2- La fonction institutionnelle des conseils

“Et puisque nous ne voulons pas compter sur la violence pour arrêter la violence, il faut faire prévaloir la pratique du dialogue, la prédominance de la socialisation plutôt que des intérêts particuliers et de l’arbitraire” 1361 . Dans un fonctionnement pédagogique qui valorise le respect de la loi valable pour tous, légitime et indépendante des relations interpersonnelles, le conseil devient le “noeud” régulateur des conflits et le passage obligé pour organiser la vie quotidienne scolaire. La Maison des Trois Espaces connaît des conseils à différents niveaux reliés entre eux 1362 : d’abord celui de la classe, puis du module (qui regroupe les délégués et les enseignants des classes du module, ainsi que la directrice qui anime le conseil), le conseil d’école des enfants (avec les délégués de module); enfin le conseil des maîtres et le conseil d’école qui fonctionnent sans les enfants.

Le déroulement des conseils de classe n’est pas sans rappeler les “tribunaux d’enfants” du “monitorial system” 1363 où le commandement “n’est pas manifestation d’une volonté personnelle, mais rappel de la loi et signal d’exécution” 1364 et où l’un des objectifs est, comme à la Maison des Trois Espaces, d’inculquer à l’enfant le sentiment de justice et d’assurer par la pratique une éducation morale. En même temps, deux différences fondamentales distinguent ces assemblées d’enfants: d’une part, le tribunal ne réunit pas la classe entière, mais seulement les moniteurs 1365 qui jugent un enfant sur la base de la délation et d’autre part, le conseil de classe de la Maison des Trois Espaces a une vocation plus large que celle de sanctionner les élèves; il ne s’appuie pas sur un “code pénal scolaire” comme dans le “monitorial system” et il se réunit régulièrement toutes les semaines (chaque semaine de 14h30 à 15h30) pour discuter de tous les problèmes de vie quotidienne (alors que le jury du tribunal d’enfants est convoqué ponctuellement, en cas de problème).

Deux descriptions réécrites avec des effets littéraires volontairement émouvants illustrent à la fois les principes communs ainsi que les dissemblances de fonctionnement et de finalité entre un jury d'enfants et un conseil de classe dans la gestion d’un même cas problématique relatif à la violence d’un élève sur ses camarades:

  • C ompte-rendu d’un jury d’enfants. Journal d’éducation de 1817 1366
    “Le 21 février dernier, après l’heure de l’école du soir, une rixe s’éleva dans la rue, entre les nommés Baron et Fauchet, tous deux élèves de l’école de la rue du Petit-Musc, dirigée par M.Cambier. Baron, terrassé par Fauchet, eut le bras cassé...Le lendemain, cet événement étant connu à l’école, M.Cambier, pour se conformer aux règles de la méthode, annonce à ses élèves que le jury des moniteurs va être formé et qu’il s’occupera sur le champ d’examiner la conduite de Fauchet et de le juger.
    Le jury se trouva composé des élèves: Jodin, président; Maillard, Charles de Faucheux, Defrance et Bertrand, rapporteur...
    Le président Jodin a lu à l’accusé le jugement par lequel les jurés venaient de le condamner, à l’unanimité, à ne plus fréquenter l’école. S’étant acquitté de cette tâche avec une modération et une décence vraiment remarquables, le petit président a adressé au pauvre condamné une très grave exhortation pour l’engager à changer de conduite et à devenir un bon sujet; puis il s’est efforcé de démontrer de son mieux à l’auditoire les dangers que l’on court à polissonner dans les rues. A coup sûr cette éloquence enfantine et ces remontrances faites par un camarade, un égal, ont plus de poids, plus d’influence sur l’esprit de toute une école que tout ce que pourrait faire ou dire le maître le plus habile. Le malheureux Fauchet a éclaté en sanglots...Les juges et l’auditoire, vivement touchés, versaient tous des larmes...D’un mouvement spontané on demanda à ouvrir le tronc de l’école; tout l’argent qui y est enfermé est offert au pauvre Fauchet, qui s’éloigne enfin le coeur gros”.
  • Compte-rendu d’un conseil de classe (par un enseignant). Maison des Trois Espaces 1367  :
    “Vendredi 14h30. Bousculades de chaises, raclements de tables, cartables qui tombent, discussions de café, bref, un peu d’ambiance. Et soudain, au-dessus des têtes, claque un petit drapeau multicolore et une voix d’enfant appuyée et autoritaire s’élève: <<Le conseil est commencé!>> Net. Plus un bruit! Soixante regards sont braqués sur Brahim qui annonce l’ordre du jour (présenté au tableau):
    • 1er point: la boîte de <<ce qui ne va pas bien>>;
    • 2e point: la boîte de <<ce qui va bien>>
    • 3e point: la boîte à idées;

