III- Le principe de justice

1- Le mode d’élaboration des lois communes sur la base d’une négociation raisonnée

Le fonctionnement pédagogique de la Maison des Trois Espaces est à l’opposé du modèle du “laisser-faire” sans règle ni loi: le principe de justice sur la base d’une législation en partie discutée, est omniprésent dans cette école. Parler d’”autonomie” ne signifie donc pas rejeter toute forme de “discipline”, qui est même au contraire considérée comme “un des moyens d’aider les enfants à acquérir une certaine autonomie, c’est à dire avoir des références communes à une règle expliquée et consentie. Ca ne s’oppose pas! Dans l’esprit des personnes chez qui ça s’oppose, je pense qu’il y a confusion entre autonomie et laisser-faire, c’est-à-dire entre liberté et état sauvage. Personne n’a tous les droits, ni les enfants, ni les adultes. Y’a des règles, c’est comme ça qu’on peut vivre en être civilisé dans un groupe d’individus et la discipline aide quelqu’un à devenir autonome à l’intérieur d’un groupe” (directrice). La loi qui émane démocratiquement d’un groupe permet d’éviter le règlement imposé de l’extérieur et instaure un autre rapport entre l’enfant et l’adulte: les conflits sont dépersonnalisés (tout le monde est jugé de la même manière indépendamment du mode relationnel individuel) et les lois sont discutées, donc adoptées par tous (elles ne sont pas l’émanation uniquement du maître et ne doivent pas être justifiées chaque fois).

Ce qui étonne à la Maison des Trois Espaces, c’est que cet esprit d’égalité et de justice est attaché à la loi démocratique, mais aussi à l’idée d’efficacité. Quand on a réglé une situation problématique grâce à la loi, cela sert d’exemple, de prévention pour les enfants:“La loi de la classe, loi du module, est un moyen, en dehors de tout règlement, de négocier positivement un conflit ou une situation d’impasse. Elle a dès lors une vocation <<prophylactique>> pour des éventualités identiques <...> elle est peu utilisée, les mêmes difficultés se produisant rarement” 1350 . De la même manière, le livre de la Maison des Trois Espaces mentionne l’impersonnalité de la loi, mais pour faire référence ensuite à l’efficacité de cette dépersonnalisation “<Le règlement devrait être> une manière de dépersonnaliser des conflits relationnels entre les adultes et les enfants lorsque ce règlement est mis à mal. Il est plus efficace de dire dans ces situations: <<Tu ne dois pas, lis le règlement>> plutôt que: <<Je ne veux pas!>>” 1351 . Autrement dit, l’efficience d’une loi est plus grande quand on montre qu’un interdit provient d’un intérêt général, supra-individuel plutôt que lorsqu’on cherche à imposer “de force” une interdiction vécue comme le fruit d’une décision personnelle, propre à l’enseignant. Ici, il ne sert à rien d’essayer de négocier avec l’instituteur, puisque ce n’est pas sa personne qui interdit, mais le règlement. Dans la configuration de la Maison des Trois Espaces, le mode de relation pédagogique valorise ainsi la compréhension de la discipline et de la morale pour préparer le futur citoyen aux relations de pouvoir caractéristiques de la démocratie (le citoyen est celui qui adhère aux lois rédigées par ses représentants) mais cette adhésion raisonnée comporte aussi des avantages: l’élève qui fait siennes les lois n’a plus besoin d’être surveillé constamment (il est supposé savoir se conduire même en l’absence du maître) et il peut s’adapter plus facilement aux situations changeantes.

