d) Le développement de la volonté autonome par le travail: un « libre choix » dirigé et incité

Nous avons déjà souligné combien le rôle de la maîtresse montessorienne ressemble aux manoeuvres du gouverneur d’Emile dont l’art réside dans la conciliation entre l’éducation à la liberté et le gouvernement de l’enfant. Dans cette manière de procéder, les ruses et les tactiques de l’éducateur sont primordiales pour faire croire à l’enfant qu’il est libre tout en dirigeant ses activités, ce qui est une dimension inhérente aux principes pédagogiques de Maria Montessori: “La réussite de notre méthode est étroitement liée à la qualité de l’intervention de la personne qui suit le développement de l’enfant. La maîtresse doit le guider sans lui laisser trop sentir sa présence, être toujours prête à fournir l’aide désirée sans jamais être un obstacle entre l’enfant et ce qu’il fait” 1113 .

De toute façon, le travail de la maîtresse ne peut pas consister à “imprimer” dans l’élève des connaissances, des comportements, car cela supposerait qu’elle soit parfaite, ce qui n’est pas le cas. Ainsi, selon Maria Montessori, tout homme fait des erreurs, seul Dieu en est exempté et le développement de l’enfant, sa transformation en homme suivent une action divine à laquelle l’institutrice doit se conformer 1114 : “Dans ce processus merveilleux notre intervention est indirecte; nous sommes là pour offrir à cette vie, qui est venue toute seule au monde, les moyens nécessaires pour qu’elle se développe et, cela fait, nous devons attendre avec respect ce développement” 1115 . La première tâche de l’institutrice consiste alors à observer l’enfant, à respecter son développement et à l’accompagner pour qu’il trouve son “chemin naturel” 1116 ; elle évitera par exemple qu’il abîme le matériel et elle lui ôtera les objets nuisibles ou dangereux; elle le laissera apprendre en regardant un camarade; elle l'incitera à faire seul le plus possible, s’exercer, recommencer plusieurs fois; enfin elle aidera l’enfant à raffermir et à développer sa volonté (qui est la capacité à se déterminer librement, à être autonome dans ses décisions) 1117 .

Les incitations, les interventions de l’institutrice si elles ne sont pas toujours directement visibles n’en sont pas pour autant moins réelles et elles viennent contredire la conception montessorienne “naturalisante” (que nous avons retrouvé dans le discours des institutrices de l’école “Tom Pouce”) du “désir” chez l’enfant de “faire un travail”, et l’idée que par ce travail, il se forme “de lui-même”, grâce à ses “dispositions naturelles”. L’observation des séances où les enfants devaient choisir un “travail” avec du matériel a montré combien l’autonomie de l’enfant est le fruit d’un travail pédagogique très précis qui ne doit rien au développement de capacités naturelles 1118 . La “liberté” et la “spontanéité” de l’enfant dans le choix d’un matériel sont donc toutes relatives et nos observations nous amènent à penser que les institutrices procèdent assez souvent par rectifications, usant de tournures indirectes, lorsqu'elles estiment que ce choix est inadéquat:

Cette observation permet également de souligner la “possibilité” pour l’enfant de faire un travail individuel lorsqu’il n’est pas “capable” de “se tenir” lors d’un travail collectif. Il s'agit donc bien ici d'un "choix" limité pour l'enfant et d'autres observations ont clairement souligné que l'élève est confronté à une alternative: soit il se tient tranquille en faisant un travail, soit il sort de la classe. Il a donc "intérêt" à choisir le travail individuel s'il ne veut pas risquer l'exclusion. Cette “possibilité”, observée aussi dans les autres classes de Tom Pouce (mais que l’institutrice de la classe de maternelle grande section/CP affectionne particulièrement) laisse à penser que l’”autonomie” de l’enfant à travers le travail individuel signifie la compréhension et l’application chez l’élève des règles inhérentes à ce travail (règles qui sont autant de l’ordre du gouvernement de son propre comportement que du ressort du protocole et de la méthode de l’apprentissage scolaire ponctuellement demandé). Le travail individuel permettrait ainsi plus aisément de se “ressaisir”.

Par ailleurs, la présence des maîtresses est forte dans la confrontation de l’enfant avec son matériel: elles l’orientent délibérément vers des questionnements de type scolaire qu’ils n’auraient pas eu “spontanément” (ou en tout cas pas aussi rapidement) et surtout elles l’incitent à travailler sur ce matériel.

