a) Des dispositions morales signifiées dans le comportement de la maîtresse

"Le maître qui croirait pouvoir se préparer à sa mission uniquement par l’acquisition de connaissances, se tromperait: il doit , avant tout, créer en lui certaines dispositions d’ordre moral” 1194 . L’éducateur montessorien doit se “préparer intérieurement” afin de développer un comportement “calme” et “ordonné” et il doit corriger d’abord ses propres défauts, ses "tendances au mal" avant de prétendre rectifier ceux de l’enfant: “<Le maître> se préoccupe beaucoup trop des <<tendances méchantes de l’enfant>> de <<la façon de corriger les actes indésirables>>, de <<l’héritage du péché originel>> <<Enlève d’abord la poutre que tu as dans l’oeil, et tu sauras ensuite enlever la paille qui est dans l’oeil de l’enfant >>" 1195 . Cet ordre intérieur doit être visible de l’extérieur par la capacité de l’instituteur à ordonner le monde environnant ainsi que sa personne 1196 et la gestion des comportements des enfants est très dépendante de l’attitude de l’éducateur qui doit montrer l’exemple: on retrouve cette idée de manière particulièrement insistante dans la pensée pédagogique montessorienne et dans les interprétations pratiques des institutrices de l’école Tom Pouce.

Ainsi l’attitude des institutrices de Tom Pouce illustre constamment le principe selon lequel le maître ne doit pas céder à deux défauts principaux: la colère et la tyrannie de l’adulte sur l’enfant. Maria Montessori écrivait: “Le péché mortel qui se dresse en nous et nous empêche de comprendre l’enfant, c’est la colère <...> Dans sa forme la plus simple, la colère est une réaction à la résistance ouverte de l’enfant. Mais devant les obscures expressions de l’âme enfantine, la colère et l’orgueil s’interpénètrent pour former un état complexe, assumant cette forme précise, tranquille et respectable qui s’appelle la tyrannie” 1197 ;“La préparation que notre méthode exige du maître est l’examen de lui-même, le renoncement à la tyrannie. Il doit chasser de son coeur la vieille croûte de colère et d’orgueil; s’humilier, se revêtir de charité: voilà les dispositions d’âme qu’il doit acquérir; voilà le socle de la balance, le point d’appui indispensable à son équilibre. C’est en cela que réside la préparation intérieure: le point de départ et le point d’arrivée” 1198 .

Nos observations soulignent les efforts accomplis toute la journée par les institutrices de Tom Pouce pour ne pas s’énerver, ne pas crier, rester calme sans s’agiter qu’elles manifestent par leurs gestes et un langage très contrôlé 1199 . Par exemple, elles appliquent la tactique décrite par Maria Montessori face à un élève turbulent qui consiste à montrer (ou simuler) un intérêt particulier et affectueux envers cet enfant:“Les démonstrations d’affection qui se multiplient avec la multiplication des sottises de l’enfant qui dérange, seront pour lui comme une série d’électrochocs qui, avec le temps, produiront leur effet. Les interventions de la maîtresse peuvent se traduire par un: <<Comment vas-tu, Jean? Viens avec moi: j’ai quelque chose à te donner à faire>> Il refusera probablement; alors, la maîtresse dira: <<Ca ne te plaît pas? bien, ça ne fait rien, sortons un instant ensemble>>; et la maîtresse ira avec lui, ou le fera accompagner par son assistante; et l’enfant qui taquinait passera directement aux soins de l’assistante; les autres ne seront plus dérangés” 1200 .

L’observation de l’institutrice de CE1/CE2 face au cas d’un élève extrêmement perturbant offre un exemple des tentatives parfois difficiles engagées par les enseignantes pour garder le “maintien d’elles-mêmes” tout en faisant comprendre à l’enfant qu’il doit stopper son comportement pénible.

Classe de CE1/CE2 (1993/94)

  • (20.05.94) Sébastien (garçon, CE1, difficultés scolaires) a un comportement extrêmement pénible pour l’institutrice qui est obligée de le reprendre sans cesse: il perturbe les autres enfants et les gêne pour travailler à tel point que la maîtresse est obligée de l’isoler à son propre bureau. Mais cela ne suffit pas, car Sébastien bouge constamment, touche au matériel de l’institutrice sur son bureau et finit par passer sous la table pour se promener dans la classe. Puis, suite aux calmes injonctions de l'institutrice, il revient au bureau mais il ne travaille pas pour autant: il prend des clefs sur le bureau et les tape violemment sur le bois, ce qui provoque un bruit insupportable.

