3- L’incorporation des règles inscrites dans la matérialité de l’espace: placements et déplacements

L’impression première qui peut venir à l’esprit d’un observateur de la Maison des Trois Espaces est celle d’une manque “anarchique” d’organisation et de régulation des allers et venues dans l’école, alors qu’en fait les déplacements des élèves, loin d’être entièrement spontanés, sont soumis à des règles selon un cadre bien précis: si l’enfant peut aller seul dans l’école, c’est toujours avec un objectif et avec l’autorisation d’une personne adulte ou d’un enfant responsable. Ainsi, l’institutrice sollicite le facteur, habilité officiellement à faire le lien entre la classe et l’extérieur pendant les heures de cours (pour envoyer des messages à d’autres collègues, pour aller chercher du matériel...) et les responsables de récréation attribuent des “bracelets” de couleur (qui sont en fait des brassards) dans la limite des places disponibles (trois pour chaque type d’activité) : jaune pour jouer au ping-pong ou bleu pour aller à la BCD. On est donc loin de la “spontanéité” apparente des déplacements des élèves dans la Maison des Trois Espaces! Des bracelets rouge sont distribués par l'institutrice, après approbation du projet présenté par les enfants (par exemple monter une danse ou une pièce de théâtre, habiller les petits, travailler en classe) 1396 . Ces bracelets permettent d’identifier rapidement les enfants qui circulent sans autorisation dans la “rue centrale” pendant la récréation, ou qui ne sont pas au bon endroit (par exemple un enfant avec un bracelet bleu n’a rien à faire au ping-pong). Ils ont été mis en place suite à la demande des enfants qui souhaitaient faire des activités à l’intérieur pendant la récréation, alors qu’une loi leur interdisait de circuler dans la rue centrale.

La pratique des bracelets n’est pas sans rappeler le “permis de circuler” qui régule les déplacements internes ainsi que nous l'avons observé à l’école A.France de Vaulx-en-Velin: ce carton que l’enfant porte à la main ou bien autour du cou est distribué à tous les enfants en début d’année, avec des règles qui sont surtout valables pour les récréations 1397 . Si un instituteur remarque qu’un enfant ne respecte pas les règles, le permis lui est retiré une première fois deux jours durant lesquels l’enfant n’a plus le droit de rester en classe pendant les récréations et la sanction est inscrite à la fois sur le permis et sur un tableau affiché dans le couloir. La deuxième fois, le retrait est d’une semaine, la troisième fois c’est un mois et la quatrième c’est définitif, c’est à dire que l’enfant est obligé de passer toutes ses récréations dehors (jusqu’à la fin de l’année scolaire), sans pouvoir aller à la salle de danse, ni à la bibliothèque et sans pouvoir s’inscrire au jeu informatique. Le “bracelet”, le “permis de circuler” sont des systèmes “objectifs” de régulation, épargnant les interventions personnelles et répétées de l’enseignant; le principe de cette “signalétique” n’est pas sans rappeler le “signal” du maître lasallien, sorte de baguette qui évitait au maître de donner des ordres verbaux. Par le “signal” ou par la “signalétique”, on rappelle à l’enfant qu’il doit obéir non pas à son instituteur en tant que personne, mais à des règles impersonnelles, valables pour tous.

On relève quand même des différences dans les modalités d’application de la signalétique entre l'école Anatole France et la Maison des Trois Espaces où les “bracelets” ne sont confiés que l’espace d’une récréation, par des élèves responsables indépendamment des infractions commises par l’enfant. Par ailleurs, à la Maison des Trois Espaces, la régulation des sorties de la classe pendant les heures de cours ne repose pas comme à l’école Anatole France sur un signal, en l'occurrence un système de feux (le rouge indiquait qu’un enfant était sorti, le vert que personne n’était dehors, les élèves ne pouvant sortir qu’un à la fois). Dans la classe de 3ème cycle observée à la Maison des Trois Espaces, les usages de placement et de déplacement des enfants reposent davantage sur la sollicitation d’un comportement raisonné, que ce soit pour sortir temporairement de la classe, comme pour se déplacer à l’intérieur de la salle ou bien pour choisir un emplacement. Ainsi les élèves peuvent sortir (pour aller aux toilettes) en demandant l’autorisation à la maîtresse, mais sans être obligé de spécifier l’objet de leur sortie et quand il arrive à un élève d’oublier de demander l’autorisation, l’institutrice lui demande simplement où il va mais sans le blâmer. Pendant la classe, un enfant peut très bien rester debout pendant toute une leçon, se laver les mains au lavabo de la classe ou bien tourner le dos à l’enseignante quand elle est en train de parler sans se faire reprendre, sauf si l’institutrice est sûre que c’est une “dérobade”: “Mais si c’est un gamin qui suit, dont je sais qu’il suit, pourquoi pas? <...> Ca me gêne pas. Bon c’est un peu surprenant pour ceux qui regardent, mais j’ai...enfin, je me suis rendue compte, surtout des enfants d’ici, des gamins qui apparemment ne suivent pas, se lèvent, etc...Mais en fait, ils ont tout enregistré. Alors tant que ça gêne pas le travail!...” . Autrement dit l’élève est autorisé à bouger son corps dans la classe éventuellement même à sortir, à partir du moment où il apporte la preuve que son attention et sa volonté de travailler scolairement n’en sont pas affectées 1398 (nous verrons que l'enseignante de la configuration C.Freinet partage la même conception). La position assise, la tension du corps et le regard tourné vers le maître ne sont pas pour cette institutrice des critères indispensables pour la “bonne écoute” scolaire 1399 , contrairement à la configuration J.Giono 1400 . Cette conception rompt en partie avec l’idée de clôture scolaire (la porte de la classe est constamment ouverte, les arguments de l’institutrice étant qu’elle n’a rien à cacher pendant la classe et qu’elle ne veut pas vivre dans l’angoisse du vol en dehors des heures de cours 1401 ) et en partie aussi avec l’idéal kantien pour lequel l’apprentissage scolaire est d’abord moralisation et inculcation d’une posture où les gestes et les mouvements autres que ceux autorisés (par exemple lever le doigt, sortir ses affaires, écrire...) sont considérés comme “parasitaires” par rapport à la tâche: “Pour bien travailler, il faut être attentif; pour être attentif, il faut être immobile et silencieux, c’est du moins la posture idéale souhaitée par les enseignants” 1402 . Mais pour autant l’élève de la Maison des Trois Espaces reste astreint à des postures du corps, même si elles ne sont plus aussi “lisibles”, “évidentes”: lorsqu’il se déplace dans la classe, l’élève doit se plier à la loi exigeant de respecter les autres enfants et ses possibilités d’évolution dans la classe doivent être limitées par son attitude raisonnable, non fuyante face au travail scolaire, attitude évaluée par l’institutrice qui doit faire preuve d’une perception fine, plus “psychologique”, plus “personnalisée” que l’enseignant interdisant à tous les enfants de se déplacer dans la salle pendant les heures de classe et qui oblige les élèves à aller aux toilettes à la récréation. B.Bernstein montre que dans la pédagogie “invisible” (où entre autres l’enfant jouit d’une autonomie pour choisir et agencer ses activités selon le contexte ordonné par l’instituteur 1403 ) l’enfant s’expose constamment au regard de l’enseignant qui peut évaluer sa “capacité” et son “activité”: “La théorie appelle une surveillance totale -mais invisible- de l’enfant, parce qu’elle met en rapport ses dispositions internes avec chacun de ses comportements extérieurs” 1404 .

