” et le CM2, qui précède l’entrée au collège).

1065.

On peut consulter le plan de la classe en annexe C3