    L’institutrice se dirige calmement vers lui et lui dit (en articulant excessivement, comme si elle parlait à un sourd): “Je te signale que tu fais vraiment beaucoup de bruit. Plus tu t’agites, moins tu pourras travailler”. Cette intervention calme momentanément Sébastien qui quelques minutes plus tard tape du pied et l’institutrice lui fait des “chut” répétés.

    Plus tard, le garçon toujours installé au bureau de l’institutrice écrit au stylo encre sur la couverture d’un cahier qui n’est pas à lui. La maîtresse vient le voir, efface avec son doigt les traces d’encre et crie un peu (pas trop fort, même si c’est vigoureux) sur Sébastien: “Qui est-ce qui a fait ça? Ca suffit maintenant! C’est désagréable!”.
    L’institutrice donne un exercice de mathématiques aux CE1, puis elle retourne continuer la leçon avec les CE2. Jonathan (garçon, CE1) va voir Sébastien.
    La maîtresse intervient: “Sébastien? Tu en es où? Alors, tu vas marquer ici magasin A et là magasin B et tu vas écrire et tu me montreras”.
    Pendant qu’elle parle, Sébastien se roule par terre, ce qui provoque le rire des autres élèves. Elle l’interpelle (encore calmement): “Sébastien? Qu’est-ce que tu fais?” Elle regarde son cahier: “Pourquoi tu as effacé ce que tu as écrit?”

    L’institutrice retourne voir les CE2. Sébastien se lève et se promène de table en table. Elle intervient, avec cette fois un ton plus énervé: “Sébastien, tu te dépêches maintenant, tu arrêtes! VRAIMENT” (elle insiste sur ce dernier mot qu’elle prononce très fort et très articulé).

    Plus tard dans la matinée, après la récréation, Sébastien prend son stylo à encre et le secoue plusieurs fois sur la chaise d’un autre enfant, ce qui a pour conséquence de la moucheter de petites taches d’encre. Il rit et l’élève concerné va se plaindre à l’institutrice. Celle-ci arrive et s’énerve: “Ah non, hein! Maintenant je ne suis pas d’accord! Ecoute, Sébastien, tu vas prendre une éponge et tu vas me nettoyer ça TOUT DE SUITE” (elle insiste sur le dernier mot).

Cette scène ne fait référence qu’à un enfant d’une classe, mais il serait possible de retracer d’autres comportements pénibles, amenant la maîtresse à tenter de contrôler l’enfant, puis à finir par adopter des réactions qui diffèrent de celles prônées par la pédagogie Montessori: menacer “d’avertir les parents” 1201 , crier, s’énerver, éventuellement intervenir physiquement sur un enfant 1202 . Lors d'une séance, l'institutrice de maternelle grande section/CP, après avoir essayé de rétablir le calme par plusieurs moyens (faire asseoir les enfants sur le cercle, sonner la clochette, faire des "chut" répétés), finit par éteindre et allumer la lumière, encore une fois sans succès avant de se mettre à crier ce qui eut un effet radical. Parfois, ces réactions se heurtent à une désapprobation de la part de collègues: ainsi, en maternelle petite section, l'une des éducatrices avait puni une fille en la mettant dans la cuisine et en fermant la porte (mais pas à clef). L’autre éducatrice vint lui faire part de son désaccord, mais sans le montrer trop ouvertement devant les enfants. Ainsi, cette attention constante à “se maintenir” trouve quand même ses limites lorsque l’institutrice “n’a plus la patience” et qu’elle a déjà tout essayé en vain pour ramener le calme ou “faire entendre raison” à un enfant. Maria Montessori avait conscience de ces problèmes d’adaptation “pratique” des principes pédagogiques: “La maîtresse doit prendre ses matériels dans l’Ecole et ses principes dans ce qu’elle a appris; et puis, elle doit affronter en pratique, toute seule, le problème de ce rappel. Il n’y a que son intelligence qui pourra résoudre le problème, différent chaque fois, pour chaque cas individuel. Elle connaît les symptômes fondamentaux et les remèdes évidents, la théorie du traitement; à elle de faire le reste. Le bon médecin, comme la bonne maîtresse, est un individu, non pas une machine à administrer la médecine ou à appliquer des méthodes pédagogiques. Les détails sont laissés au jugement de celle qui fait ses premiers pas, elle aussi, sur la voie nouvelle; à elle de juger s’il vaut mieux élever la voix dans le désordre général ou murmurer à quelques enfants seulement, alimentant ainsi une curiosité qui ramène le calme. Un accord frappé vigoureusement sur le piano peut éteindre un désordre comme un coup de fouet” 1203 .

