c) Forme scolaire et architecture: l’inscription des formes d’exercice du pouvoir dans les modalités d’aménagement de l’espace et son usage

L’agencement architectural de la Maison des Trois Espaces n’a plus rien à voir avec les plans-types des locaux scolaires du XIXème siècle: avec un bâtiment en “colimaçon” et surtout en trois dimensions, l’organisation spatiale de cette école permet de laisser l’enfant beaucoup plus libre de ses mouvements et de ses déplacements que dans une architecture “traditionnelle”, où chaque classe, chaque couloir est cloisonné, opaque et représente autant de lieux potentiels, à l’abri du regard, dans lesquels l’élève est susceptible de se livrer à une action répréhensible. Ainsi, les configurations scolaires de J. Giono et Guilloux qui ont des locaux très “traditionnels” pratiquent un déplacement groupé, rangé des élèves et il est interdit aux enfants de circuler seuls dans l'école en dehors des heures de classe 1331 . A l’intérieur de la Maison des Trois Espaces, les enfants ne se déplacent jamais “en rang” (sauf les petits), ils peuvent circuler seuls pendant les heures de classe, pendant la récréation et enfin il leur arrive de rester sans la présence d’un adulte dans une salle (notamment quand les enfants sont divisés en plusieurs groupes et que l'institutrice en suit un plus particulièrement).

Cependant, il ne faudrait pas interpréter les modes d’évolution, les manières de se déplacer dans l’école comme la conséquence directe d’une organisation architecturale. D’une part, G.Vincent a bien montré combien la forme scolaire est en quelque sorte “inscrite” dans les murs des écoles: si l’on songe dès 1833 à instaurer des plans-types ce n’est pas tant parce que la construction des écoles entrerait dans un processus plus général de “bureaucratisation” que parce qu’”il s’agit d’imposer une forme scolaire, contre d’autres qui pourraient naître, à travers une organisation spatiale adaptée à une fonction pédagogique” 1332 . Le projet architectural de la configuration de la Maison des Trois Espaces a été fondé directement en relation avec des objectifs pédagogiques prédéfinis. D’autre part, un bâtiment scolaire ne contient pas “en soi” les modalités de son usage et à une même organisation spatiale peuvent correspondre plusieurs pratiques. Par conséquent la prise en compte de l’architecture de la Maison des Trois Espaces doit se comprendre comme l’analyse d’une des composantes d’une configuration scolaire, qui renforce des formes d’exercice du pouvoir dont elle résulte.

L’architecture de la Maison des Trois Espaces contient des effets de visibilité, par lesquels les déplacements et les comportements des écoliers sont plus contrôlables: chaque salle comporte au moins deux portes et des communications ont été aménagées partout où c’était possible (d’une classe à l’autre, d’un module à l’autre, des classes aux ateliers); la verticalité du bâtiment permet à une personne au premier étage de voir ce qui se passe au rez de chaussée en contre-plongée; la rue centrale au milieu de l’école permet de voir d’un seul coup d’oeil les allers et venues, les communications avec l’extérieur (la directrice a d’ailleurs son bureau au début de la rue centrale et il est doté d’une large baie vitrée). Cette impression de visibilité est accrue par la présence du verre: les vitres du gymnase, de l’auditorium, du restaurant, de la BCD permettent d’en voir l’intérieur; le verre ne donne pas seulement de la “transparence” et de la “lumière” (comme le projet architectural le souligne), mais il a aussi pour conséquence que tout ce qui se passe à l’intérieur d’une salle est visible de l’extérieur (et inversement).