Et la lecture du premier point démarre. Cela risque d’être assez long, car d’impressionnants tas de petits papiers sont rangés dans un ordre ritualisé: <<bêtises>>, <<non-respect des lois>>, <<je râle>>, <<mauvaise entente, insultes, violences et moqueries>> Brahim prendra ce dernier paquet, le plus important. Des épaules commencent à se tasser, des regards un peu inquiets se pendent à ses lèvres...Dix, vingt papiers peut-être sont lus. Aujourd’hui, un nom revient souvent: <<Raouf>> Brahim a terminé la lecture de ce premier paquet et questionne: <<Quelqu’un veut-il parler?>> Aussitôt, de nombreux doigts se lèvent. Des moments de la semaine précédente, fortement conflictuels, sont banalisés en un instant, cependant beaucoup de reproches sont faits à Raouf.

Dure tâche, pour Brahim, que de faire respecter un ordre de parole! Les faits, énoncés maladroitement, sont précisés, complétés, les avis convergent. Les petits (il y en a un qui pleure: d’émotion? de peur?), comme les filles ou comme les <<rivaux>> essaient de s’exprimer le plus objectivement possible. Raouf ne peut nier son attitude violente, dominatrice, de racketteur: il fait la justice du poing, il menace de suites dans le quartier, il fait les équipes et exclut ou intègre qui il veut dans les jeux de la cour. C’est le <<caïd>> de la récré. Inacceptable!

  • Le conseil n’est pas ici un tribunal. On est loin de la délation, on est dans <<se dire>>. Les moments vécus comme des injustices, des souffrances, ont été, après l’émotion, écrits et rangés dans une boîte que personne ne peut ouvrir. Raouf savait cela. Un chemin de pensée s’est élaboré dans les têtes, chemin relativisant, chemin objectif, chemin approchant une ébauche de solution. Certains enfants ont même suggéré à Raouf <<des comportements>> différents. Un point, un enjeu reviennent plusieurs fois: le foot!
    Je demande la parole. Je suis d’accord avec les reproches faits par les enfants. Je rappelle à Raouf que nous sommes dans une école et que tout acte de violence de sa part ou de celle d’un autre (celui qui se venge par exemple) ne sera pas accepté. Je lui rappelle que, s’il ne décide pas lui-même de respecter cela, l’école prendra des sanctions à son encontre (je les lui annonce). Je propose aux enfants, lors du prochain conseil, de discuter, voire de construire <<la loi des ballons>>
    Une semaine passe...Brahim...les mots...Raouf n’est cité qu’une seule fois. la <<loi des ballons>> est votée:
    -un enfant est responsable des ballons (il les sort, il les range);
    -un enfant est responsable des inscriptions des groupes de foot (un groupe de 11 joueurs par jour)”

Dans chacune de ces deux descriptions, la réunion des enfants se fait dans un cadre très précis et “ritualisé” 1368 (où les mêmes pratiques réglées se répètent d’une fois sur l’autre, ce qui accentue le caractère “officiel” de la rencontre): toutes les semaines à la Maison des Trois Espaces ou bien à chaque faute qui relève d’un jugement par le tribunal, avec un élève “responsable” de séance (président choisi par le maître pour sa bonne conduite ou animateur élu par les enfants 1369 ), une organisation spatiale qui n’est pas sans rappeler la configuration des tribunaux 1370 et un protocole prévu à l’avance. Ainsi dans la classe de 3ème cycle observée à la Maison des Trois Espaces, la préparation doit se dérouler le jeudi (la veille du conseil), pendant la récréation, avec seulement la présence des membres du bureau qui sont les seuls habilités à ouvrir les boîtes contenant les messages pour le conseil; il existe trois raisons pour lesquelles un mot ne doit pas être retenu: s’ils est illisible, s’il contient des insultes ou s’il n’est pas signé (si c’est le cas, le papier doit être jeté à la poubelle par les enfants responsables du bureau); aucun papier ne peut être pris en compte dans l’ordre du jour après le moment de préparation (c’est à dire le jeudi à midi); le déroulement du conseil suit un ordre bien précis, avec au début un “ordre du jour” inscrit au tableau; chaque enfant doit lever le doigt pour parler; les propositions sont votées; le trésorier est chargé d’écrire le nom des enfants qui perturbent le conseil et d’inscrire une croix pour chaque récidive: il faut trois croix avant l’exclusion du conseil, puis la “peine” va en augmentant (défense de parler au prochain conseil, puis interdiction de sortir pendant la récréation).

