a) La formation d’un « être de raison » pour la démocratie

Condorcet est persuadé que la solution pour parvenir à la démocratie, est d’éclairer, d’instruire le peuple souverain en lui communiquant un savoir, alors que chez Kant et Rousseau, “la raison du peuple souverain est une raison pratique et non théorique: elle dépend moins d’un savoir que d’un accord immédiat de chacun avec les prescriptions qui le gouvernent en tant qu’être raisonnable (Kant) ou sensible (Rousseau); c’est-à-dire un accord de chaque être doué de raison avec lui-même” 1261 . En effet, la morale dépend du savoir et notre morale spontanée doit être menée par une réflexion progressive jusqu’à l’universel, propre de la moralité. C’est pourquoi l’instruction publique telle que la conçoit Condorcet est une éducation où les droits de l’homme et du citoyen doivent être compris de manière raisonnée par l’élève. G.Vincent souligne combien cette conception est inhérente à la nouvelle éducation développée à la Révolution (on préconise des méthodes qui éclairent et “développent”, par exemple dans les écoles centrales) mais surtout, l’auteur montre que cette nouvelle éducation n’est pas seulement “liée” au système politique, mais qu’elle en fait partie: “Non seulement <...> la répartition des anciens pouvoirs va devenir impossible <...>, mais un nouveau type de pouvoir va s’instaurer. L’enseignement, y compris celui d’une morale distincte de toute religion, est ce par quoi s’établit une nouvelle sorte de rapport à la loi <...> L’opposition contre l’arbitraire du pouvoir, qui caractérise le XVIIIème siècle, suscite l’affirmation à la fois d’une règle et d’un principe de conduite intérieur à l’homme” 1262 .

Le principe de laïcité 1263 défendu par Condorcet doit s’interpréter moins par la position agnostique du philosophe que par sa qualité de républicain: le double principe constitutionnel de l’égalité et de la liberté imposent qu’on sépare l’éducation religieuse de l’instruction publique 1264 et ce que Condorcet exclut à l’école “ce n’est pas une opinion contraire à la sienne, c’est l’opinion comme telle, c’est le dogme moins parce qu’il est religieux que parce qu’il est particulier. L’école de la République, régie par l’universalité de la loi, ne connaît que l’universalité des savoirs avérés” 1265 . C’est à ce titre que le credo républicain ne trouve pas plus de légitimité que le catéchisme laïque aux yeux de Condorcet: “Le principe de laïcité exige non seulement l’indépendance de l’instruction publique à l’égard de la religion, mais également à l’égard de <<toute autorité politique>>“ 1266 . L’école ne doit pas être "l’organe de transmission" des valeurs du pouvoir: “Pour Condorcet, il s’agit plutôt de viser l’homme en général, la constitution la plus parfaite de la plénitude de la raison, la perfection progressive de sa nature. La laïcité et son impératif instructionniste sont l’instrument d’un tel projet: l’humanité conforme à sa nature raisonnable et non aux exigences du politique, l’universel et non le particulier” 1267 .

La conception laïque de l’instruction publique chez Condorcet (l’école ne doit enseigner que des vérités, pas d’opinion) a des conséquences sur les contenus pédagogiques qu’il préconise puisque “l’éducation publique doit se borner à l’instruction” 1268 : “Alors que l’instruction a pour objet l’explication raisonnée de vérités, l’éducation concerne la formation générale des moeurs. Elle porte toujours, peu ou prou, sur des valeurs à transmettre et une conduite à façonner. En cela elle est toujours particulière” 1269 . Les convictions en matière de politique d’éducation à Saint-Fons s’écartent de cette conception: il est rappelé plusieurs fois qu’à l’école, l’enfant doit apprendre un savoir-être et un savoir-faire, une “méthode” autant qu’un savoir alors que l’”instructionnisme” de Condorcet l’amène à prôner une pédagogie essentiellement basée sur le livre, objet de la raison objectivée qui dépassionne et rationalise. Par contre, on trouve chez Condorcet et les auteurs de Naissance d’une autre écolela même référence au principe de laïcité et d’universalité 1270 de l’éducation: “Le totalitarisme a montré les dangers d’une soumission de l’école a une doctrine, qu’elle soit d’Eglise ou d’Etat. L’école ne peut concourir à la propagation d’une idéologie quelle qu’elle soit: elle asservirait alors et n’épanouirait pas. Elle doit avoir un caractère public qui permette à tous de s’y rassembler pour que chacun puisse trouver, choisir son itinéraire personnel à partir et au-delà du consensus de départ” 1271 .

