VI- Un ordre social individuel

1- Les modalités d’élaboration des règles et des sanctions: une rédaction « commune » pour une « adhésion raisonnée »

A l’école Tom Pouce, dès que l’enfant est considéré en âge de discuter des règles 1224 , il participe à leur élaboration en début d’année 1225 . Ces règles peuvent être modifiées et certaines rajoutées en cours d’année, comme cela s’est produit en classe de CE2/CM1/CM2 (1994/95) où pour régler le problème de bruit, une clochette a été réintroduite dans la classe, ce qui nécessitait l’ajout de règles concernant l’usage de cette clochette: “Je peux sonner la clochette pour demander le silence” et “Je dois faire le silence quand la clochette sonne” . Mais dans cet échange, les élèves ne “choisissent” pas tout. D’abord, on leur demande de discuter sur le contenu des règles et des sanctions, mais on ne les laisse pas réfléchir sur les fondements d’un tel fonctionnement (par exemple, certains élèves pourraient souhaiter ne plus avoir de sanctions). Ensuite, la directrice explique qu’en début d’année, les règles de l’école sont discutées avec un groupe d’enseignantes qui les transmettent ensuite aux enfants: des “choses simples” qu’elle estime “relever de l’évidence” comme dire bonjour, au revoir (“c’est des règles d’une politesse élémentaire!”) ou bien des règles de sécurité (comme ne pas aller tout seul au square). Les élèves n’ont pas à intervenir dans ce règlement de l’école (il n’y a pas de représentant ou de délégué qui participe aux délibérations comme dans les configurations C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces) et les règles qu’ils choisissent ensuite dans leurs classes ne diffèrent pas tellement de celles qui sont imposées dans l’établissement. La directrice explique que “les règles de l’école entière, ou les règles de la classe, elles sont de toute façon très proches les unes des autres et elles sont vraiment connues des enfants dès le premier jour de la classe. On met les choses très au clair au début de l’année, de temps en temps même on fait des rappels en cours d’année, si on sent qu’il y a des choses qui ont tendance à être oubliées". On peut dire que les élèves sont libres de proposer des règles, mais qu’ils sont sensibilisés au préalable à certains thèmes et certaines formulations, ce qui se produit quand même un peu dans les configurations C.Freinet 1226 et de la Maison des Trois Espaces 1227 où les enseignantes arrivent en début d'année en imposant certains principes "vitaux", "indispensables" pour une vie commune correcte.

L’institutrice de CE2/CM1/CM2 reconnaît qu’au moment de rédiger les règles en début d’année, les enfants qui sont dans l’école depuis longtemps sont déjà familiarisés avec “les règles de vie” et que sur les vingt élèves de la classe, “ils trouvent bien toutes les règles de vie qui sont à respecter”. En comparant les deux règlements de maternelle grande section/CP 1228 et ceux de troisième cycle (CM1/CM2 1992/93 et 1993/94; CE2/CM1/CM2 1994/95), on s’aperçoit qu’ils ne diffèrent pas beaucoup l’un de l’autre, puisqu’ils concernent tous le déplacement dans la classe, le respect du matériel et du travail des autres enfants, la politesse et le respect d’autrui, le maintien correct sur sa chaise. On ne relève que quelques faibles modifications entre les règlements de troisième cycle: pour les sanctions, l’augmentation du nombre de fois où il faut copier la règle ou bien des nuances dans la formulation des règles (“Je ne dois pas courir dans la classe, ni siffler” devient “Je ne dois pas courir ni crier dans la classe”).

Cette relative “constance” des règlements de troisième cycle peut se comprendre quand on analyse le principe du déroulement de la “discussion” en début d’année qui consiste souvent à expliquer des règles pour les nouveaux élèves et à réactualiser pour les anciens des principes qu’on ne cesse de leur répéter tout au long de leur cursus. Cette analyse vient nuancer les propos de l’institutrice de troisième cycle qui décrit un processus d’ordre “démocratique” entre les enfants (qui ont le droit de proposer des règles) et elle-même (qui a le droit d’en poser aussi, si elle estime qu’une règle de vie est importante, qui n’a pas été mentionnée: “on est à égalité, là”):“Au début de l’année, on passe le temps qu’il faut, d’abord à définir les lois de la classe, les règles de vie, alors bon, pour que ça s’passe bien cette année, qu’est-ce qu’on va faire, et qu’est-ce qu’on n’a pas le droit de faire, qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse et qu’on ne fasse pas pour que... vivre en bonne harmonie toute l’année, alors on établit un certain nombre de règles, qui sont décidées par les enfants, par exemple qu’il faut pas dire de gros mots, se parler correctement, parler poliment, il faut pas se battre, bon alors, on tourne la phrase autrement, pour le dire correctement, il faut se respecter les uns les autres, il faut pas se voler des choses donc on établit un certain nombre de règles de vie, qui sont des lois, comme dans toute société, voilà, qu’on doit respecter toute l’année” . On peut objecter à cette conception le fait que l’opinion de l’enseignant a souvent plus de poids dans ce genre de délibérations, d’autant plus que c’est l’institutrice qui décide en dernier lieu celles qui sont choisies (c’est elle qui les écrit et qui donc a le “dernier mot”).

