3- L’inculcation d’un rapport scolaire au temps et l’entreprise de moralisation: les effets de l’écriture dans l’organisation pédagogique

Les murs de la classe de module 3 observée semblent être une “projection” de l’univers réglé scolaire où sont affichés en différents endroits de nombreux écrits, présentant des règles relatives à la discipline scolaire comme aux disciplines scolaires (règles de grammaire, d’orthographe et de mathématiques 1341 ). Parmi les configurations observées, c’est la seule classe où nous ayons vu autant de “règles” affichées et nos visites des autres classes de la Maison des Trois Espaces nous amènent à penser qu’elle n’est pas une exception de cette école 1342 . A la Maison des Trois Espaces, l’écriture est utilisée de manière quasi-systématique pour gérer temporellement, organiser et ordonner les pratiques scolaires: l’écolier peut lire sur les murs bien sûr les lois de la classe, les lois du conseil, le tableau des responsabilités, mais aussi les règles de présentation de certains travaux scolaires 1343 , les bilans des apprentissages, les évaluations, l’ordre de passage la répartition des enfants pour certains apprentissages. L’organisation pédagogique complexe, avec des groupes de niveaux et de compositions différents, les emplois du temps qui varient d’une semaine sur l’autre expliquent sans doute la nécessité de recourir à des moyens qui permettent aux enfants de se repérer. Mais l’utilisation de l’écrit n’a pas que des vertus organisationnelles et l’aménagement pédagogique a aussi des fonctions de moralisation: en objectivant les règles (c’est à dire en les dissociant, en les autonomisant des actions liées aux pratiques d’apprentissage et aux comportements scolaires), en inculquant un rapport au temps, la mise en écriture renforce chez l’enfant l’apprentissage des règles d’une "bonne conduite" scolaire.

L’écriture permet un rapport réflexif au temps, un retour évaluatif sur les actions passées. Dans la classe de module 3, une affiche présente le “bilan de la semaine écoulée” avec un premier tableau qui comprend la liste des matières et en face de celles travaillées pendant la semaine, les apprentissages effectués; un deuxième tableau reprend pour chaque matière les performances de chaque enfant en mathématiques et en français par des feux et des groupes (pour les élèves des deux classes de module 3 travaillant en décloisonnement, soit 50 élèves). Chaque enfant peut ainsi se tenir au courant de son positionnement en français et en mathématiques, mais aussi le comparer aux autres élèves: en cela, la notation par feux ne gomme pas les effets de la présentation d’un tel tableau qui permet de hiérarchiser les performances de chacun et de connaître son “rang” (tout comme les classements en fonction des notes, du premier au dernier).

  rouge/orange- orange/orange+
  je travaille avec un adulte je fais un exercice de vérification
grammaire x x
conjugaison x x
orthographe d’usage et sons . .
orthographe grammaticale . .
vocabulaire-dictionnaire . .
expression écrite    
lecture    
numération    
opérations    
problèmes    
mesures    
géométrie x x

L’écriture permet aussi un rapport prospectif, de prévision, de succession dans le temps scolaire. Ainsi les rendez-vous des enseignants avec les parents sont affichés dans la rue centrale: cet agenda mural rappelle aux parents qui savent lire et qui viennent à l’école les dates prévues pour les entretiens en fonction des instituteurs (une semaine en novembre et une semaine en mai). Cette affichage montre par la même occasion aux élèves qu’on peut prévoir à l’avance la rencontre avec une personne, donc qu’on peut maîtriser des durées relativement longues et rompre avec le rapport immédiat au monde en préparant l’avenir.

Dans la classe de module 3, l’institutrice fonctionne souvent avec des plannings, qu’elle construit en partie avec la collaboration des enfants. C’est le cas pour prévoir quand un élève va faire la lecture à voix haute devant toute la classe au cours de la semaine. L’institutrice demande en début de semaine “Qui veut passer en lecture à voix haute?”, et elle inscrit les élèves qui le souhaitent en face de la date correspondante en sachant qu’elle se réserve le droit d’inscrire les enfants “qui en ont besoin” ou “qui ne font pas souvent cet exercice”. S’ils ne se rappellent plus de leur jour de passage, les enfants peuvent se référer à l’affiche qui reste toute la semaine à droite du tableau noir. Les élèves apprennent ainsi à se préparer et à prévoir un travail en choisissant (dans le meilleur des cas) eux-mêmes le jour où il vont passer.

La maîtresse explique aussi constamment quel va être le programme de la demi-journée ou de la journée, programme qu’elle inscrit au tableau et sur lequel les enfants peuvent intervenir pour des modifications ou des suggestions. Si les propositions ne lui conviennent pas, l’institutrice argumente alors son choix. L’organisation des activités scolaires n’est pas imposée aux élèves, elle est présentée de manière rationnelle (ce qu’il y a de mieux à faire pour être efficace) et vise la compréhension chez l’enfant qui est sollicité pour réfléchir à l’organisation de la journée.

