La Maison des Trois Espaces est l’école pré-élémentaire et élémentaire de la commune de Saint Fons où le taux d’immigrés est le plus important en 1992/93: 79%, alors que le taux le plus bas se situe à 38% et que le recensement de 1990 comptait 24,6% de personnes se déclarant de nationalité étrangère sur la commune de St Fons 1307 Ainsi toujours en 1992/93, sur les 365 enfants scolarisés à la Maison des Trois Espaces 1308 , on comptait 270 enfants de familles étrangères, dont 77 Tunisiens, 55 Algériens, 71 Turcs et 45 Portugais 1309 .
Au niveau des origines sociales des élèves de la Maison des Trois Espaces, le recrutement se fait essentiellement en milieux populaires avec une répartition selon les Professions et Catégories Socio-professionnelles de l'INSEE proche de celle relevée à J.Giono. Sur les 26 enfants que compte la classe de module 3 observée, 9 pères entrent dans la catégorie “ouvriers”, 7 pères sont au chômage (selon l’enseignante, ces personnes occupaient auparavant des postes du type “ouvrier” ou “personnel de service”), le reste se répartissant entre les catégories “professions intermédiaires” (4), “employés” (3), “cadres et professions intellectuelles supérieures” (1) et “retraité” (1). Cette répartition reflète bien les origines socio-professionnelles des habitants de Saint-Fons puisqu’en 1990, le recensement sur la commune indiquait une forte proportion de manoeuvres ou ouvriers spécialisés (18,5%) et d’ouvriers qualifiés ou hautement qualifiés (20,9%), avec un taux de chômage de 10,7% pour les hommes et 16,2% pour les femmes 1310 .
Les enseignants de la Maison des Trois Espaces tiennent beaucoup à ce que leur école soit celle du quartier des Clochettes et non pas une école “expérimentale” ou “nouvelle”. D’une part l’équipe enseignante ne revendique pas la mise en place d’une nouvelle “pédagogie”: elle ne fait que reprendre des influences pédagogiques multiples (comme Freinet, Oury, Wallon, Korczak, Piaget ou Montessori) dans la recherche d’une “efficacité maximum” de l’action éducative 1311 . Contrairement à certaines écoles (Steiner, Montessori, Freinet, Decroly, etc...) qui partent d’une pédagogie pour l’adapter ensuite à un terrain 1312 , la démarche pédagogique de la Maison des Trois Espaces consiste davantage à voir quelle “méthode”, quel “outil” empruntés aux pratiques pédagogiques déjà existantes conviennent à quel enfant: "On part du principe que dans la pédagogie Freinet, dans la gestion mentale, c’est que des outils, de toute façon...Faut pas ériger ça en système ou en dogme, c’est que des outils, faut tous les essayer, chez certains gamins, y’en a qui marchent pas...Pour d’autres y’en a qui marchent mieux. Faut tout un tâtonnement. On a eu une grande période gestion mentale, on a été formé par une assistante de La Garanderie, ça nous a ouvert des perspectives, mais c’est pas gestion mentale à tout crin!” (institutrice module 3). Cependant, il ne faudrait pas voir là un rapport uniquement instrumental et la Maison des Trois Espaces, dans son utilisation des pédagogies, fonctionne sur la base d’un projet commun, de principes qui fixent les conceptions philosophiques de l’éducation tournées essentiellement vers la formation du citoyen. Les projets mis en place peuvent évoluer (en fonction des membres de l’équipe, des besoins pressentis), mais les orientations philosophiques restent les mêmes et en cela, la Maison des Trois Espaces n’est pas différente de l’école Tom Pouce ou de l’école C. Freinet.