A chaque fois on peut dire que le pouvoir est “dépersonnalisé” au sens où d’une part on ne juge pas la personne de l’enfant 1371 , mais à travers lui la faute qu’il a commise ou sa conduite répréhensible, et, d’autre part, l’instituteur n’est pas le seul à être garant du respect de la loi (c’est le groupe-classe ou le jury de moniteurs qui “porte” la loi). Cependant, les procédures de dépersonnalisation sont différentes: si dans le “monitorial system”, le tribunal d’enfant applique une pénalité prévue au code et si le président de jury rappelle les règles de bonne conduite (la plaidoirie de l’enfant étant jugée plus efficace, plus apte à convaincre les élèves que les discours d’un maître) à la Maison des Trois Espaces, le bureau du conseil ne fait pas qu’appliquer une loi prévue à l’avance et les autres enfants peuvent intervenir au cours de la réunion (dont l’ordre du jour est fixé suite à leurs remarques indiquées préalablement). L’animateur est là pour réguler les interventions et faire en sorte que chacun écoute l’autre, le maître rappelle les règles “indiscutables” de l’école (relatives à l’obligation de respect et de non-violence) mais les enfants donnent des conseils à Raouf pour qu’il modifie son comportement; une nouvelle chance lui est donnée et une loi est votée pour légiférer l’utilisation des ballons de football et la constitution des équipes (là où la tyrannie du garçon s’exerçait le plus).

Selon l’institutrice de 3ème cycle, le conseil “apprend à différer les gestes des enfants”: un élève qui viendra se plaindre auprès d’elle de quelque chose qui “ne va pas” se verra répondre qu’il lui faut déposer un papier dans la boîte correspondante 1372 , et que l’affaire sera traitée au conseil suivant. Ainsi, à un élève qui se plaint un jour du fait que sa trousse a été fouillée par d’autres enfants, l’enseignante lui répond: “Alors, ce qu’on fait, quand il y a des choses qui sont volées ou cassées, il faut écrire un mot avec le jour et la date, et le mettre dans la boîte” . En rappelant la loi et la “procédure” pour porter réclamation contre le comportement d’un autre enfant, l’institutrice rompt avec une relation personnelle où elle viendrait “consoler” l’enfant en prenant sa défense et elle diffère la solution au problème qui sera réfléchie collectivement au conseil 1373 . Lors des entretiens, les enfants nous expliquent que souvent, après avoir écrit leurs griefs sur un papier et l’avoir déposé dans la boîte “ce qui ne va pas”, ils oublient ce qui s’est passé et le jour du conseil, ils n’ont plus de sujet de plainte. L’écrit permet de différer le geste ou la parole: dans le cas des conseils, il “remet” à plus tard l’affront qui sinon aurait été direct entre deux enfants, ce que souligne également le livre de la Maison des Trois Espaces:“Oui, mais dans la cour?...Quelquefois une bagarre éclate de manière imprévisible...échange d’insultes, de coups...regards et mots sont autant de menaces...L’adulte intervient pour séparer, différer ce <<combat>>, les enfants savent qu’ils pourront en parler au conseil. Et d’ici là, peut-être l’oubli...” 1374 .

A partir de là, on peut se demander si tous les enfants ont les mêmes dispositions à différer leurs remarques et dans quelles conditions peut fonctionner un conseil de classe. L’analyse d’une séance peut nous aider à aborder ces questions

Classe de CE2/CM1/CM2. Vendredi 18 juin 1993 (14h30/15h30)

  • La secrétaire écrit l’ordre du jour au tableau:
    • Mots
    • Questionnaire
    • Annie
    • Textes
    • Objets trouvés
  • Lubna (animatrice du conseil) lit les mots contenus dans chaque boîte: elle commence par “ce qui ne va pas”, puis passe à “ce qui va”, aux “idées” et aux “objets perdus”. A chaque fois, elle lit les mots, avec le nom de l’enfant qui l’a signé, et les autres élèves lèvent le doigt pour demander la parole et intervenir. Lubna donne la parole et Marion (la trésorière) inscrit les noms des “gêneurs” au tableau (ceux qui prennent la parole sans autorisation ou qui s’agitent en perturbant le conseil).
  • Puis, Lubna se tourne vers le tableau et passe au “questionnaire”. L’idée vient de l’enseignante, mais ce sont les responsables du bureau qui ont rédigé le contenu (à part quelques questions): c’est une sorte de bilan de l’année (on est en mi-juin, et l’école est bientôt fermée). Lubna lit chaque point et les enfants doivent réagir en levant le doigt à chaque fois s’ils veulent intervenir pour dire ce qu’ils pensent.
    •   “1- Qu’est-ce que vous avez préféré comme stage?
      BCD
      stage math / géométrie
      dialogue”