L’organisation architecturale de l’école permet ainsi une surveillance quasi-constante de l’enfant, sans qu’il soit besoin de disposer des surveillants à des “postes”. Tout adulte (ASEM, instituteur, animateur, intervenant extérieur) qui se déplace et à la rigueur tout enfant (puisqu’il peut se référer au conseil s’il veut se plaindre d’un dysfonctionnement inhérent à un autre élève ou même à un adulte) est un observateur potentiel. En effet, contrairement aux configurations scolaires de Guilloux et Jean Giono où les couloirs pendant les heures de classe et les récréations étaient désertes, la Maison des Trois Espaces est une école constamment en mouvement, y compris pendant la récréation, traversée sans cesse par des gens qui, placés à différents endroits, pour les besoins de l’activité qu’ils poursuivent, deviennent autant de “surveillants” potentiels sans en avoir le titre officiel. Un instituteur fait ainsi le récit de sa demi-heure de récréation, alors qu’il n’est pas de service: “Je ne suis pas de service aujourd’hui et je bénéficie donc d’une demi-heure...Détente, café, lecture du journal, les copains...Pas si simple! Je sors de ma classe et je me retrouve, passage obligé, au coeur de la rue centrale. Ambiance garantie! Je suis certain d’y retrouver les joueurs de ping-pong et leurs supporters, les quatre filles qui doivent absolument aller parler à M. <prénom de la directrice> dans son bureau, sept ou huit filles qui cherchent une salle pour danser le rap, deux petits gars qui ont rendez-vous avec L., responsable des activités périscolaires, afin de changer d’activité, quelques enfants qui rentrent de la cour (ils ont froid!), d’autres qui rentrent pour aller chercher le goûter oublié ou les billes égarées, la petite fille en pleurs qui cherche maman ASEM pour les bisous du matin, un nombre indéfini d’enfants qui jouent à cache-cache et, comme il y a quatre entrées et sorties possibles...Au secours! Par chance, je ne suis pas le seul à faire le <<ménage>> de la rue, et les essoufflés du coup de balai ont tout naturellement posé le problème en concertation” 1333 .

Une surveillance continue exercée de manière presque “informelle” et qui repose sur des agencements permettant une visibilité accrue: la configuration de la Maison des Trois Espaces ménage des effets de pouvoir et des rapports à la discipline qui ne sont pas sans rappeler le principe du panoptique analysé par M.Foucault. L’auteur part du Panopticon de Bentham présentée comme la figure architecturale de la technique de pouvoir du quadrillage disciplinaire et il interprète le dispositif panoptique comme caractéristique de la formation de la société disciplinaire entre le XVIIème et le XVIIIème siècle dont les collèges des Jésuites ou les écoles de Batencour et de Démia sont une application au domaine scolaire. Le principe architectural du Panoptique repose sur la visibilité:“Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot; ou plutôt de ses trois fonctions -enfermer, priver de lumière et cacher- on ne garde que la première et on supprime le deux autres. La pleine lumière et le regard d’un surveillant captent mieux que l’ombre, qui finalement protégeait. La visibilité est un piège” 1334 . Mais plus qu’un “système architectural” qui améliore les fonctions de surveillance, le Panoptique est en fait une “figure de technologie politique”, une “manière de définir les rapports de pouvoir avec la vie quotidienne des hommes” 1335 qui permet de perfectionner l’exercice du pouvoir, de plusieurs manières:“parce qu’il peut réduire le nombre de ceux qui l’exercent, tout en multipliant le nombre de ceux sur qui on l’exerce. Parce qu’il permet d’intervenir à chaque instant et que la pression constante agit avant même que les fautes, les erreurs, les crimes soient commis. Parce que, dans ces conditions, sa force est de ne jamais intervenir, de s’exercer spontanément et sans bruit, de constituer un mécanisme dont les effets s’enchaînent les uns aux autres. Parce que sans autre instrument physique qu’une architecture et une géométrie, il agit directement sur les individus; il <<donne à l’esprit du pouvoir sur l’esprit>>“ 1336 .