D’autre part, la Maison des Trois Espaces se veut explicitement tournée vers le quartier et ses habitants, et cette volonté anime l’équipe pédagogique depuis les débuts de sa formation: : “J’aime pas du tout quand on dit qu’on est une école nouvelle ou une école originale, une école expérimentale, c’est pas vrai. C’est pas vrai! Et j’aime pas qu’on le dise, qu’on le fasse croire. On est l’école du quartier des Clochettes” (directrice). Auparavant, le quartier des Clochettes était réputé difficile pour les institutrices de maternelle qui y travaillaient (il n’y avait pas encore d’école primaire): quartier “provisoire” construit à la hâte en 1962 pour les rapatriés d’Afrique du Nord, les immeubles et l’école maternelle (logée en préfabriqués) ne devaient être que temporaires, mais les logements sont encore là et les locaux de l’école maternelle ont duré 25 ans jusqu’à ce que la Maison des Trois Espaces soit construite. En 1985, des enseignants, ayant entendu parler de cette nouvelle école, ont demandé à être nommés aux Clochettes parce qu’ils étaient motivés pour travailler sur un projet en direction de cette population. Pour autant, les orientations pédagogiques de la Maison des Trois Espaces ne se veulent pas exclusivement orientées en direction des publics défavorisés: “J’ai toujours pensé et j’en suis sûre, que la façon dont on travaille ici, c’est transposable partout, à Lyon 6ème comme aux Minguettes! Eduquer un citoyen, préparer un enfant à devenir un citoyen, ça peut se faire n’importe où!”(directrice 1313 ).
Cette orientation vers la population locale explique pourquoi la directrice ne souhaite pas que les parents viennent inscrire leurs enfants pour la pédagogie (comme c’est le cas par exemple à Tom Pouce). Elle se méfie surtout des enfants envoyés par des psychiatres, des éducateurs ou des psychologues, ne voulant pas faire de la Maison des Trois Espaces une école pour “enfants à problèmes”, à moins que “les parents de ces élèves acceptent le fonctionnement dans son entier, avec toutes ses exigences”: “Et ça peut aller loin, parce que y’a des psychiatres, que je connais pas, qui actuellement recommandent la Maison des Trois Espaces à des familles dont les enfants ont des difficultés d’ordre plus psychologique que scolaire. Et je leur dis on n’est pas un établissement de soins, on est l’école du quartier des Clochettes. Alors voilà pour votre enfant ce qui va se passer, ce qu’on va assurer, et puis voilà tout ce qu’on n’assurera pas, qui est du rôle du soin ou de la famille, et ça, il faut pas nous demander de le faire! Un enfant qui est en échec scolaire parce qu’il a des difficultés psychologiques, la M3E ne l’aidera pas forcément à réussir mieux qu’ailleurs!” . La directrice se méfie tout autant des “enfants de baba-cools, de gauche, post-soixante-huit” qui pensent trouver à la Maison des Trois Espaces un “refuge anti-institutionnel” et des relations pédagogiques moins basées sur la “discipline” (et elle rejoint en cela l'une des préoccupations de la directrice de Tom Pouce à l'égard des motivations de certains parents 1314 ):“Moi je leur explique qu’ici y’a de la discipline, y’a des règles à suivre, c’est pas l’enfant-roi et l’enfant-libre, que ça peut être très dur si par ailleurs ils sont éduqués comme ça, et qu’on est une école publique, qu’il y a un programme à faire, qu’on est soumis comme toutes les écoles de France au programme, aux instructions officielles dictées par le Ministère, faut pas chercher ici un refuge anti-institutionnel” .