L’observation du comportement des enfants lorsque l’éducatrice ou l’institutrice ne les regarde pas est très intéressante: si certains arrivent à se diriger tout seuls vers l’atelier peinture (faisant preuve d’une certaine “autonomie”), d’autres “rêvassent” à leur travail ou “détournent” le travail qui leur était demandé souvent pour jouer et en faisant semblant parfois de le faire “correctement” (ce qui montre qu’ils ont compris certaines règles scolaires d’usage du matériel).

Ces exemples de “déviation” de la finalité du travail “autonome” nous laissent à penser, non pas forcément que ces enfants n’auraient pas compris les règles d’autonomie “nécessaires” à la réalisation d’un tel travail, mais que les conditions d’effectuation de cette “volonté autonome” dépendent souvent du contrôle de la maîtresse sur les différentes phases de travail 1119 . L’autre point à souligner est qu’il faut peut-être distinguer entre l’enfant qui fait autre chose que ce qui lui est demandé, mais tout en sachant que s’il voulait, il pourrait faire correctement l’exercice, et l’élève qui, ayant des difficultés scolaires (comme Aurélien par exemple) est mal à l’aise à cause de son incompréhension face à un exercice, va tout faire pour tricher ou répondre au hasard et faire en sorte que la maîtresse dise la “bonne réponse” le plus vite possible, afin de se sortir rapidement de cette situation inconfortable.

En CE2/CM1/CM2 (1994/95), l’utilisation du matériel ne peut pas se faire à tout moment et elle implique la compréhension de l’instant adéquat pour prendre le matériel. Certains élèves se réfèrent automatiquement à l'institutrice pour connaître le moment approprié.

Q: “Et euh...au niveau du...le matériel, comment ça s’passe, tu peux l’prendre quand tu veux ou...?”

Pour d'autres élèves par contre, on peut prendre le matériel quand on veut, quand on a le temps, quand on ne travaille pas et ils ne mentionnent pas l'institutrice:

Notes
1113.

Le Manuel Montessori, p.48

1114.

“L’enfant porte en lui l’oeuvre d’un Créateur bien supérieur à son maître, à son père, à sa mère et auquel il doit être bien davantage soumis” (L’esprit absorbant de l’enfant, p.208)

1115.

Le Manuel Montessori, p.50

1116.

On peut faire ici un parallèle avec la “maïeutique” de Socrate qui conçoit la philosophie comme un “accouchement”, une aide sur le chemin de l’intelligence et de la connaissance de soi, que chacun doit cependant trouver par soi-même, parce qu’elle ne peuvent pas être données de l’extérieur.

1117.

“Il doit être clair que la volonté consciente est une force qui se développe par l’exercice et le travail. Notre but est de cultiver la volonté, et non de la briser <...> C’est une erreur fondamentale de croire que la volonté de l’enfant doit être détruite pour qu’il obéisse, c’est-à-dire accepte et exécute ce qu’un autre a décidé. Si nous appliquions ce raisonnement à l’éducation intellectuelle, cela reviendrait à dire qu’il est nécessaire de détruire l’intelligence de l’enfant pour lui enseigner notre culture”(L’esprit absorbant de l’enfant, pp.206 et 208)

1118.

Les écrits de Maria Montessori regorgent de précisions et d’exercices pour inciter, encourager les enfants à effectuer “d’eux-mêmes” un travail notamment par l'imitation de l'institutrice. On peut citer par exemple l’exercice de gymnastique de la “ligne”: “La maîtresse fait elle-même l’exercice, en montrant bien comment elle pose les pieds, et les enfants l’imitent sans qu’il soit nécessaire de dire un mot. D’abord quelques enfants seulement l’imitent, et quand elle a montré à ceux-ci comment s’y prendre, elle s’en va et les choses suivent leurs cours. La plupart des enfants continuent l’exercice en plaçant soigneusement leurs pieds comme ils l’ont vu faire tout en s’efforçant de garder leur équilibre. Peu à peu les derniers s’approchent, les observent et essaient à leur tour. Il s’écoule peu de temps avant que les deux ellipses et la ligne droite soient couvertes d’enfants qui continuent à marcher en se balançant et en regardant leurs pieds avec une attention concentrée” (Le Manuel Montessori, p.66)

1119.

Il nous semble pouvoir relever des différences quant au degré d’attention porté par les institutrices sur le contrôle du travail réalisé par les enfants et dans ce domaine, la maîtresse de maternelle grande section/CP semble la plus sensible à ce contrôle.