Le Panoptique ne se réduit pas à une relation unilatérale entre un “surveillant” et un “surveillé”: celui qui observe l’interné peut à son tour être l’objet d’une observation. Le Panoptique a les moyens d’exercer un contrôle sur ses propres mécanismes: “Dans sa tour centrale, le directeur peut épier tous les employés qu’il a sous ses ordres: infirmiers, médecins, contremaîtres, instituteurs, gardiens; il pourra les juger continûment, modifier leur conduite, leur imposer les méthodes qu’il juge meilleures; et lui-même à son tour pourra être facilement observé. Un inspecteur surgissant à l’improviste au centre du Panopticon jugera d’un seul coup d’oeil, et sans qu’on puisse rien lui cacher, comment fonctionne tout l’établissement” 1337 . Mieux encore, le Panoptique est un édifice transparent, où l’exercice du pouvoir est contrôlable par la société entière; le dispositif disciplinaire est démocratiquement contrôlé, puisque n’importe membre de la société a le droit de venir constater de ses yeux comment fonctionnent les écoles, les hôpitaux, les usines, les prisons.

A la Maison des Trois Espaces, le principe de visibilité s’applique aussi, mais d'une manière différente: celui qui est enfermé dans le Panopticon est vu sans jamais voir, alors qu’à la Maison des Trois Espaces dans l’absolu tout le monde, adulte comme enfant, est observable (y compris la directrice, et pas seulement par des personnes extérieures à l’école) et chacun est observateur. Mais en même temps on retrouve dans le fonctionnement de la Maison des Trois Espaces l’effet majeur du Panoptique qui est de placer l’être surveillé et observé dans une situation de pouvoir dont il se trouve lui-même le porteur puisque le pouvoir est sans cesse "visible" ("sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour centrale d’où il est épié" 1338 ) et "invérifiable ( "le détenu ne doit jamais savoir s’il est actuellement regardé; mais il doit être sûr qu’il peut toujours l’être”). Dans le dispositif panoptique, le fonctionnement du pouvoir est ainsi assuré automatiquement, ce qui donne lieu à la définition d’une nouvelle forme d’exercice du pouvoir où il n’est pas besoin d’user de force, ni de moyens coercitifs extérieurs: “Un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation fictive” 1339 . Cela a pour conséquence une intériorisation de l’ordre: “Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir; il les fait jouer spontanément sur lui-même; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles; il devient le principe de son propre assujettissement” 1340 .

Cette intériorisation de la relation de pouvoir est renforcée à la Maison des Trois Espaces par l’univers de justice qui définit un rapport raisonné aux règles (alors que dans le principe panoptique, l’élève ne discute pas du règlement auquel il se soumet) et qui ouvre une gamme de “formes d’intériorisation” plus variées. Pour donner un exemple, l’élève peut ne pas souhaiter traverser la rue centrale au moment de la récréation parce qu’il aura “compris” la nécessité de ne pas encombrer l’école et/ou alors parce qu’il ne veut pas commettre une infraction au règlement (par peur des sanctions votées par le conseil, de ne pas montrer un comportement scolaire adéquat, d’être “mal vu” d'un enseignant...) et qu’il redoute de se faire remarquer par l’absence de brassard qui signalise l’autorisation de se déplacer dans l’école pendant la récréation.

Notes
1331.

L'institutrice de Guilloux est cependant plus souple que celles de J.Giono, permettant aux enfants de sortir de la classe sans autorisation (par exemple pour aller aux toilettes).

1332.

L’école primaire française, PUL, Lyon, 1980, pp.39 et 40. L’auteur souligne que la Conduite des Ecoles Chrétiennesmanifestait aussi ce souci d’uniformité.

1333.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles, ESF, Paris, 1993, pp.45 et 46. La concertation aboutira au vote d’une loi supplémentaire dans le règlement “pas de circulation dans la rue centrale” et à la mise en place de “bracelets” autorisant quelques élèves à se déplacer dans l’école, pour certaines activités précises (sur ce point, voir supra la partie III,4: "L’incorporation des règles inscrites dans la matérialité de l’espace: placements et déplacements").

1334.

Surveiller et punir. Naissance de la prison, Ed. Gallimard, Paris, 1990, p.202.

1335.

idem, p.207

1336.

ibid, pp.207 et 208

1337.

ibid, p.206

1338.

Surveiller et punir, Ed. Gallimard, Paris, 1990, p.203

1339.

idem, p.204

1340.

ibid, p.204