3- La conciliation d’exigences contradictoires entre le principe d’égalité et le droit à la différence

Comment proclamer à la fois que le rôle de l’école publique laïque est de permettre une éducation unique pour tous et exiger une éducation qui ne nivelle pas “par le bas” ce qui implique de reconnaître les diversités afin de “dégager des élites”? J.L Derouet souligne combien la réflexion sur l’enseignementdepuis la Révolution française est organisée par une “tension entre deux principes qui apparaissent constitutifs de toute Cité politique” 1289 : la “commune humanité” (l’expression est empruntée à Boltanski et Thévenot) où chaque participant de l’ordre politique renonce à contraindre les autres par la force et le “principe d’ordre” qui établit une hiérarchie entre les gens, mais une hiérarchie fondée sur la justice; tant que c’est un univers de justice, la collectivité ne retourne pas à la violence et une élection établit la supériorité d’un candidat sur l’autre (l’épreuve est constamment rejouable). Ces deux principes ne sont pas inconciliables, mais ils établissent une tension:“Une organisation scolaire doit donc se satisfaire à deux conditions: d’une part rendre l’école pour tous également accessible à tous, en compensant les inégalités d’implantation géographique, de fortune, qui peuvent éloigner certains enfants de l’école; d’autre part, faire accord sur le principe de sélection qui permet de passer de l’école pour tous à l’école pour les meilleurs” 1290 .

La tension existe déjà chez Condorcet qui pense que l’instruction ne doit pas être réservée à des “privilégiés”, mais qu’en même temps, elle ne doit pas rendre “tout un peuple savant”. Le peuple ignorant est asservi: il convient de l’éclairer, d’autant plus s’il appartient à une démocratie représentative (où les lumières doivent l’aider à choisir ses représentants); c’est pourquoi le savoir doit être populaire, accessible à tous, mais il ne s’agit que d’un “minimum de savoir qui rend ses actions autonomes, qui le rend libre de juger par lui-même, qui éclaire sa confiance et le préserve des charlatans, des sophistes et des démagogues” 1291 . Pour Condorcet, la synthèse est nécessaire et évidente entre l’excellence et l’égalité qui sont toutes deux un droit “Si l’on doit aux droits de l’homme de faire sortir un être ignorant de son ignorance, on doit aux mêmes droits de donner à chacun la possibilité de <<développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature>>“ 1292 . L’égalité engendre la médiocrité et l’élitisme n’est pas une injure à l’égalité et à la démocratie dans une instruction publique qui assure le savoir élémentaire à tous pour être autonome et qui assure la continuité des niveaux élémentaires aux niveaux supérieurs 1293 . Les élites au contraire servent l’idée démocratique de la République.

Les auteurs de Naissance d’une autre école présentent une idée un peu similaire, sauf qu'ils insistent sur le renouvellement de l’ “élite”: “Cette école ne sera pas celle d’un égalitarisme niveleur qui serait un objectif absurde. Offrant le maximum de chances au plus grand nombre, elle ne peut que contribuer fortement à un avancée générale de la société vers le savoir, à un accroissement sensible du nombre d’hommes et de femmes capables d’être les meilleurs, capables de former une élite acceptable parce que renouvelée. Puisés au plus profond du peuple de France en faisant appel à son infinie diversité, les cadres de la nation ne risqueront pas un affadissement semblable à celui que subissent ces hommes et ces femmes de sang bleu qui n’acceptent de reconnaître que des hommes et des femmes de même sang...ou de même rang” 1294 . On peut dire que comme chez Condorcet, les enfants sont égaux devant l’école, mais pas par l’école, à la différence près tout de même que Condorcet ne se pose pas le problème de l'échec scolaire puisque selon lui, l’école n’a pas à donner la même instruction à tous sous prétexte d’égalité, elle doit seulement “rendre possible un système de relations interhumaines qui ne soit pas un espace de domination et d’asservissement” 1295 .

Notes
1289.

Ecole et justice. De l’égalité des chances aux compromis locaux?, Ed. Métailié, Paris, 1992, p.81

1290.

idem,p.83

1291.

Premier Mémoire, cité par B.Frelat-Kahn et P.Kahn dans "Condorcet et l'école républicaine", L’éducation. Approches philosophiques, PUF, collection “pédagogie aujourd’hui”, Paris, 1990, p.307

1292.

B.Frelat-Kahn et P.Kahn, "Condorcet et l'école républicaine", L’éducation. Approches philosophiques, PUF, collection “pédagogie aujourd’hui”, Paris, 1990, p.309

1293.

B.Frelat-Kahn et P.Kahn résument cette idée par la formule: “l’inégalité des talents au service de l’égalité politique”

1294.

"Condorcet et l'école républicaine", p.219

1295.

B.Frelat-Kahn et P.Kahn, "Condorcet et l'école républicaine", p.334