2- Le travail comme transformation et médiation entre la conscience de soi et le monde

a) L’apprentissage d’une discipline et d’un rapport au corps maîtrisé

“C’est la parfaite organisation du travail qui, laissant à l’individu la possibilité de se développer et de dépenser son trop-plein d’énergie, procure à chaque enfant une satisfaction apaisante et salutaire. Et c’est dans de telles conditions de travail que la liberté conduit à perfectionner ses activités, à atteindre une forme accomplie de discipline, elle-même résultat de cette nouvelle qualité de calme qui a été développée chez l’enfant” 1120 : c’est par le travail qui permet de se maîtriser, de se concentrer et de canaliser son énergie que l’enfant arrive à se discipliner et que l’homme parvient à la liberté. Ainsi, la “discipline intérieure” de l’enfant provient de son activité structurée vers le monde extérieur, à partir du moment où ce travail est ordonné: “Tout le monde sait que nos enfants sont libres dans leur travail et autres activités qui ne sont pas de nature à déranger autrui. Ainsi nous éliminons le désordre qui est mauvais, mais nous laissons à ce qui est méthodique et bon la plus complète liberté de se manifester <...> Les résultats <de la liberté dans le travail> sont surprenants car les enfants ont montré un amour du travail tout à fait insoupçonné, et leurs gestes étaient si calmes et si méthodiques qu’ils n’étaient pas seulement faits correctement mais avec une véritable <<grâce>>. La discipline spontanée et le respect des règles qu’on voit dans toute la classe constituent le résultat le plus frappant de notre méthode” 1121 .

Le travail apparaît même comme un moyen pour “discipliner” les élèves trop turbulents:“...l’enfant qui a trop de fantaisie est un enfant agité. Nous ne savons pas comment le calmer. Ne disons pas <<Supprimons cette imagination de l’esprit de l’enfant>>, mais disons: <<L’imagination ne suffit pas à son esprit>> Il faut aussi nourrir l’autre face de son intelligence, celle des relations avec le monde extérieur: son activité. Et c’est ainsi que nous le disciplinerons” 1122 . A l’école Tom Pouce, nous avons déjà mentionné une pratique qui va dans le sens de cette conviction, qui consiste à écarter un enfant d’un groupe lors d'une leçon en lui donnant un travail individuel, ceci permettant à l’enfant de “se ressaisir”. Dans cette perspective, il n’est plus besoin de punitions et de menaces envers les enfants qui accèdent grâce au travail à une discipline non pas parce qu’elle est imposée par la maîtresse, mais qu’elle est la conséquence de leur activité 1123 . On peut dire que le travail prend sa signification, dans la pédagogie Montessori, en ce qu’il permet d’ordonner le monde pour s’ordonner soi-même. La maîtrise qu'acquiert l’enfant à travers l'activité et la réflexion qu'elle occasionne ont ainsi plus d'importance que la réussite même du travail: “Le but n’est pas extérieur, c’est-à-dire que l’objet n’est pas que l’enfant apprenne à placer correctement les cylindres, ni qu’il sache bien faire un exercice. Le but est interne, il est surtout que l’enfant s’entraîne à observer par lui-même, qu’il soit incité à comparer des objets, à élaborer des jugements, à raisonner et à décider: et c’est par une répétition sans fin de cet exercice d’attention et d’intelligence qu’il se développe réellement” 1124 . L’activité manuelle avec un “but pratique” aide donc à la “mise en place d’un ordre interne”.Aussi plutôt que de contraindre à l’immobilité et au silence les enfants il convient, dans la pédagogie Montessori, d’éduquer leurs mouvements 1125 ; et ce travail ne concerne pas uniquement le corps, il y a corrélativement aussi un apprentissage cognitif 1126 et moral qui vise notamment au développement de l’autonomie, de la volonté et de l’attention. C’est par l’exercice, par le travail, que “se développe la volonté consciente”. La pédagogue relate de manière romancée la visite dans son école d’une “dame de la bonne société” demandant à un enfant avec “sa mentalité traditionnelle”: “Alors ici, vous faites tout ce que vous voulez, n’est-ce pas?”, question à laquelle l’enfant aurait répondu par: “Non, Madame, nous ne faisons pas ce que nous voulons, nous voulons ce que nous faisons” 1127 .

En effet,le travail exige une certaine concentration chez l’enfant, c’est à dire une attention fixée sur la tâche qu’il est en train d’effectuer, ce qui nécessite un minimum de contrôle de ses pensées, pour se pas se laisser distraire. Ces acquisitions morales par le travail auront une importance pour la suite de ses relations sociales:

“...le premier pas que doit faire l’enfant, c’est de trouver le chemin de la concentration qui établit le fondement de son caractère et prépare son comportement social” 1128 . Par exemple, l’enfant s’il est “normalisé” (selon les termes de Maria Montessori) attendra jusqu’à ce qu’un autre enfant ait fini avec l’objet qu’il désire, ce qui montre que le travail permet une maîtrise de soi.

Par ailleurs, à l’école Tom Pouce, nous avons pu noter combien le travail individuel est plus valorisé que le travail collectif (par exemple pour préparer un exposé, faire des exercices ensemble).Pour donner une idée, en huit demi-journées d’observation (1993/94) nous n’avons observé d’activité scolaire “commune” qu’une seule fois (c’était en CM1/CM2) sur toute l’école, alors que dans les autres configurations, cette pratique apparaît beaucoup plus fréquente. Si la vie de la classe se veut collective, l’apprentissage scolaire reste lui prioritairement individuel:“C’est souvent d’ailleurs ce que les gens ont du mal à comprendre, c’est que même si on prêche le travail individualisé et le respect du rythme de chacun, il faut quand même qu’il y ait des règles de vie collective, c’est à dire que la collectivité, le groupe-classe ne peut pas fonctionner s’il n’y a pas justement le respect mutuel de tout le monde et le respect de l’individu n’empêche pas, bien au contraire le respect de la vie en collectivité"(directrice).Ces remarques concernant la valorisation du travail individuel viennent renforcer nous semble-t-il la dimension d’application de règles de comportements (concentration, compréhension par soi-même) inhérentes à la forme même de ce travail qui permet à la fois à l’enfant d’apprendre des savoirs et une “discipline” personnelle.