Bien que la punition corporelle ne soit pas prévue dans l’organisation pédagogique de la Maison des Trois Espaces 1352 , la forme affichée des lois 1353 n’est pas sans nous rappeler ce procédé de jeux de tableaux de l’Ecole des Frères, où sont inscrites les cinq sentences contenant les devoirs des écoliers 1354 , le contrevenant manquant à ses obligations étant passible de châtiment corporel. Et pourtant, le rapport à la règle change entre l’écolier de la Maison des Trois Espaces et celui de l’école des Frères où le rôle du maître lasallien qui obéit aux règles de la Conduite des écoles chrétiennes, se réduit à “rappeler les règles à l’écolier, en lui <<signalant>> une faute lorsqu’il lit à haute voix sa leçon, en lui montrant à l’aide du <<signal>> l’une des sentences inscrites sur les murs, etc...On voit que l’écolier n’a jamais affaire à une manifestation d’une volonté du maître, et que l’autorité de celui-ci ne lui peut venir que de sa propre soumission aux règles” 1355 . L’élève de la Maison des Trois Espaces est appelé à comprendre le bien-fondé des règles et de leur respect: en cela il est plus proche de la relation pédagogique valorisée dans le fonctionnement mutuel, où des écriteaux affichés portent des principes d’ordre et de morale 1356 que l’enfant doit suivre moins par crainte des châtiments (comme à l’Ecole des Frères) que par “l’habitude de l’ordre” et le “sentiment de l’honneur”. On fait davantage appel à la raison, à la compréhension de l’élève qui doit se rendre compte par lui-même, qui doit expérimenter les fondements de la loi. A la Maison des Trois Espaces, cette “logique” est encore poussée plus loin puisque l’élève participe en début d’année à la rédaction des lois (de la classe et du conseil) auxquelles il devra se soumettre sans qu’il lui soit besoin de les connaître par coeur: il suffira à l’élève de connaître “l’esprit” de la loi (et non pas sa formulation écrite), ce qu’on peut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Le principe d’imposition des lois diffère de l’Ecole des Frères, puisque le contrevenant doit normalement être rappelé à l’ordre dans le cadre du conseil de classe géré par les enfants et la maîtresse. Par contre seule l'institutrice peut décider finalement de la sanction, ce qui rappelle le fonctionnement des moniteurs de l’école mutuelle, qui marquaient l’enfant (par une marque dans le cou) et l’envoyaient au maître qui punissait selon un code prévu dans les guides, sauf que l'enseignante de la Maison des Trois Espaces ne se réfère pas à un code.

Cependant, tout ne se discute pas à la Maison des Trois Espaces: si le règlement de l’école, les lois, les règles de travail et de vie peuvent être soumis à critique et à discussion 1357 (et même aussi être proposés et décidés par les enfants pour les lois et les règles) par contre les “valeurs” (comme par exemple l’acceptation de chacun, le refus de l’exclusion, de la violence physique ou verbale) ne sont pas négociables, car leur respect 1358 est considéré comme indispensable pour vivre dans la citoyenneté et dans la démocratie, dont les enseignants se présentent comme étant les garants: “Nous vivons en démocratie. La société dans laquelle nous évoluons, celle où par exemple prédominent le respect et l’acceptation de l’autre, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne. Cela signifie <...> que nous refusons toute forme de violence, d’humiliation, de dévalorisation, d’exclusion. Ces valeurs sont les nôtres. Nous en sommes, nous adultes, les garants auprès des enfants parce que nous sommes éducateurs: il s’agit de notre responsabilité. <...> L’enfant n’est (ne naît) pas responsable. Il le devient. Notre société (et donc, dans l’école, l’éducateur) a pour rôle d’aider à conquérir la liberté afin que chacun puisse <<se vivre>>“ 1359 .

