b) Des relations langagières distanciées

Chez la maîtresse montessorienne, la dimension linguistique n’est qu’un aspect non dissociable d’une manière de se tenir dans le monde, qui fait partie de l'éducation globale de l'enfant et les pratiques langagières ne cessent de témoigner de cette capacité à “mettre les formes” et à euphémiser, caractéristiques d'un "savoir-faire" mondain. De nombreuses observations permettent de mieux comprendre le type d'interactions privilégiées dans la classe: l’institutrice au lieu d’interpeller directement l’enfant utilise un langage impersonnel (on fait comme si on parlait d’une autre personne ou des élèves en général), des tournures indirectes, des allusions et des questionnements simulés:

Maternelle petite section (1994/95)

Maternelle grande section/CP (1993/94))

CE1/CE2 (1993/94)

CM1/CM2 (1993/94)

CE2/CM1/CM2 (1994/95)

Dans la configuration Tom Pouce, au lieu dedire directement: “Tu m’énerves, arrête-toi”, les maîtresses préfèrent utiliser des formules du type: “Je trouve”, “J’ai l’impression”, “Je préfère”, “J’aimerais savoir pourquoi”. L’ordre direct n’est pas une marque d’éducation, ainsi que le notait déjà J.B de La Salle dans ses Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne: ”Il n’est jamais permis de parler à personne d’une manière impérieuse, à moins qu’elle ne soit fort inférieure; ces manières de parler, qui ressentent la domination, ne sont pas supportables et ne peuvent être mises en usage par une personne qui a tant soit peu d’éducation. C’est pourquoi, au lieu de se servir de ces manières de parler, qui marquent un commandement: Allez; Venez; Faites cela; il est à propos d’user de circonvolutions, en disant, par exemple: Voudriez-vous bien aller? Trouveriez-vous à propos de dire? Je ne sais si vous trouveriez à propos. Oserai-je bien vous prier Monsieur? Pourrai-je espérer cette grâce de vous? etc.” 1209 . En reprenant l'analyse que fait B.Bernstein des formes d'échanges socio-linguistiques entre les parents et leurs enfants, on peut dire que le mode de contrôle social privilégié par les institutrices de Tom Pouce sont rarement de type impératif (donnant directement un ordre) mais davantage de type incitatif, soit par des incitations positionnelles (qui ont pour caractéristique de "lier l'enfant, dans le procès d'apprentissage de la norme, à ceux des autres qui détiennent un statut particulier ou analogue au sien: la norme est transmise de telle manière que l'enfant se voit rappeler ce qu'il a en commun avec autrui" 1210 ), soit par des incitations personnelles ("centrées sur l'enfant en tant qu'individu plutôt que sur son statut formel" et tenant compte "des dimensions interpersonnelles ou des dimensions individuelles des relations sociales" 1211 ). Pour autant, la différence essentielle se trouve entre d'une part les formes de contrôle impératives et positionnelles qui peuvent "amener le sujet à adopter un système de valeurs opposées" 1212 et d'autre part les incitations personnelles, où l'apprentissage de la norme se fait "dans un contexte interpersonnel individualisé" 1213 et qui peuvent développer un sentiment de culpabilité (contrairement aux formes positionnelles qui conduisent plutôt à un sentiment de honte). Ainsi, l'enfant dont le mode de socialisation familial privilégie les formes positionnelles ou impératives peut être désorienté, s'il se trouve "placé dans une situation reposant sur des procédures de contrôle personnelles puisqu'il n'est ni disposé, ni préparé à adopter les différentes possibilités offertes par ce type de régulation" 1214 .

Par ailleurs, l'usage d'une expression langagière distanciée se trouve renforcée chez les institutrices de la configuration Tom Pouce par l’emploi d’un ton le plus neutre, posé, calme possible et les manières très articulées de prononcer. Maria Montessori encourageait les maîtresses à parler distinctement, pour habituer les enfants à suivre les sons et les bruits 1215 et elles devaient exercer l'élève à la prononciation par des chansons ou, mieux encore, en lui enseignant “tous les mots qui ont trait à l’éducation des sens”: “Dans chaque exercice, lorsqu’il a reconnu les différences entre les qualités des objets, la maîtresse fixe l’idée de cette qualité par un mot. Ainsi lorsque l’enfant a maintes et maintes fois rebâti sa tour avec les cubes roses, la maîtresse s’approche de lui, prend le plus grand cube et le plus petit et les lui montre en disant: <<Celui-ci est grand, l’autre est petit>>. Seuls les deux mots grand et petit sont prononcés plusieurs fois de suite avec insistance et très nettement” 1216 . Les institutrices de Tom Pouce articulent beaucoup quand elles parlent aux enfants, ce qui donne un langage “imposant”, “maîtrisé” presque irréel, déconnecté des pratiques langagières courantes. L'effet de ces manières de parler se trouve renforcé par des usages qui les accompagnent tels que: ne pas “couper la parole” aux enfants, même lorsqu’ils parlent alors qu’on leur a demandé de se taire ou que les élèves parlent de quelque chose qui n’a rien à voir avec ce que dit la maîtresse; se déplacer pour interpeller un seul enfant, en lui parlant très près et tout doucement, au lieu de l’apostropher de loin ou de parler à l’ensemble de la classe.