Cet enseignement laïque s’articule autour d’une formation à la raison qui marque une nouvelle relation de pouvoir et une autre forme d’obéissance: la soumission du citoyen à la loi ne doit plus être aveugle, mais commandée par la raison. Condorcet préconisait pour les soldats-citoyens une conférence expliquant les règlements militaires et les lois 1272 et il prévoyait que “Ni la constitution française, ni même la Déclaration des droits de l’Homme, ne seront présentées à aucune classe des citoyens comme des tables descendues du ciel qu’il faudra adorer et croire” 1273 . Or la progression pédagogique qui conduit aux savoirs et à la raison suit l’ordre historique de la psychogenèse en partant des “sensations simples”, des connaissances élémentaires pour avoir accès aux connaissances plus complexes 1274 . Dans la politique d’éducation de Saint-Fons, une insistance particulière est portée à la “pédagogie d’éveil”, qui pourrait faire penser au premier abord à une proximité de conception avec une pensée pédagogique telle que celle développée par Maria Montessori. Mais plus que le “respect du développement naturel” de l’enfant, ce qui importe ici, c’est le travail de tâtonnement expérimental qui conduit l’élève à comprendre par lui-même des savoirs qui ne lui sont plus imposés arbitrairement de l’extérieur: “Dans les activités d’éveil à dominante scientifique, la redécouverte, l’explication des phénomènes de la nature se font par tâtonnements successifs. Elles forment les bases d’une construction de la pensée scientifique qui évite le dogmatisme, la transmission du savoir par répétition de formules toutes faites” 1275 . Cette “pédagogie de l’éveil” contribue comme dans les conceptions montessoriennes à “maîtriser le monde environnant”, mais c’est moins pour se contrôler soi-même que pour “exercer son esprit critique sur la masse d’informations dont il <l’enfant> est harcelé” 1276 : il importe à l’école d’apprendre à “décider de sa voie, à juger de façon critique et rationnelle, à agir avec une vision positive de l’avenir” 1277 et elle doit s’ouvrir aux activités d’éveil, de communication et d’expression pour “éveiller l’enfant au monde qui l’entoure, l’aider à le découvrir, répondre à sa curiosité et l’entretenir” 1278 .

La posture pédagogique préconisée est celle qui met donc l’enfant en situation active et critique face à ses apprentissages. Pour les auteurs de Naissance d’une autre école, il faut sortir de l’opposition stérile entre d'un côté une pédagogie de l’éveil au monde, d'un autre des apprentissages systématiques et “L’école doit faire place aux activités d’éveil comme elle le fait aux enseignements traditionnels dits de base. L’importance doit en être égale”: “La découverte du monde des sons, des couleurs, des formes, des lignes, a autant de valeur que celle du monde des lois et des théories scientifiques. L’invention de mélodies, d’harmonies, de peintures, de dessins, de textes littéraires, de poésies, de sculptures, etc...est aussi importante pour l’éveil de la personnalité enfantine (de l’intelligence comme de la sensibilité) que celle des dispositifs expérimentaux susceptibles de vérifier des hypothèses explicatives. Toute activité s’enracine dans la vie corporelle, dans une conscience précise de ses possibilités corporelles. Une aisance motrice et gestuelle est aussi importante qu’un savoir scientifique, technique et théorique. Sans l’éducation corporelle, il ne saurait y avoir d’authentique pédagogie de l’éveil” 1279 . La “pédagogie d’éveil” au lieu d’occulter les apprentissages du lire-écrire-compter (dans laquelle l’école Jules Ferry s’enfermait selon les auteurs de Naissance d'une autre école ) est une “source inégalable de motivation, d’intérêt pour l’ensemble des travaux scolaires” 1280 : l’enfant comprend ce qu’il doit apprendre et surtout pourquoi il doit apprendre, à quoi cela va lui servir.

