b) Une socialisation scolaire continue

A la Maison des Trois Espaces, l’“architecture symbolique de la structure éducative” présente un déroulement de la petite enfance au collège, “comme la spirale d’un nautile” 1326 , commençant par l’espace kangourou (qui accueille les bébés avec leurs mères). Parmi les configurations observées, c’est la seule qui possède une structure accueillant les enfants de 0 à 2 ans. On peut qualifier cet espace de “pré-socialisation scolaire” (même si les professionnels de l’espace kangourou ne dépendent pas de l’Education Nationale et qu’ils ont toujours peur de se faire “happer” par l’institution scolaire) au sens où l’enfant est préparé à un mode de socialisation spécifique à travers ses relations avec d’autres adultes éducateurs que ses parents et à travers ses contacts avec les autres enfants. Le projet éducatif de l’espace kangourou a pour objectif d’apprendre à l’enfant à “se socialiser”, “à pouvoir et savoir parler, écouter”, “à s’éloigner et à se séparer”. Le jeune enfant ne peut être accepté qu’avec ses parents à “l’espace kangourou” qui fait partie intégrante du “colimaçon-école” décrit comme “l’espace n-1, <<n>> représentant le nombre de classes de l’école maternelle, <<-1>> parce qu’avant la première classe de maternelle, ce module inclus dans l’architecture du premier cycle s’inscrit dans les objectifs de l’espace éducatif concerté <...> C’est un lieu qui favorise la socialisation en aidant à la séparation mère-enfant : il est l’intermédiaire entre le cadre familial et l’école afin de gérer au mieux la rupture provoquée par le passage d’un milieu à un autre” . Ce lieu, prioritairement accessible à la population du quartier, ne doit pas “se substituer à l’école, ni au centre social, ni à un mode garde”, mais doit être considéré comme “un lien en continuité avec l’école et la vie sociale du quartier” 1327 .

Le travail de socialisation continue se poursuit par le module 1 (maternelle), le module 2 (CP, CE1) et s'achève par le module 3 (CE2, CM1, CM2). Il peut se percevoir dans les différentes classes par exemple aux pratiques d’évaluation auxquelles les enfants sont confrontées dès la première année de deuxième cycle: un tableau à double entrée indique aux enseignants et aux enfants ce que chacun sait ou ne sait pas faire. Ce fonctionnement permet notamment aux enfants de demander des activités adaptées à leur niveau (comme des jeux, qui sont classés par couleur en fonction de leurs difficultés). Les élèves sont confrontés aussi au contrat de travail dès les premières années du 2ème cycle et jusqu’à la fin du 3ème cycle. Par ailleurs, dès l’âge de deux ans, les enfants doivent suivre des “règles de vie” (comme ne pas courir, ne pas crier dans la classe) qui font partie des “apprentissages fondamentaux” 1328 du début de l’année et une activité consiste à leur faire dessiner ces règles (après les avoir expliquées) sur un cahier transmis ensuite aux parents. Ce travail a un double avantage: pour pouvoir dessiner ce que représente une phrase, il faut l’avoir comprise, donc en partie se l’être appropriée et cette mise en image préalable permet aux enfants de se préparer mentalement, d’être “conditionnés” à éviter certains gestes, certains comportements. Certes les enfants ne sont pas sollicités pour réfléchir sur les règles qui sont apprises en outre sous forme de comptines (où le rythme, les rimes facilitent la mémorisation), plus caractéristiques d’un rapport non raisonné aux règles. Mais le dessin est une démarche active qui prépare ces enfants encore très jeunes (de deux à cinq ans) à un rapport aux règles qui sera privilégié plus tard, fait d’adhésion raisonnée, de compréhension préalable et d’intériorisation au lieu des interventions “extérieures” où l’élève ne sait pas toujours pourquoi on le rappelle à l’ordre. La participation active et l’entendement sont encore sollicités par les responsabilités auxquelles sont initiés les enfants de maternelle: les institutrices distribuent en début de journée aux élèves des mots sur lesquels sont indiquées des tâches à effectuer (et elles aident ceux qui n’arrivent pas à lire), comme par exemple compter le nombre d’enfants présents dans la classe 1329 .

Une autre manière d’évaluer les effets de cette socialisation scolaire continue est de reconstituer (à travers ce que nous relatent les instituteurs et la directrice) les difficultés rencontrées à l’ouverture de l’école avec les élèves de module 2 et 3 qui n’avaient pas bénéficié de la même “initiation” que les élèves actuels de module 1. La directrice souligne combien la Maison des Trois Espaces instaure un autre rapport à la loi pour des élèves qui venaient de l’école ouverte ou d’écoles “traditionnelles” de Saint-Fons“<Les enseignants> le disent tous, il leur faut bien trois mois pour tout comprendre alors que on a quatre jours de pré-rentrée pour s’expliquer, alors que...euh. Il suffit pas de changer d’éthique, il faut changer de système de fonctionnement <...> Et c’est pas évident pour tout le monde, mais les gamins s’insèrent assez rapidement. Par contre les deux premières années, ça a été assez dur sur le plan des comportements. On avait des gônes1330 qui avaient fait toute leur scolarité ailleurs et y compris dans des écoles hyper traditionnelles, et à Saint Fons y’en a et puis qui arrivaient là et ils se trouvaient avec des gamins qui venaient de l’école ouverte qui est une structure beaucoup plus...Tu vois, ils attendaient la reproduction de ce qu’ils connaissaient avant. Et ils étaient nombreux, c’étaient des classes entières qui arrivaient, qu’on ne connaissait pas. Et les deux premières années, on a pas fait beaucoup de pédagogique, on a fait beaucoup d’éducatif, apprendre à vivre ensemble, euh...apprendre à gérer...à mettre en place des lois communes et à les gérer ensemble, à savoir ce qui était important comme loi à mettre en place, et les instituteurs entre nous aussi il a fallu faire ce boulot.” Pour autant, l'analyse des entretiens menés avec les élèves de cycle 3 nous amène à penser que comme dans les configurations T.Pouce et C.Freinet, le travail continu de socialisation donne des effets différents en fonction des enfants: ce ne sont pas ceux qui fréquentent la Maison des Trois Espaces depuis le plus longtemps qui connaissent forcément le mieux son fonctionnement.

Notes
1326.

ibid, p.18

1327.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles,ESF, Paris, 1993, p.161

1328.

Les institutrices de maternelle considèrent d’ailleurs que “cet apprentissage des règles de vie et de la responsabilité conditionne tout leur apprentissage scolaire ultérieur” et l’un des objectifs pédagogiques du module 1 est de “socialiser en essayant de former des <<petits>> citoyens actifs et responsables de leurs actes” (Apprendre ensemble, apprendre en cycles, p.65)

1329.

Au passage, on peut remarquer combien ces pratiques soulignent l’indissociation entre une discipline “nouvelle manière” (recevoir un ordre, l’interpréter et l’exécuter) et le domaine de "l'apprentissage des savoirs" (en l’occurrence ici, lire et compter). Parmi les raisons invoquées par les institutrices, il s’agit de montrer à l’enfant à quoi peuvent servir les apprentissages fondamentaux.

1330.

Expression lyonnaise pour désigner l'enfant.