      <...>
    •   “2- Quand vous réfléchissez, est-ce que vous le faites dans votre tête, tout haut ou à voix basse?”
      <...>
    •   “3- Aimez-vous passer au tableau?”
      <...>
    •   “4- Vous aimez l’ambiance de la classe dans le travail ou dans la cour?”
      <...>
  • La trésorière a déjà écrit onze prénoms au tableau (Mounir, Salim, Wafa, Marco, Héléna, Sébastien, Raphaël, Brahim, Daniel, Ridha, Bertrand) dont certains avec des croix
    •   “5- Si vous avez eu une responsabilité au bureau, est-ce que cela vous a plu?”
      <...>
    •   “6- Est-ce que vous avez aimé l’entretien avec Rachel?”
      <...>
    •   “7- Est-ce que vous aimeriez changer de place?”
  • Les enfants commencent à s’énerver et un brouhaha s’élève dans la classe. Karima explique qu’elle veut changer de place, parce qu’elle ne veut plus être à côté de Chokhari.
    Marco se moque: “Ah! je sais pourquoi!”
    Institutrice: “Je te signale qu’on est en conseil, qu’il y a des règles à respecter. Tu aimes te moquer des autres?”
  • Héléna se fait expulser de la classe.
  • Mounir: “J’aime bien être à côté de Martine, parce qu’elle ne parle pas” . Les enfants rient car Mounir est un garçon qui parle beaucoup et on peut douter de son réel désir de se trouver à côté d’un enfant qui ne parle pas.
  • Deux garçons (dont Marco) se font exclure du conseil; Daphna et Martine rient abondamment.
  • Mounir donne ce qu’il croit être l’explication de cette agitation: “Y’ z’arrêtent pas de dire à Marion de dire...j’aime bien être à côté de Mounir, parce qu’il parle beaucoup”
  • Daphna réplique, en levant d’abord le doigt pour demander la parole: “Tu dis n’importe quoi, qu’est-ce que t'en sais de ce que je dis?”
  • A la demande de l’institutrice, le débat est clos (les enfants s’énervent trop et n’écoutent plus leurs interventions respectives) et Lubna continue à lire les rubriques du questionnaire:
    •   “8- Est-ce que vous vous entendez bien avec votre voisin?”
    •   “9- Quelle est la place dans la classe qui vous convient?”
  • Le conseil se poursuit par une intervention de l’enseignante: l’année prochaine sera dégagée une heure et demi pendant la période périscolaire, pour aider les enfants qui ont des problèmes d’apprentissage. Puis elle présente les critères qui ont été décidés par les maîtres pour former les classes à la rentrée:
    • garder deux ans le même enfant
    • garder un équilibre fille / garçon
    • garder un équilibre au niveau des dates de naissance
    • garder un équilibre au niveau des nationalités
    • avoir des niveaux scolaires répartis équitablement
  • L’enseignante précise que chaque élève aura un livret où sera écrit tout ce qu’il doit savoir pour partir en 6ème. Cela lui permettra de faire le point sur ce qu’il sait / ce qu’il ne sait pas.
  • La partie “textes” consiste à faire lire des textes écrit et proposés par quelques enfants de manière “libre”, et à voter ensuite pour savoir quel texte sera retenu afin de le présenter au journal de l’école.
  • Enfin, la rubrique “objets trouvés” consiste à sortir d’un carton tout un ensemble d’objets qui ont été posés là au fur et à mesure qu’ils étaient trouvés.
  • La fin du conseil, avec l’intervention de l’enseignante, la lecture ainsi que le vote des textes, et la rubrique “objets trouvés” contraste énormément avec l'ambiance du “questionnaire”: deux ou trois enfants seulement lèvent le doigt, pour demander simplement des détails ou des explications, sans que leurs interventions donnent lieu à des débats ou à des affrontements.

Le déroulement du conseil, loin d’être uniforme, comporte des changements d’ambiance importants, puisque si les questions de 1 à 6 n’ont suscité qu’un intérêt moyen (peu d’élèves interviennent et ce qu’ils énoncent n’est guère “passionné”), par contre les questions 7 et 8, qui impliquent des relations personnelles entre les enfants sont l’occasion de différentes digressions, sanctionnées immédiatement par des croix, voire par l’exclusion lorsque le taux des trois croix est atteint. C’est au moment où le conseil aborde des questions plus “personnelles” et qui engagent directement les élèves que le groupe d’enfants s’anime, s’intéresse aux débats et certains ont un comportement tellement agité qu’ils se font exclure du conseil. A ce moment là, ils ne donnent pas l’impression de “chercher” à se faire “sortir de la classe” (pour se “faire remarquer” ou pour s’abstraire de la situation scolaire), mais plutôt de ne pas arriver “à se retenir”, de ne pas pouvoir s’empêcher d’intervenir immédiatement, de manière orale (sans lever le doigt), gestuelle (l’agitation corporelle est à son comble) et contraire à la loi (notamment en se moquant des autres enfants ou en les menaçant physiquement 1375 ). C’est d’ailleurs à partir de ce moment là que l’institutrice est obligée de rappeler une des lois du conseil.