Notes
1261.

B. Frelat-Kahn et P. Kahn, "Condorcet et l'école républicaine", L’éducation. Approches philosophiques, PUF, collection “pédagogie aujourd’hui”, Paris, 1990, p.302

1262.

L’école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.95

1263.

Le mot ne sera employé qu’à partir de la moitié du XIXème siècle, mais on trouve chez Condorcet l’idée qui va inspirer les lois scolaires mises en place par Jules Ferry

1264.

E.Badinter et R.Badinter soulignent combien Condorcet s’oppose à l’idée de Dieu et à l’enseignement de l’Eglise en vertu de sa foi en la raison: “De tous les philosophes des Lumières, il est le représentant le plus radical du rationalisme. Pour lui, les seuls obstacles au bonheur de l’homme s’appellent préjugés, intolérance, superstition. Il suffit donc d’instruire le peuple et de développer la raison de chacun pour mettre un terme au malheur public. Dans cette optique, toute idée de Dieu devient inutile, toute notion d’Eglise dangereuse, parce qu’elle crée ou perpétue des préjugés dont la persistance nuit à la rapidité du progrès” (Condorcet. Un intellectuel en politique, Ed. Fayard, Paris, 1988, p.84). Les auteurs insistent aussi sur la tolérance de Condorcet pour lequel c’est le droit absolu de chacun de penser selon ses convictions: le philosophe ne condamne pas les pratiques religieuses, ni la religion, mais le Clergé.

1265.

B.Frelat et P.Kahn, "Condorcet et l'école républicaine", L’éducation. Approches philosophiques, PUF, collection “pédagogie aujourd’hui”, Paris, 1990, p.319

1266.

idem, p.326

1267.

ibid, p.327

1268.

Premier Mémoire, p.197, cité par B.Frelat-Kahn et P.Kahn dans "Condorcet et l'école républicaine" p.320. Il faudrait rapprocher aussi sans doute cette conception du contexte de “déscolarisation” des établissements de la Révolution, période durant laquelle, selon G.Vincent “le procès de socialisation tend à s’effectuer selon des formes non scolaires” (L’école primaire française, p.93).

1269.

B.Frelat-Kahn et P.Kahn, "Condorcet et l'école républicaine", p.320

1270.

“L’éducation ne peut viser un seul individu: elle a pour finalité la personne individuelle mais elle se vit dans une communauté sociale et elle est tendue vers l’universalité”(Naissance d'une autre école, p.217)

1271.

Naissance d'une autre école, p.212

1272.

Voir G.Vincent dans L’école primaire française, p.95

1273.

Projet, p.185, cité par B.Frelat-Kahn et P.Kahn, "Condorcet et l'école républicaine", L’éducation. Approches philosophiques, PUF, collection “pédagogie aujourd’hui”, Paris, 1990, p.326

1274.

Selon B.Frelat-Kahn et P.Kahn, il faut voir dans cette philosophie de la connaissance l’héritage du sensualisme de Locke et de Condillac chez Condorcet pour lequel “aller du simple au complexe, c’est aller des premières sensations pauvres de l’enfance jusqu’à la richesse des idées de l’homme cultivé”("Condorcet et l'école républicaine", p.315).

1275.

Naissance d’une autre école, Ed. La Découverte, Paris, 1984, p.169

1276.

idem, p.216 . L'exemple de la télévision revient souvent, avec l'idée qu'il faut développer chez l'enfant une attitude moins passive et plus critique vis à vis du petit écran et des informations en général (presse, radio).

1277.

ibid, p.134

1278.

ibid, p.134

1279.

ibid, p.215

1280.

Naissance d’une autre école, p.189“...pour des enfants comme pour des adultes, devoir écrire un texte de présentation d’une exposition, devoir chercher et lire des documents pour commenter, expliquer une oeuvre d’art ou un phénomène physique, c’est déclencher en soi la nécessité impérieuse d’apprendre à écrire correctement, d’apprendre à lire rapidement en comprenant le sens du texte recherché”