Classe de CE2/CM1/CM2-Lundi 17 mai 1993

Dans cet exemple, l’institutrice fait un travail de répartition des enfants dans le temps et dans l’espace scolaires: elle constitue déjà les deux demi-groupes, elle rappelle qui sera chargé de répondre à quelles questions et elle dispose les enfants pendant la récréation. Les élèves sont impliqués dans cette mise en ordre, puisqu’ils ont décidé en conseil du déroulement de la journée et des thèmes abordés, qu’ils se portent volontaires pour donner des explications et qu’ils se proposent pour animer les activités de récréation: ils intériorisent d’autant plus facilement la succession des activités et leur contenu. Le planning est en quelque sorte la conséquence de leurs choix négociés avec l'institutrice, ce qui facilite leur adhésion et diminue les risques de "flottement" au moment d’appliquer les horaires et le programme convenu. L’écriture du planning avec les enfants et son affichage au tableau toute la journée viennent renforcer l’intériorisation de la succession temporelle de la journée, puisque l’écrit rappelle de manière visuelle le schéma organisateur.

La planification s’applique aussi aux moments où les enfants sont seuls dans une classe: même en l’absence de l’institutrice, les élèves savent précisément ce qu’ils doivent faire.

Classe de CE2/CM1/CM2- vendredi 4 juin

La maîtresse peut laisser les enfants seuls dans la classe, à partir du moment où ils ont des consignes très précises de travail qui ne favorisent pas la prise en charge “autonome” (dans le sens où c’est l'enfant qui déciderait par exemple sur un plan de travail la matière et l’exercice qu’il va faire) mais qui répartissent les élèves sur des tâches à effectuer. Cette séance en l’absence de l’institutrice ne peut bien fonctionner qu’à partir du moment où chacun sait ce qu’il fait et à quel moment: l’ordre écrit pour taper à la machine évite que les élèves ne se disputent leur rang de passage (sans cela, les bagarres sont inévitables selon l’institutrice) et lorsqu’ils ne sont pas occupés à la machine à écrire, ils ont un travail à effectuer. Les élèves apprennent ainsi à réfréner leur ardeur à vouloir occuper un poste très envié: ils suivent une liste numérotée qui prévoit à l’avance la succession des enfants. Ils acquièrent une capacité à se contrôler et à différer la satisfaction de leurs désirs par l’intermédiaire d’écrits qui leur rappellent les exigences d’auto-contrainte même quand l’institutrice n’est pas là: l'institutrice continue ainsi à exercer son influence, même quand elle est “corporellement” absente de la classe.

Enfin l’enfant peut se référer en classe à des affiches qui lui rappellent dans quel groupe il doit se rendre pour plusieurs activités: ceux qui sont inscrits en anglais ou en allemand; les enfants qui vont lire une histoire à deux élèves d’une enseignante de 2ème cycle (pour une semaine, chaque jour de 8h30 à 9h00); les enfants qui vont en “soutien scolaire” (pendant les heures scolaires, pour acquérir un meilleur niveau en français); la répartition des enfants en fonction des activités périscolaires choisies. Enfin, l’institutrice est même allée jusqu’à prévoir la distribution des enfants dans les classes, pour le cas où elle serait absente.

On le voit l’écriture permet un rapport au temps à la fois réflexif et prédictif 1346 : le planning, la répartition des enfants, la liste des passages dans l’ordre, la liste des choses à faire, l’évaluation de ses compétences sont autant de moyens d’objectiver le temps, de le mettre en forme et d’avoir une maîtrise sur lui. J.Goody a montré que l’écriture offre des possibilités en ouvrant le champ des opérations formelles de nature graphique et en transformant la nature même du langage et les processus cognitifs qui lui sont associés. Les pratiques d’écriture sont des actes de rupture vis à vis du sens pratique et elles permettent la maîtrise symbolique et la rationalisation de certaines activités: par la programmation, la planification ou le retour réflexif sur ses actions 1347 . Dans la classe de module 3 observée, l’enfant apprend ainsi des procédés pour augmenter sa maîtrise du temps: mais ces acquisitions ne sont pas uniquement d’ordre cognitif, elles sont aussi des dispositions morales puisqu’en contrôlant son rapport au temps, l’élève maîtrise ses activités par la projection de ses actions dans le passé (analyse réflexive) ou dans le futur (prévision projective); l’enfant apprend aussi avec l’organisation pédagogique du temps scolaire la nécessité morale du “devoir”: il ne faut pas perdre de temps (chacun doit être occupé à un travail et ne pas être oisif), il faut travailler de manière ordonnée et progressive (faire une chose après l’autre, se confronter à des difficultés croissantes), il faut savoir répartir les matières à apprendre (et ne pas vouloir faire seulement celles qui plaisent). G.Vincent rappelle combien la répartition du temps et l’organisation pédagogique font partie du travail de moralisation caractéristique de la forme scolaire: “Soumettre le déroulement de sa vie à un découpage en séquences temporelles prévu à l’avance, ne faire les choses qu’à point nommé, n’est-ce pas avoir acquis la forme d’une moralité qui est celle du devoir? La soumission à une loi s’oppose par là non seulement à l’obéissance aux désirs, qui implique une temporalité de l’instant, mais à la soumission à une volonté autre, qui implique un temps discontinu, haché par des irruptions imprévisibles” 1348 . On le voit donc, l’élève de la Maison des Trois Espaces apprend un rapport à la morale en même temps qu’un rapport au temps, d’une manière différente quand même de l’élève des Frères, puisqu’il participe de manière “raisonnée” à l’élaboration des plannings et à la répartition des enfants alors que la Conduite 1349 dicte aux élèves et aux maîtres un temps prédécoupé.