D’après les entretiens avec les enfants et l’institutrice, il semblerait qu’à chaque conseil, beaucoup d’enfants se fassent expulser. Le trésorier désigne par une croix au tableau tout élève trop perturbant pour le conseil: au bout de trois croix, l’enfant est exclu 1376 . Dans l’observation décrite ici, sur les onze élèves qui reçoivent un avertissement, on retrouve six des sept élèves classés “en difficultés scolaires” pour la 1ère année 1377 (dont Héléna et Marco, qui se font même exclure), une fille classée en “difficultés scolaires” pour la 2ème année et quatre garçons classés en “réussite scolaire” (2ème ou 3ème année): on dirait que le mode de relation valorisé par le conseil convient davantage à des élèves plutôt en 2ème ou 3ème année (est-ce que ceux de 1ère année sont trop “jeunes”?), plutôt à des élèves “en réussite” qu’”en difficultés” et plutôt aux filles qu’aux garçons (parmi les “gêneurs”, on ne relève que trois filles sur les douze que compte la classe et parmi ces trois filles, aucune n’est en “réussite scolaire”).

Dans le cadre de l’école Anatole France 1378 où nous avions observé un conseil de module (CE2/CM1/CM2, soit plus de soixante enfants), les instituteurs avaient été obligés d’ ”adapter” la procédure par rapport à la pensée pédagogique de Célestin Freinet. Ainsi le secrétaire du conseil avait pour fonction de consigner les propos échangés, les décisions votées mais aussi d’inscrire le nom des “gêneurs” qui, lorsqu’ils avaient été désignés comme tels, devaient sortir du conseil pour aller dans une salle annexe, surveillée par une institutrice (l’expérience avait montré qu’il était impossible de laisser le groupe d’enfants seul, car ils s’agitaient trop) 1379 . Comme à la Maison des Trois Espaces, une prise de note préalable au tableau permettait de signaler une première fois à l’élève qu’il avait été repéré par son comportement troublant pour le conseil. Cette nécessaire adaptation des pratiques des institutrices par rapport à la pédagogie Freinet (qui n’a jamais prévu que le secrétaire devait en plus surveiller ses camarades), les observations faites à la Maison des Trois Espaces soulignent nous semble-t-il les limites d’un fonctionnement “auto-gestionnaire” avec des enfants de milieux populaires, surtout lorsqu’on compare avec des pratiques de conseil similaires à la configuration C.Freinet dont la population est plutôt originaire des “classes moyennes”: l’institutrice de la classe de CM1 observée n’a jamais prévu dans le conseil une responsabilité consistant à surveiller et éventuellement exclure les enfants trop perturbants et d’ailleurs il ne lui est arrivé que très exceptionnellement d’écarter un élève du conseil 1380 .

Ces observations de trois écoles primaires différentes pratiquant le “conseil d’enfants” nous laissent à penser que la forme de régulation valorisée par l’intermédiaire de ces conseils ne peut fonctionner qu’avec des enfants ayant intériorisé certains modes d’être (qui font “sens” pour eux), en particulier l’expression orale régulée (en attendant son tour de parole et en ne réagissant que verbalement selon des tournures autorisées, non agressives) et l’expression différée par l’écrit (en inscrivant ses remarques écrites à l’ordre du jour du prochain conseil). Le fonctionnement des conseils suppose ainsi un ethos caractérisé par une capacité à s’auto-discipliner pour reporter sa réaction au moment du conseil, attendre son tour de parole, intérioriser des lois et des dispositions à verbaliser (plutôt que de s’exprimer par le corps), à expliquer pourquoi on n’est pas content ou à se justifier face à une conduite reprochée.