Ce que nous avons retenu lors de notre première visite dans la classe de maternelle petite section Tom Pouce, c’est surtout la forme des échanges privilégiés par la maîtresse dans la classe. En effet, les différentes institutrices observées adoptent le plus souvent un ton calme, posé (ce qui n’empêche pas qu’il puisse être très ferme), elles chuchotent fréquemment et elles articulent beaucoup, de manière presque caricaturale. D’autre part, elles semblent faire très attention au vocabulaire qu’elles utilisent: elle emploient des mots “choisis” et elles désapprouvent les enfants, lorsqu’ils ne disent pas “merci” ou “s’il te plaît”. Dans l’ensemble, les enfants ont une “bonne” élocution et un vocabulaire “choisi” qui peut s’expliquer en partie par les pratiques langagières auxquelles ils sont accoutumés dans leur famille. De la même manière, la façon de parler des institutrices peut s’expliquer par l’environnement pédagogique qu’elles cherchent à entretenir (et il est vrai que le fait d’articuler, de distinguer clairement les mots, de séparer les syllabes donne une impression de calme maîtrisé qui s’inscrit tout à fait dans le mode d’être privilégié à l’école Tom Pouce), mais on pourrait peut-être retrouver un même type d’élocution dans d’autres écoles accueillant des élèves provenant de milieux “aisés”.

En même temps ces pratiques langagières distanciées connaissent des variations selon les institutrices: par exemple, l'enseignante de 3ème cycle se permet globalement plus d’interpellations directes, personnelles avec ses élèves qui la tutoient, alors que ses collègues se font vouvoyer et elles restent plus souvent sur un registre moins “personnel”. Ces variations de conduites viennent rappeler qu’une conviction et des pratiques pédagogiques identiques pour différentes enseignantes n’aboutissent pas forcément à une uniformité complète dans la manière de gérer ses relations avec les enfants. En tout cas on peut dire que les pratiques pédagogiques des institutrices de l’école Tom Pouce sont dans l’ensemble marquées par un type de relation qui repose beaucoup sur l’échange verbal: il existe ainsi toute une régulation du comportement de l’élève, à partir des modulations de la voix, des formulations plus ou moins impersonnelles, des tournures euphémisées, de la manière de s’approcher de l’enfant pour lui parler et des petits mots pour apaiser l’ensemble de la classe (les “chut” notamment). On voit l’importance ici pour la pédagogie Montessori et les maîtresses de Tom Pouce des pratiques langagières dans les techniques de discipline: encore faut-il que l’élève arrive à “décoder” ces interactions verbales très proches d’un mode d’expression privilégié à mesure que l’on monte dans la hiérarchie sociale, qui exprime un certain “degré de censure et, corrélativement, de mise en forme et d’euphémisation” 1217 . Ainsi P.Bourdieu analyse les fonctions des locutions dans le discours bourgeois qui “superflues et oiseuses du point de vue d’une stricte économie de la communication”, “remplissent une fonction importante dans la détermination d’une manière de communiquer: outre que leur surabondance et leur inutilité mêmes attestent l’ampleur des ressources disponibles et le rapport désintéressé à ces ressources qu’elle autorise, elles fonctionnent, au titre d’éléments d’un métalangage pratique, comme marques de la distance neutralisante qui est une des caractéristiques du rapport bourgeois à la langue et au monde social” 1218 . Par ailleurs, la distinction bourgeoise impose aux pratiques linguistiques des dispositions corporelles et notamment articulatoires qui ne sont pas dissociables du style “retenu”, “censuré” des usages de la bouche, cette “domestication du corps” se lisant aussi dans l’usage d’un langage domestiqué qui “proscrit les propos <<gras>>, les plaisanteries <<lourdes>> et les accents <<grasseyants>>“ 1219 . L’élève dont les pratiques langagières familiales ne le préparent pas à cette utilisation du langage risque de se trouver démuni face à des modes d’intervention et de régulation trop étrangers à son hexis et son éthos.

Notes
1207.

L’institutrice dans son rappel à l’ordre communique également une injonction à être autonome.

1208.

L’interpellation individuelle est en fait un “prétexte” pour attirer l’attention de tous les élèves de CE2 et la maîtresse se réfère aux conséquences du comportement inapproprié des enfants au lieu de menacer d’une sanction qu’elle aurait décidé: si les élèves ne terminent pas à temps leurs exercices, ils ne pourront pas aller en récréation, mais ils ne pourront s’en prendre qu’à “eux-mêmes”.

1209.

La bienséance, la civilité et la politesse enseignées aux enfants, textes réunis par J.P Séguin, Ed. J.M Place/Le Cri, Paris, 1992, p.228

1210.

Langage et classes sociales (codes socio-linguisitiques et contrôle social), Ed. de Minuit, Paris, 1975, p.210

1211.

Langage et classes sociales (codes socio-linguisitiques et contrôle social), Ed. de Minuit, Paris, 1975, pp.210 et 211

1212.

idem, p.212

1213.

ibid, p.211

1214.

ibid, p.213

1215.

“Lorsqu’elle s’adresse à un enfant, la maîtresse doit prendre soin de prononcer chaque mot nettement et en entier, même si elle parle à voix basse comme pour dire un secret” (Le Manuel Montessori, p.124)

1216.

Le Manuel Montessori, p.124

1217.

P.Bourdieu, Ce que parler veut dire, Ed. Fayard, Poitiers, 1982, p.87

1218.

idem, p.89

1219.

ibid, p.92