En fait, ce qui est visé dans la discussion sur le règlement est, plus que le choix des élèves, leur engagement vis à vis des lois: faire réfléchir à l’avance sur les règles (et les sanctions encourues pour les élèves de troisième cycle) permet d’avertir les risques encourus si la loi est enfreinte (loi qu’on ne peut récuser, car on a participé à sa rédaction et qu'on a marqué son accord): “On y a réfléchi à l’avance, donc on sait que si on respecte pas les règles, on sait ce qui va nous arriver! C’est pas des paroles en l’air”(institutrice CE2/CM1/CM2). La directrice explique elle aussi que la discussion préalable sur les règles est une condition indispensable au fonctionnement car elle permet de “créer une adhésion des enfants”. Tous les membres de la classe étant impliqués dans l’élaboration des lois, chacun doit se sentir responsable de leur respect et de leur application lorsque des sanctions sont prévues comme en troisième cycle 1229 . Mais en même temps, cette notion de responsabilité est limitée par le fait que c’est surtout l’institutrice qui prend l’initiative de donner des sanctions (elle seule peut en tout cas la décider, les élèves n’ont qu’un rôle incitatif) et que c’est elle qui veille à leur application.

Plus que pour réparer une “faute”, les sanctions apparaissent surtout comme un moyen pour l'élève de se remémorer les interdictions et les obligations inscrites dans une loi, soit en soumettant son corps à une série de copies manuscrites répétées, soit en inscrivant sur son cahier de texte les règles les plus importantes de la classe 1230 afin de bien s’en souvenir, comme cela s’est passé en CE2/CM1/CM2 (1994/95) à l’initiative de l’institutrice) Tom Pouce est la seule configuration où nous ayons noté une réflexion préalable sur les sanctions à donner pour la violation des règles, ce qui nous rapproche d’un “modèle de justice” qu’on aurait plus attendu dans une configuration telle que la Maison des Trois Espaces ou celle de l’école Célestin Freinet. L’institutrice de troisième cycle explique qu’auparavant, les élèves étaient parfois sollicités pour la recherche de punitions adaptées à la règle violée, mais que cela faisait perdre beaucoup de temps: “En réfléchissant avant et en établissant des sanctions, c’est comme la loi, si tu commets un vol, tu peux aller en prison ou tu paies une amende, c’est établi à l’avance, c’est dans le code civique, dans le code pénal, là c’est pareil!” 1231 .

Notes
1224.

C’est à dire à partir du CE1, puisque la maîtresse de maternelle grande section/CP considère que les élèves sont trop jeunes pour discuter du règlement.

1225.

Les règles sont consultables en annexe E.

1226.

Voir supra la partie V,1,a de cette configuration: "Lois orales imposées et négociation des décisions-engagements écrites"

1227.

Voir supra la partie III,1 de cette configuration: "Le mode d'élaboration des lois communes sur la base d'une négociation raisonnée"

1228.

Ce règlement n’a pas changé d’un mot entre 1992/93 et 1993/94

1229.

“Les enfants ont le droit de décider eux-mêmes avec mon accord quand même, de mettre un avertissement à un enfant qui ne respecte pas les règles. C’est à dire que moi je ne suis pas la seule à décider à ce moment-là, les enfants se sont engagés à respecter certaines lois, ils les ont établies avec moi, bien entendu, mais enfin, ils les ont établies eux aussi, donc ils ont le droit de se les rappeler les uns les autres, et de se donner des avertissements ou éventuellement des sanctions mais avec mon accord quand même parce qu’il ne faut pas que ça devienne n’importe quoi, mais ils ont tout à fait le droit. Ils ont le droit de demander le silence eux-mêmes <...> Mais ça arrive parfois qu’ils te disent <<Celui-là, il nous embête vraiment, mets lui un avertissement>>. Mais en fait, ça c’est bien, parce que ça les rend plus responsables de ce qu’ils ont établi eux-mêmes et ils apprennent à la fois à respecter la loi et à la faire respecter par tout le monde. Donc c’est un bon apprentissage de la vie en société. mais c’est pas toujours très facile à gérer, parce que ça dérape des fois, entre celui qui veut tout le temps mettre des avertissements à tout le monde et qui regarde pas tellement son comportement à lui...Mais justement, moi je suis là pour éviter les dérapages et pour les aider à mettre en application correctement ces règles-là!” (institutrice)

1230.

Ce cahier de texte sert aussi à comptabiliser pour chaque enfant les sanctions qu'il a obtenues. L’institutrice inscrivait avant le prénom des contrevenants sur un panneau affiché dans la classe (avec la règle mise en cause et la sanction donnée) afin de se rappeler le nombre de récidives et de ne pas se tromper dans la sanction à appliquer. Elle a préféré abandonner ce système qui s’affichait trop aux yeux de tous (y compris les parents qui, d'après le mode de fonctionnement adopté, ne devaient être au courant qu’à partir de la troisième récidive).

1231.

La directrice pense que les sanctions sont indispensables “parce que une loi, une règle, si elle est transgressée et puis qu’il n’y a rien qui arrive derrière! On peut continuer longtemps à transgresser s’il ne se passe rien!”.