Or cet ethos nous semble éloigné de celui dominant dans les familles populaires, et ceci pour plusieurs raisons. Il faut rappeler d’abord l’importance du corps dans les milieux populaires, comme mode d’expression privilégié 1381 en tant que “vecteur principal de l’expression des sentiments, la <<correction>> pouvant être aussi une manifestation de l’attachementeten tant qu’“<<outil>> par lequel passent les rapports de force” 1382 . P.Bourdieu souligne l'importance, dans les familles ouvrières, accordée aux valeurs de virilité qui sont "une des forces les plus autonomes de la conscience qu'ils prennent d'eux-mêmes en tant que classe" 1383 . La place de la virilité (comme force de combativité et puissance sexuelle) dans la représentation que les membres des classes populaires se font de leur identité "entretient sans doute une relation intelligible avec le fait que, dans la lutte des classes, les classes populaires n'ont d'autres armes que le retrait de la force de travail et la force de combat" 1384 . Contre une interprétation normative de ces comportements liés au rapport au corps qu’entretiennent les milieux populaires, D.Thin rappelle que “La violence physique dans les relations entre parents et enfants n’est pas un dérèglement ou n’est un dérèglement que si on la compare au mode de relations dominant et légitime qui exclut l’usage de la force entre enfants et adultes, et entre êtres sociaux en général Elle est, d’un autre point de vue, tout à fait réglée et cohérente avec l’importance du corps et de sa force dans les classes populaires d’une part, et d’autre part, avec la contextualisation et l’immédiateté de l’expression de l’autorité” 1385 .

Dans la configuration de la Maison des Trois Espaces, certains enfants se lèvent en cours de conseil, gesticulent, menacent et insultent les autres élèves: ils rompent avec le mode de régulation du conseil où la domination physique n’est pas admise comme critère d’imposition d’un point de vue et leur comportement montre qu’au moment où les enjeux (qui relèvent de la sociabilité entre pairs) sont particulièrement forts pour eux, ces élèves renouent avec le mode d’expression et de résolution des conflits dont ils sont le plus familiers.

En effet, dans les milieux populaires étudiés par B.Bernstein, l’intervention des parents est immédiate, elle vise à empêcher “les actes de désobéissance ou les actes condamnables” et elle passe peu par l’explicitation, la justification de l’interdiction, “alors que les parents des classes supérieures sont sensibles aux intentions et agissent par référence à des normes individualisées. Dans les foyers ouvriers, les actes qui appellent des mesures de discipline ne suscitent guère de discours ni d’investigation verbale de leurs motifs. Plutôt que la culpabilité, c’est, semble-t-il la honte, c’est-à-dire le sentiment que le groupe accorde un moindre respect à une conduite donnée, qui gouverne le comportement” 1386 . Le retour réflexif sur la faute commise a peu de sens pour les familles de type “positionnel” 1387 (plus fréquentes dans les classes populaires que dans les autres classes sociales) où les “jugements et processus de décision sont <...> fonction du statut des membres plutôt que de la qualité de la personne” 1388 : le contrôle social “s’opère moins par l’intermédiaire de significations verbales élaborées et s’attache moins à la personne et plus au statut formel de l’assujetti (l’enfant)” 1389 . La régulation sous forme de conseil semble ainsi mieux convenir aux élèves des familles à orientation personnelle (dominantes dans les classes supérieures), qui “dès les premières années de l’enfant, le sensibilisent au langage et favorisent son développement linguistique afin de pouvoir recourir au type de contrôle qu’elles privilégient” 1390 . Dans ces familles, les principes moraux sont justifiés 1391 comme dans les conseils alors que dans les familles populaires, la tendance à la sanction prime sur la justification:”D’une part, les plaidoyers des enfants sont peu écoutés ou plutôt ne sont pas recevables, seule compte la <<faute>> commise, l’acte qui suscite la colère des parents <...> D’autre part, les parents n’ont pas à justifier leur décision, qui relève de leur autorité statutaire, c’est-à-dire de l’autorité qui leur est conférée par leur statut de père ou de mère dans la famille. La décision s’impose aux enfants d’abord par le fait qu’elle émane des parents et non pas par les justifications ou les verbalisations qui l’accompagnent. Les punitions ou les décisions sont peu négociables et l’enfant qui tente de les contester s’expose à de nouvelles sanctions” 1392 .

Dans les classes populaires urbaines plus que dans les autres classes sociales, les sanctions tendent à être contextualisées et immédiates:“<L’autorité> s’applique en relation à une situation précise et immédiate davantage qu’en référence à des conséquences éducatives plus lointaines. La sanction peut prendre la forme de punition consistant à priver l’enfant d’un jeu, de sortie ou de télévision, la forme de cris ou de châtiments corporels mais elle intervient de manière instantanée, en réaction immédiate à une situation ou un acte que les parents réprouvent ou qui les offusque” 1393 . Du fait que la sanction est contextualisée, elle dépend des circonstances, elle est plus variable en fonction de l’humeur des parents 1394 et un même fait répréhensible peut être réprimé différemment, privilégiant l’intervention arbitraire plus que l’application d’un principe identique, d’un système de valeur indépendant des circonstances:“<Dans les familles des couches inférieures de la classe ouvrière>, bien que l’autorité soit explicitement définie à l’intérieur de la famille, les valeurs qu’elle exprime ne donnent pas naissance à l’univers -spatial et temporel- agencé avec soin de l’enfant des classes supérieures. L’exercice de l’autorité ne s’accompagne pas d’un système stable de récompenses et de punitions, mais peut souvent paraître arbitraire” 1395 . Ce mode d’application des sanctions dans la relation d’autorité développe chez l’enfant une certaine “psychologie” ou au moins une capacité à observer, à anticiper et à s’adapter à l’humeur de ses parents qui contraste avec le cadre du conseil où les sanctions sont appliquées d’une part relativement à des lois réfléchies et négociées bien avant et d’autre part de manière la plus indépendante possible de l’état des sentiments de chacun (enseignant comme enfants).