Enfin il est intéressant de noter que ce modèle de la maîtresse montessorienne exemplaire connaît quelques variations, comme chez l’institutrice de 3ème cycle qui fait référence abondamment au domaine de la justice et à la citoyenneté ce qui rapproche sa manière de procéder des configurations C.Freinet 1204 et de la Maison des Espaces 1205 . Elle insiste beaucoup sur l’équité de l’institutrice qui doit appliquer la loi communément décidée 1206 et elle conçoit son intervention éducative comme une "préparation du futur citoyen", ainsi que le souligne cet extrait où elle marque son opposition au principe de la punition collective:“Si y’a un enfant, bon, on a volé quelque chose dans la classe, personne ne se dénonce, punition collective. Alors ça je ne supporte pas, parce qu’il y aura forcément des enfants qui seront punis injustement à cause d’un autre. Donc je ne suis pas d’accord, et eux non plus, c’est normal. C’est surtout pour les plus petits du CE2, ils ont un sens de la justice très aigu. Quand c’est injuste, c’est terrible pour eux. Donc moi je crois que pour plus tard, pour qu’ils soient de bons citoyens, qu’ils respectent la loi et qu’ils aient le sens de la justice avec les autres, il faut avoir le sens de la justice avec eux, et qu’on apprenne à respecter ces droits-là maintenant, c’est très important!”.

Notes
1194.

L’enfant, p.86

1195.

idem, p.86. C’est pourquoi le maître doit recevoir une formation spécifique qui consiste à lui indiquer “l’état d’âme qui convient” à sa tâche.

1196.

Le premier soin de la maîtresse est d’ordonner et de soigner le matériel afin qu’il soit “toujours beau, clair et en parfait état” et ce même souci s’applique à sa personne qui doit être “attrayante, plaisante parce que soignée, sereine et pleine de dignité <...> L’apparence de la maîtresse est le premier pas qui lui permettra de comprendre l’enfant et de le respecter. Elle doit étudier sa façon d’agir et se rendre aussi agréable que possible” (L’esprit absorbant de l’enfant, p.226).

1197.

L’enfant, p.87 et 89

1198.

idem, pp.90 et 91

1199.

Nous approfondirons cet aspect dans le paragraphe suivant qui traite des relations langagières.

1200.

L’esprit absorbant de l’enfant, p.227. On peut noter ici que lorsque la tactique ne fonctionne plus, l’exclusion de l’enfant gênant apparaît comme une solution afin de ne pas perturber les autres élèves.

1201.

Ce qui contredit le principe d’apprentissage de l’autonomie: en menaçant l’enfant d’avertir ses parents, on ne fait plus appel à sa “raison” mais à une menace relative à l’autorité parentale.

1202.

C’est ce qui arrive par exemple à l’institutrice de CE2/CM1/CM2 (1994/95) qui donne un jour un coup de pied peu violent au derrière d’un garçon qui ne cesse de jeter son stylo par terre et de faire du bruit.

1203.

L’esprit absorbant de l’enfant, p.218

1204.

Voir supra la partie V de cette configuration: "Une organisation collective. L'expérience d'un modèle communautaire"

1205.

Voir supra la partie III de cette configuration: "Le principe de justice"

1206.

“Les enfants sont au courant, il savent parfaitement que dans la mesure où ça a été établi en début d’année et que tout le monde était d’accord et que ça a été établi d’un commun accord avec tout le monde, ils savent que c’est juste. En plus, il faut toujours être juste, la justice, c’est très important pour eux. Tenir sa parole, être honnête, être juste. Si on dit à un enfant: <<Attention, la prochaine fois tu sors>>, il faut qu’il sorte la prochaine fois, sinon il ne te croira plus, il va perdre confiance, là dans l’adulte, donc il faut toujours tenir sa parole.”