Inversement, la directrice se heurte à des familles qui habitent le périmètre de recrutement de l’école et qui font des demandes de dérogations pour lesquelles elle émet un avis défavorable car ce sont des raisons “racistes”: “Il y a des demandes de dérogation qui sont formulées telles qu’elles <<Moi je veux pas que mon enfant vienne ici parce que y’a trop d’Arabes!>>. Alors je leur explique que parmi les enfants qui partent avec un an d’avance en 6ème tous les ans, y’a un certain nombre d’Arabes et de Turcs...autant que de Français, que les Français ont les mêmes difficultés que les Portugais ou que les Maghrébins...mais effectivement, ils sont libres de demander autre chose, simplement je ne peux pas admettre leurs mobiles. Donc je l’écris sur la feuille de dérogation <<Avis très défavorable>>. Je ne peux pas supporter un mobile raciste”. Nous retrouvons ici les problèmes rencontrés par l'école Jean Giono 1315 , qui doivent être analysés nous semble-t-il moins en terme de racisme dirigé contre une ethnie que comme la conséquence d'une peur d'être assimilé à des personnes appartenant à un milieu peu valorisé socialement et stigmatisé comme rencontrant particulièrement des "difficultés scolaires". Par contre selon la directrice, peu de parents refuseraient de mettre leur enfant à la Maison des Trois Espaces pour des raisons de fonctionnement pédagogique et il n’y a encore jamais eu de départ d’enfants “parce que les parents ne comprenaient pas le système, ou ne s’inscrivaient pas dedans. Y’a des conflits, des demandes d’éclaircissement, y’a des demandes d’explications” . Comme à l’école Tom Pouce, les instituteurs essaient d’être très disponibles pour les parents et la directrice passe beaucoup de temps à expliquer aux parents, notamment au moment de l’inscription: “à l’inscription, à l’accueil, je demande aux parents de se libérer une heure pour que...je leur fais visiter l’école, je leur explique, en présence de l’enfant, quelque soit son âge. Et je leur dis toujours de revenir, s’ils ont envie, s’ils ont pas tout compris, on est à leur disposition” .
Les données sont extraites de “Politiques d’éducation et municipalités: le cas de Saint Fons”, G.Vincent, p.125
Les données concernant les origines ethniques des enfants de primaire et de maternelle ont été communiquées par la Maison des Trois Espaces.
Les autres origines, moins représentées, étant le Maroc (5), l’Italie (8), la Yougoslavie (1), les pays africains (7), l’Espagne (1) Pour les origines ethniques des élèves de la classe de module 3 observée, se reporter à l’annexe A2: "Les caractéristiques générales du public scolarisé".
Les données concernant le recensement de la commune de St Fons sont extraites de “Politiques d’éducation et municipalités: le cas de Saint Fons”, G.Vincent, p.125
Les auteurs de Apprendre ensemble, apprendre en cycles (Ed. ESF, Paris, 1993), reprennent la citation de G.Berger (professeur en sciences de l’éducation) qui fait explicitement référence au monde de l’entreprise: “Innover en éducation, c’est traiter l’affaire éducative comme quelque chose qui doit avoir une efficacité. C’est avoir l’esprit d’entreprise” (p.16). J.L Derouet rappelle combien la référence à l’efficacité et l’exemple de l’entreprise sont très présents depuis le milieu des années 80, même si l’idée de mettre en forme le monde scolaire à partir de la recherche de l’efficacité est beaucoup plus ancienne (dans Ecole et justice, Ed. Métailié, Paris, 1992, pp.105 à 109).
Cette représentation doit être cependant nuancée: les configurations des écoles Tom Pouce et C. Freinet nous amènent à penser qu’il n’y a jamais de “transposition” exacte d’une pensée pédagogique sur un terrain et que les applications sont toujours faites d’ajustements, d’apports extérieurs (par d’autres pédagogies, des recherches) d'adaptations (par exemple au public scolarisé) et de réappropriations différentes par les équipes pédagogiques.
Elle explique que dans d’autres écoles où elle a travaillé, elle a adopté la même “éthique” et la même conviction politique face à des publics plus favorisés: “Dans mon optique politique, dans mon éthique personnelle, y’a quelque chose du genre effacer un petit peu les différences au départ entre les classes favorisées et les autres. J’ai travaillé dans des quartiers où la population était du style ingénieurs, toubibs, et là aussi, l’éducation, le milieu éducatif que je créais pour eux, c’était un peu tourné vers le partage, le respect des autres et la connaissance des différences qui peuvent exister et le sens de la responsabilité aussi”.
Voir infra la partie II,1 de cette configuration: "Des familles à fort capital"
Voir infra la partie I,1 de cette configuration: "Le contexte de l'école"