Notes
1361.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles, Ed. ESF, Paris, 1993, p.40

1362.

On peut consulter l’organigramme des conseils de la Maison des Trois Espaces en annexe J4.

1363.

Mise en place en Angleterre au début du XIXème siècle, cette organisation pédagogique inspira les fondateurs de la méthode mutuelle.

1364.

G.Vincent, L’Ecole primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.75

1365.

“Ce n'est pas la classe qui est érigée en tribunal, comme on l'a dit parfois: le tribunal est automatiquement constitué de ceux qui, nommés moniteurs par le maître parce qu’ils sont les plus instruits, les plus grands, les plus fermes et les plus distingués par leur bonne conduite, ont en quelque sorte un pouvoir délégué”, G.Vincent, L’Ecole primaire française, PUL, Lyon, 1980, p.75

1366.

Extrait du Dictionnaire de pédagogie (F.Buisson), cité par G.Vincent, L’Ecole primaire française, p.74

1367.

cité dans Apprendre ensemble, apprendre en cycles, p.42, 43

1368.

Pour la Maison des Trois Espaces, la présence d’une personne extérieure pour observer nécessite même l’aval des membres du conseil normalement limité aux élèves et à la maîtresse: notre présence lors des conseils a exigé au préalable une demande d’autorisation officielle formulée par l'enseignante auprès des enfants.

1369.

L’animateur de conseil (comme le trésorier et le secrétaire) à la Maison des Trois Espaces doit motiver sa candidature devant la classe qui vote ensuite pour celui qui a été le plus persuasif.

1370.

A la Maison des Trois Espaces, le public est assis face à l’animateur du conseil et aux autres membres du bureau. En allant plus loin dans l’analogie, on pourrait penser que le secrétaire fait office de greffier (qui prend note de la séance) et qu’une partie des fonctions du trésorier relève de la tâche de l’huissier (qui assure la police de l’audience).

1371.

A ce titre, les enfants ne devraient donc pas en principe réagir en fonction de leurs affinités avec tel ou tel élève ou en fonction de leurs propres intérêts, et ceux qui sont au jury ou au bureau du conseil, devraient assumer leurs fonctions dans le cadre défini par leur poste.

1372.

Les écritures des enfants doivent être rangées dans l’une des quatre “boîtes à paroles” du conseil: "ce qui va", "ce qui ne va pas", "les idées", "les objets perdus"

1373.

Deux autres cas se présente pendant nos observations en classe de 3ème cycle

(18.06.93) Pendant la récréation de 10h15, les filles responsables du bureau préparent le conseil de cet après-midi. Sébastien a eu un problème avec Daniel et il demande à l’institutrice si ce problème va être abordé au conseil. Comme il n’a pas écrit de mot, l'institutrice lui dit de s’arranger avec le bureau. Mais les responsables refusent de prendre en compte la demande de Sébastien, car il n’a pas écrit de mot avant la préparation.

(7.06.93) En rentrant de la récréation du matin, les enfants discutent à voix haute de la bagarre de Corinne avec un enfant d’une autre classe. L’institutrice qui pourtant a entendu, ne relève pas, ne pose aucune question. Interpellée par un élève qui lui demande si "c’est bien, ce qu’elle a fait Corinne?", l’institutrice répond que s’il y a un problème, il faut le noter sur un papier pour l’ordre du jour du prochain conseil.

1374.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles, Ed. ESF, Paris, 1993, p.40

1375.

Ce que nous avons pu relever lors d’un autre conseil.

1376.

Dans la classe de module 3 du collègue qui travaille en décloisonnement avec la classe observée, les élèves ont refusé que ce rôle soit tenu par un enfant: c’est l’instituteur qui est chargé de désigner par une croix les élèves perturbants.

1377.

