VII- Les représentations enfantines des relations de pouvoir avec l'institutrice

1- Se contrôler soi-même pour contrôler autrui

Le travail pédagogique effectué dans la configuration Tom Pouce conduit constamment à l'apprentissage d'un auto-contrôle de soi, par l'ordonnancement de l'environnement matériel ainsi que par la mise en ordre de sa conduite et de son attitude. Maria Montessori et après elle les institutrices de l'école Tom Pouce se réappropriant sa pédagogie rappellent, dans l'insistance qu'elles portent sur l'environnement matériel ordonné de la classe, l'intrication étroite entre d'une part la "discipline" entendue comme l'ordre qui doit régner dans une classe et d'autre part les "disciplines", en tant que contenus des savoirs scolaires. Le matériel et son utilisation dans la configuration Tom Pouce illustrent de manière forte le fait que l'apprentissage scolaire n'est pas une transmission neutre d'un "savoir" aux élèves: dans la manipulation du matériel, les enfants accèdent certes à un "contenu" (en termes de savoirs et de compétences scolaires), mais ils acquièrent corrélativement aussi tout un ensemble de dispositions morales et cognitives à distinguer, à ranger, à classer, à ordonner à la fois les objets didactiques et leur propre personne.

L'auto-contrôle de soi est également très fortement présent dans la correction motrice, corporelle et langagière, dans l'acquisition d'un certain "savoir-vivre" et ce n'est sans doute pas un hasard si la pédagogie Montessori rencontre un tel succès dans les milieux bourgeois: l'analyse de la configuration Tom Pouce donne le sentiment qu'il existe une adéquation très forte entre les exigences pédagogiques des institutrices Montessori et l'habitus, l'hexis corporelle des parents d'élèves de familles "aisées". L'action pédagogique quotidienne, répétée, à travers des exercices spécifiques comme à travers les injonctions informelles et les modes de relation privilégiés dans la configuration Tom Pouce vise l'inculcation d'une manière spécifique d'être à soi-même et d'être à autrui, orientée vers l'auto-contrôle de ses comportements, la maîtrise de soi aboutissant "naturellement" à un fonctionnement correct du groupe. Si dans la configuration Tom Pouce on ne peut pas dire que l'ordre scolaire repose sur un mode de régulation collectif en termes d'interrelations dans le travail et de gestion commune de la vie quotidienne (comme c'est davantage le cas dans les configurations C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces), c'est nous semble-t-il parce que les relations de pouvoir entre l'institutrice et les élèves reposent essentiellement sur un contrôle personnel de l'enfant. A partir du moment où chaque individu pris isolément sait se maîtriser conformément aux attentes pédagogiques de la configuration Tom Pouce, il n'est plus tellement besoin de faire appel à un mode de régulation plus collectif, à l'échelle d'une école ou même d'une classe.

Or il nous semble que dans l'hexis, les dispositions morales, le maintien du corps tels qu'ils sont privilégiés dans la configuration Tom Pouce, on retrouve les catégories sociales de perception et d'appréciation propres aux milieux dominants. Dans son Histoire de la sexualité, M.Foucault souligne combien la maîtrise de soi est une manière d'être homme par rapport à soi-même et donc une façon aussi de prouver qu'on peut commander celui qui doit l'être, contraindre à l'obéissance celui qui n'est pas capable de se diriger soi-même. Lutter contre les désirs, c'est se mesurer à soi et le sujet vertueux est celui qui, pour tempérer l'usage qu'il fait de ses plaisirs , instaure un rapport à soi du type "domination-obéissance". La liberté consiste à ne pas être au service de ses désirs, à ne pas en être esclave, mais cette liberté est "plus qu'un non-esclavage, plus qu'un affranchissement qui rendrait l'individu indépendant de toute contrainte extérieure ou intérieure; dans sa forme pleine et positive, elle est un pouvoir qu'on exerce sur les autres. Celui, en effet, qui, par son statut, se trouve placé sous l'autorité des autres n'a pas à attendre de lui-même le principe de sa tempérance <...> En revanche, celui qui doit diriger les autres, c'est celui-là qui doit être capable d'exercer une autorité parfaite sur lui-même" 1238 .