Notes
1341.

Ainsi, la salle de classe observée comprend une large baie vitrée donnant sur la cour de récréation et sur laquelle sont affichées de nombreuses règles de grammaire, d’orthographe, des tableaux de conjugaison, un texte expliquant la ponctuation: c’est le “coin français”, puisque l’enseignante est chargée plutôt du français, son collègue (classe voisine) avec lequel elle travaillait en décloisonnement s’occupant plus spécifiquement des mathématiques (où il avait aménagé de la même manière un “coin” spécial avec des tableaux et des explications mathématiques).

1342.

Ceci étant, les panneaux affichés ne sont pas toujours liés directement aux apprentissages scolaires comme dans la configuration J.Giono et dans la classe de module 3 observée, on trouve beaucoup de reproductions de peintures célèbres (l’institutrice est une passionnée de peinture et d’art plastique). On pourrait peut-être faire un parallèle entre l’affichage de ces reproductions et ce que V. Isambert-Jamati a décrit concernant les activités manuelles auprès des élèves de primaire issus de milieux populaires, auxquels les instituteurs ont tendance à vouloir transmettre le “bon goût” et les règles esthétiques d’une culture dominante (Les savoirs scolaires. Enjeux sociaux des contenus d’enseignement et de leurs réformes, Ed.Universitaires, Paris, 1990, pp.157 à 168).

1343.

Comme ce document intitulé “club lecture”, affiché dans le “coin lecture” au-dessus d’un bac contenant des fiches de lecture déjà remplies

Modèle des fiches de lecture

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Ce que je pense de ce livre:

Sur les fiches déjà remplies (non obligatoires), la maîtresse a corrigé autant les fautes d’orthographe et de grammaire que les erreurs de présentation (oubli d’une rubrique, rubrique placée au mauvais endroit).

1344.

Les nombres indiqués ici correspondent à la répartition des enfants dans les groupes.

1345.

Les thèmes qui ont été choisis sont les suivants: les feux, les niveaux, les modules, le conseil, "Paroles d'enfants"/"Papaye" <deux cassettes audio qui sont le produit de deux projets de la Maison des Trois Espaces>, le réseau d’échanges réciproques de savoirs, les activités du périscolaire, la CLIN, les cahiers, les responsabilités.

1346.

Il faudrait ajouter aux pratiques que nous avons décrites, les devoirs que l’institutrice donne à l’avance, qu’elle écrit au tableau et que les enfants recopient dans leurs cahiers de texte. Nous n’avons pas insisté sur ce procédé très “classique” qui vise à préparer l'entrée de l'enfant en 6ème et qui n'a rien d'exceptionnel par rapport aux autres configurations de cycle 3 observées.

1347.

B.Lahire souligne ainsi que “Le calendrier, l’agenda et le planning, par exemple, rendent possible une répartition des activités (individuelles ou collectives) dans le temps objectivé et, du même coup, une planification ou un retour sur ce qui a été fait, impliquant un rapport plus réflexif au temps passé, présent ou à venir <...> Les pratiques d’écriture opèrent une mise à distance de la pratique; elles rendent possibles non seulement un <<retour>> réflexif sur la pratique, mais sa préparation réflexive” (Cultures familiales de l’écrit et rapports intergénérationnels, Université Lyon II, GRS, septembre 1995, pp.230 et 233)

1348.

L’école primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.41

1349.

qui met en place selon G.Vincent un “emploi du temps avant la lettre” (L’école primaire française, p.31)