Enfin, le travail apparaît comme une donnée primordiale dans l’organisation et l’apprentissage d’un certain rapport au corps: à Tom Pouce, les enfants peuvent se déplacer comme ils veulent en classe, à condition que ces mouvements soient motivés par le travail qu’ils doivent effectuer 1129 et l'institutrice de 3ème cycle incite constamment l'élève à adopter une posture assise pour travailler, à faire des efforts de concentration et à être toujours occupé (dès qu’un travail est terminé, l’institutrice donne une activité à faire à l’enfant):“Y’a des moments pour se déplacer et d’autres moments où on essaie de rester assis. Par exemple on fait une leçon ensemble, on explique quelque chose, on essaie de rester assis jusqu’au bout, on va faire pipi avant ou après, on va boire avant ou après, mais l’enfant me demande toujours. C’est pour les habituer, surtout les CM2, à la 6ème. Et pour les plus jeunes, les CE2, je fais en sorte que ce que je leur demande ne dure pas trop longtemps et puis ils travaillent plus avec du matériel, ils bougent plus pour aller chercher le matériel et s’installer. Plus ils sont jeunes, plus je fais attention à ce qu’ils puissent bouger suffisamment parce que sinon ça serait invivable”. Cette institutrice exige des enfants qu’ils lui demandent l’autorisation de sortir et même s’il est très rare qu'elle refuse, elle leur rappelle constamment qu’il “serait mieux d’attendre la fin de la leçon”, “d’y penser avant de commencer l’exercice” ou qu’”on peut aller aux WC quand on a fini un exercice”.

Notes
1120.

Le Manuel Montessori, p.165. G.L. Stevens écrit aussi dans ce même manuel: “L’énergie de l’homme est toujours disciplinée lorsqu’elle trouve un centre d’intérêt; mais la source de cette maîtrise lui est inhérente. La plus totale liberté est un produit de la discipline comme le révèlent les mouvements libres et aisés du danseur ou la virtuosité du grand pianiste. Etre libre pour un individu, c’est parvenir à se dominer soi-même et à dominer son milieu. La grandeur ne résulte jamais d’une situation dans laquelle l’individu est à la merci de son entourage”(p.29)

1121.

Le Manuel Montessori, p.162

1122.

De l’enfant à l’adolescent, pp.50 à 51

1123.

“Ceux <les enfants> qui suivaient une directive intérieure s’occupaient (chacun d’une façon différente) à un travail qui leur apportait la sérénité et la joie; et puis, il se produisait un phénomène que l’on avait jamais observé dans un groupe d’enfants: une discipline spontanée <...> La discipline dans la liberté paraissait résoudre un problème qui, jusqu’alors, avait semblé insoluble. La solution consistait alors à obtenir la discipline en donnant la liberté. Ces enfants qui cherchaient le travail en liberté, concentrés chacun sur un genre différent d’occupation et pourtant unis en un seul groupe, donnaient l’impression de la discipline parfaite” ( L’esprit absorbant de l’enfant, pp.162 et 163)

1124.

Le Manuel Montessori, p.87

1125.

“Pour réprimer ces mouvements <de l’enfant>, l’adulte ne sait que lui répéter le monotone et inutile <<reste tranquille>>. Or c’est en fait par ces mouvements que le tout-petit cherche ce qui lui permettra précisément d’organiser et de coordonner les mouvements utiles à l’homme. C’est pourquoi il faut renoncer à essayer de maintenir l’enfant dans un état d’immobilité. On devrait plutôt <<ordonner>> ses mouvements, les diriger vers des actions auxquelles tendent en réalité ses efforts. Tel est à cet âge le but de l’éducation musculaire. Quand une direction est donnée aux mouvements, ils sont faits en vue d’une fin précise de sorte de l’enfant devient calme et satisfait, actif dans son travail, tranquille et tout à fait heureux. Cette éducation des mouvements est un des principaux facteurs producteurs de l’impression de <<discipline>> si frappante dans les <<maisons des enfants>> (Le Manuel Montessori, p.62)

1126.

L’activité manuelle est essentielle selon Maria Montessori pour permettre le développement intellectuel de l’enfant: L’organe moteur qui caractérise l’homme, c’est la main, au service de l’intelligence, pour la réalisation du travail” (L’enfant, p.62). Rappelons la proximité de la pédagogue avec les travaux de Jean Piaget qui pensait que l’acquisition de l’habileté motrice était l’élément essentiel permettant à l’enfant de comprendre (les personnes, les choses, les objets) et de s’y adapter.

1127.

L’esprit absorbant de l’enfant, p.206

1128.

idem, p.180

1129.

Alors que par exemple dans la configuration de la Maison des Trois Espaces, il est de coutume qu’un élève puisse aller boire au lavabo de la classe tout en écoutant une leçon, et sans que ce soit une marque de bienveillance de la part de l’institutrice. Ceci étant, il nous arrive à Tom Pouce d’observer des élèves dont les déplacements ne sont manifestement pas orchestrés dans l’objectif d’un travail, mais que l’institutrice ne relève pas systématiquement.