Parmi ces six élèves se trouve Sébastien dont le bref passage au bureau en qualité de trésorier montre que son éthos l’éloigne trop des “règles” de fonctionnement et d’échange du conseil, puisqu’il adopte un style trop autoritaire, quasi despotique avec ses camarades (qui ne le supportent pas, étant donné que lui-même est loin d’adopter la posture idéale de l’élève “discipliné”). L’institutrice relate cette période et les réajustements qu’elle a dû faire: “Y’a un moment, quand Sébastien était trésorier, où c’était carrément foireux...Alors on en a parlé, et puis bon Sébastien est revenu sur sa sévérité, mais un coup...y’a la moitié de la classe qui était expulsée! <...> Alors là, il s’est rendu compte que vraiment il exagérait, alors il s’est calmé, et puis il s’est trouvé que deux semaines après, on changeait, on faisait les élections. Et s’il avait continué sur ce terrain là, je serais intervenue!”

1378.

mémoire de maîtrise: La pédagogie Freinet, une "école pour le peuple"?, Université Lyon II, sous la direction de R.Bernard, B.Lahire et D.Thin, 1990-91.

1379.

Selon une institutrice, chaque conseil de module voyait l’exclusion d’au moins huit enfants, et nos observations nous ont amené à constater que le rythme des exclusions s’accélérait à mesure que le conseil s’avançait.

1380.

Voir supra la partie V,1,c de cette configuration: "Le fonctionnement institutionnel des réunions de coopérative"

1381.

Dans sa description auto-biographique des classes populaires anglaises de son enfance, R.Hoggart parle de “disputes périodiques” qui “étaient perturbantes; elles témoignaient d’une vie totalement dépourvue de calme, une vie où l’on maîtrisait mal les émotions immédiates, une vie où les sentiments étaient brutaux et poussés à des extrémités qui n’étaient ni nécessaires, ni justifiées”(33 Newport Street , Ed. Gallimard/Le Seuil, Paris, 1991, p.57). R.Hoggart fait allusion également à sa dure expérience de la cour de récréation de son école élémentaire, "jungle à demi surveillée", dans laquelle les écoliers issus des rudes classes populaires de Hunslet, destinés à devenir des "durs" comme leurs pères (dont ils s'attendaient à fréquenter les mêmes usines de construction mécanique), s'exercent à ce qu'ils perçoivent comme une vie rude et virile en maltraitant verbalement et physiquement ceux qu'ils désignent comme ne faisant pas partie de leur classe d'origine (33 Newport Street, p.192).

1382.

D.Thin, Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines: une confrontation inégale, thèse de doctorat de sociologie, sous la direction de G.Vincent, Université Lyon II, juin 1994,p.238

1383.

"Remarques provisoires sur la perception sociale du corps", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°14, 1977, p.53

1384.

idem, note bas de page 53

1385.

Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires, thèse de doctorat en sociologie, sous la direction de G.Vincent, Université Lyon II, juin 1994, p.238

1386.

Langages et classes sociales (codes socio-linguistiques et contrôle social), Ed. de Minuit, Paris, 1975, pp.46 et 47, note de bas de page)

1387.

B.Bernstein définit les familles positionnelles comme des familles “où le champ de décision est fonction du statut formel de leurs membres” et où “On y rencontre une séparation tranchée entre les différents rôles; les domaines où les différents membres de la famille sont habilités à prendre des jugements sont délimités formellement en fonction du statut formel des sujets” (Langage et classes sociales, Ed. de Minuit, Paris, 1986, p.204)

1388.

Langage et classes sociales, p.206

1389.

idem, p.208

1390.

Langage et classes sociales, Ed. de Minuit, Paris, 1975, p.208

1391.

Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas de morale dans les sanctions infligées par les familles populaires à leurs enfants, comme le souligne D.Thin: “Nous ne dirons pas qu’il n’existe jamais de base morale aux sanctions infligées aux enfants dans les familles populaires mais plutôt qu’on a affaire à un morale pratique qui s’exprime dans l’acte répressif lui-même, sans l’accompagnement discursif permettant une prise de distance réflexive de la part des enfants comme des parents” (Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines: une confrontation inégale, thèse de doctorat en sociologie, sous la direction de G.Vincent, Université Lyon 2, juin 1994, p.232)

1392.

Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines: une confrontation inégale, p.213

1393.

idem, p.232

1394.

D.Thin souligne que la sanction est “souvent liée à l’humeur des parents, à leur état d’énervement ou de fatigue, à leur capacité de résistance aux comportements de leurs enfants <...> Dans certaines familles, les sanctions, les punitions, les relations d’autorité semblent donc dépendre de la colère des parents, de l’état de leur patience...davantage que de règles formelles valables à tous moments ou de principes intangibles” (Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires: une confrontation inégale, p.233)

1395.

B.Bernstein, Langage et classes sociales, Ed. de Minuit, Paris, 1986, p.39