A partir des travaux de N.Elias sur la diffusion de la courtoisie et de la civilité, E.Mension-Rigau montre combien la bourgeoisie s'est emparée d'un modèle culturel qui était élaboré d'abord par et pour l'aristocratie, remodelant le système de valeurs propres à l'ancienne civilité aristocratique pour l'intégrer à un éthos collectif spécifique de la nouvelle couche sociale dominante: "Avec l'élévation du seuil de la pudeur et des exigences de la civilité, les normes de la politesse ont évolué. Toute une série de perceptions et de distinctions, dans le vêtement, le discours, les relations, les définitions de classe se sont modifiées, tandis que s'instaurait une stricte séparation entre la vie publique et la sphère de l'intimité, du secret, du privé. Les signes d'une bonne éducation tirent aussi leur signification de leur capacité de persuader ou de plaire. La bonne éducation apprend à garder, dans les activités les plus prosaïques, charme, distinction, élégance. Toute distinction suppose d'abord un rapport à autrui car la grâce n'est pas une propriété intrinsèque et n'existe que reconnue par autrui. Elle est aussi, et surtout, une manière de marquer la distance et d'introduire des classements à l'intérieur de la société" 1239 .

Ainsi, il nous semble que le travail pédagogique propre à la configuration Tom Pouce, qui insiste sur la soumission des corps à un ordre et sur l'assimilation des auto-contraintes en vue de dégager des manières d'être autonomes est très proche du mode de socialisation privilégié dans les familles aristocrates et bourgeoises où on insiste sur la stylisation d'un mode de vie, nécessaire pour marquer la spécificité de son milieu et marquer la différence avec les autres groupes sociaux. P.Bourdieu rappelle combien dans les "différences d'hexis, de maintien, différences dans la manière de porter le corps, de se porter, de se comporter", "s'exprime tout le rapport au monde social": "Il n'y a pas de signes proprement <<physiques>> et le contenu et l'épaisseur du rouge à lèvres ou la configuration d'une mimique, tout comme la forme du visage ou de la bouche, sont immédiatement lus comme des indices d'une physionomie <<morale>> socialement caractérisée, c'est à dire d'états d'âme <<vulgaires>> ou <<distingués>>, naturellement <<natures>> ou naturellement <<cultivés>>" 1240 .

Ce travail pédagogique dans la configuration Tom Pouce implique des modes de relation de pouvoir spécifiques à l'institutrice et nous nous sommes demandé s'ils n'étaient pas inégalement perçus par les élèves dans leur manière d'appréhender la situation scolaire d'apprentissage et leurs rapports avec l'institutrice. Autrement dit, est-ce que des élèves confrontés au même fonctionnement pédagogique, insérés dans la même configuration scolaire, peuvent se différencier entre ceux qui mettent en avant plutôt leur autonomie (dans le sens d'une liberté autorégulée, ce vers quoi tend la pédagogie Montessori) ou ceux qui au contraire insistent plutôt sur la présence constante de l'enseignante et son imposition d'un ordre? Nous avons mené une analyse comparative par enfant, en dégageant des profils à partir des entretiens menés avec les élèves de CE2/CM1/CM2 (1994/95), des remarques de l'institutrice sur leurs carnets scolaires et de celles qu'elle a pu faire oralement (dans le cadre de l'entretien ou de manière informelle), tout ceci complété par les observations faites en classe. Il ne nous est pas apparu pertinent de regrouper dans la présentation les élèves "en difficultés" et ceux "en réussite" comme dans les configurations C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces où certains traits communs apparaissent à l'intérieur de ces deux groupes. Dans la configuration Tom Pouce, il nous a semblé que, plus qu'ailleurs, les élèves percevaient leurs relations de pouvoir avec l'institutrice selon des styles très différents. Nous avons donc préféré présenter sept portraits d'élèves, derrière lesquels pouvaient se retrouver d'autres enfants de la configuration Tom Pouce, indiquant différentes manières d'être "en réussite" ou "en difficultés".

Notes
1238.

Histoire de la sexualité, tome 2. L'usage des plaisirs, Ed.Gallimard, Paris, 1992, pp.93 et 94

1239.

L'enfance au château. L'éducation familiale des élites françaises au XXème siècle, Ed. Rivages/Histoire, Paris, 1990, p.159

1240.

"Remarques provisoires sur la perception sociale du corps", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°14, 1977, p.51