Il convient de se demander si les enfants discutent réellement sur la loi et son contenu, ou si la “discussion” revient en fait (comme dans la configuration Tom Pouce 1360 ) à repréciser certaines lois pour les nouveaux élèves et à les rappeler pour les anciens (notamment ceux qui “n’auraient pas encore compris”) ceci permettant conséquemment une meilleure intériorisation des lois. L’institutrice nous confirme ce genre d’interprétation:”Etant donné qu’on garde toujours une partie d’enfants qu’on a déjà eu, cette partie là va influer vers l’autre...Elle est déjà rodée...Et puis les enfants qui viennent du module 2, maintenant ils ont aussi leurs conseils au module 2, donc ils sont rodés aussi, donc ça se passe très très vite. C’est toujours la même chose, enfin, c’est vite fait les lois <...> chaque année...C’est peu changeant...C’est un peu toujours les mêmes choses qui reviennent”. L’institutrice souligne quand même qu’il est arrivé en cours d’année que des lois du conseil et de la classe soient supprimées ou modifiées: “celles de récré en particulier...la loi du ping-pong, on a piétiné pas mal de temps, pour que tout le monde soit content...Sur le nombre de joueurs, gnagnagna, euh...combien de temps ils jouent, enfin des trucs comme ça, quoi...Les lois du conseil, ben c’est les histoires d’exclusion, quoi...Ca a pas...il a bien fallu...Ca a été modifié deux fois, hein. Les lois sont affichées, elles sont définitives depuis le mois de février à peu près” . Les discussions sur la loi que nous rapporte ici l’enseignante ne nous semblent pas être des remises en cause fondamentales des lois, mais plutôt une redéfinition de certaines modalités pratiques (l’organisation du ping-pong ou les sanctions à l’égard des perturbateurs du conseil), qui ne lui paraissent d’ailleurs pas être des discussions tout à fait “essentielles”. Mais même si les discussions sur les lois n'aboutissent pas à un changement radical, même si les élèves ne font finalement que répéter les règles gérant le mode de relation pédagogique autorisé à l’école, il n’empêche que la Maison des Trois Espaces instaure un rapport à la loi spécifique, fait de compréhension et d’adhésion raisonnée: on n’obéit pas à des règles uniquement pour des raisons juridiques de soumission à la loi (par crainte des sanctions, par conformité à la “loi”), mais parce qu’on a fait “dans son esprit” et “au fond de son coeur” le cheminement qui conduit à accepter des lois démocratiques (chacun a donné son accord).

Notes
1350.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles avec la Maison des Trois Espaces,Ed. ESF, Paris, 1993, pp.44 et 45

1351.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles avec la Maison des Trois Espaces, Ed. ESF, Paris, 1993, p.47

1352.

De manière générale, l’institutrice de module 3 observé ne donne que très rarement des punitions (4 fois dans le cadre de nos observations): celles-ci consistaient toujours à écarter des enfants pénibles du groupe (parce qu’ils se battent, parce qu’ils embêtent les autres, parce qu’ils ne savent pas rester tranquilles en l’absence de l’institutrice).

1353.

On peut consulter les lois de la classe et les lois du conseil en annexe E.

1354.

“-Il faut s’appliquer dans l’école à étudier sa leçon

-Il faut toujours écrire sans perdre de temps

-Il faut écouter attentivement le Catéchisme

-Il faut prier Dieu avec piété dans l’Eglise et dans l’Ecole

-Il ne faut ni s’absenter de l’Ecole ni y venir tard sans permission”,

La conduite des écoles chrétiennes, 1987, cité par Guy Vincent, dans L’Ecole primaire française,PUL, Lyon, 1980, p.22

1355.

G. Vincent, B.Lahire, D.Thin, L’éducation prisonnière de la forme scolaire, PUL, Lyon, 1994, p.18 (note de bas de page)

1356.

“-Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place

-Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît

-Chérissons nos parents, notre maître, notre Roi et notre patrie”, cité par Guy Vincent dans L’Ecole primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.67

1357.

Ainsi, selon les enseignants de la Maison des Trois Espaces, la loi n’est jamais imposée aux enfants, elle est “votée après plusieurs propositions de textes. Elle n’est jamais définitive et peut être amendée, voire supprimée” (Apprendre ensemble, apprendre en cycles, ESF, Paris, 1993, p.45)

1358.

La notion de “respect” revient souvent dans les propos et les écrits de la Maison des Trois Espaces: “Goethe considérait que le respect est le principe fondamental de l’éducation: c’est un facteur éducatif primordial car il correspond à un besoin social. Le respect que nous pouvons avoir pour une valeur, une loi, une règle de vie, c’est, en réalité, le respect que nous avons pour la personne ou le groupe social dont elle émane” (Apprendre ensemble, apprendre en cycles, Ed. ESF, Paris, 1993, p.49). L’institutrice de 3ème cycle explique qu’on “touche parfois à des trucs profonds, quand par exemple on accueille dans la même classe un turc, un musulman et une juive. Alors là, on est obligé de faire prendre conscience du respect, on est obligé de l’imposer”.

1359.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles, p.44

1360.

Voir infra la partie VI,1 de cette configuration: "Les modalités d'élaboration des règles et des sanctions: une rédaction <<commune>> pour une <<adhésion raisonnée>>"