En ce qui concerne l’agencement des tables dans la classe, l’institutrice fait là encore appel à la raison des enfants: elle n’exige pas que toutes les tables soient face au tableau ou à son bureau, elle laisse les élèves installer les bureaux comme ils veulent et la configuration se modifie progressivement en fonction des situations de travail à faire: “Spontanément, les enfants ont une disposition très classique...en début d’année, c’est des rangs d’oignons, ça c’est informe, c’est un peu n’importe quoi. Et puis petit à petit, ça se construit, ça se modifie. Quand ils se rendent compte que y’a différentes situations de travail dans la journée. Travail à deux, seul, en petits groupes...alors ça se modifie en fonction de ça, quand ils ont compris” . Le placement des enfants à leurs bureaux suit la même logique, en sachant que la règle reste de pouvoir travailler à côté de son voisin: l’institutrice laisse les élèves s’installer où ils veulent en début d’année, au bout d’une semaine, le conseil de travail se réunit et des “propositions” sont faites par la classe pour changer les enfants de place, là où ça pose des problèmes (notamment les élèves qui sont trop “copains” et qui n’arrivent plus à travailler 1405 ). Les élèves peuvent demander à ne pas travailler avec un enfant, et l’institutrice lui demande alors avec qui il veut travailler. Souvent même, elle laisse la possibilité aux enfants de choisir s’ils veulent travailler seul ou à deux, lorsqu’elle donne des exercices, la condition étant toujours de travailler réellement et non pas de s’amuser 1406 ; les deux enfants peuvent communiquer et s’aider pour réaliser l’exercice, ou bien pour se corriger (par exemple elle demande souvent pour les dictées que les enfants comparent leur texte avec leur voisin, avant de recopier la dictée au propre sur le cahier du jour). Parfois même, l'enseignante demande aux élèves de décider de la manière dont va se constituer les voisinages des élèves dans la classe:

Cette observation amène deux remarques: l’élève est confronté avant même le choix de son voisin de classe, à la décision de la manière dont les places vont être attribuées (imposition par la maîtresse, discussion mercredi prochain entre les élèves, choix à partir d’une liste pré-établie par les enfants). Il est intéressant de relever que face à cette “liberté” d’un mode de relation de pouvoir concernant une décision scolaire et alors qu’ils sont habitués normalement dans cette classe à un mode relationnel plutôt “négocié” avec l’institutrice, les élèves adhèrent en majorité (11 voix lors du 2ème vote) à l’idée du choix imposé par la maîtresse qui ne peut s’empêcher d’ailleurs de donner les critères objectifs et raisonnable du mode d’attribution des places.

Les séances de travail amènent très fréquemment les élèves à changer de place, à prendre le bureau d’un autre, notamment pendant le travail personnalisé où“L’enfant a toujours la possibilité, sinon l’obligation, de circuler1407. Il peut travailler à sa place avec d’autres si l’instituteur le demande <...> Mais il peut travailler <<ailleurs>> selon ses besoins du moment: à une table, avec un camarade centré sur la même activité, à un autre table, pour s’isoler d’un groupe qui travaille près de lui....Les possibilités sont nombreuses” 1408 .

Notes
1396.

Parmi les enfants que nous avons interrogés, nous n'avons rencontré l’utilisation de bracelet rouge uniquement pour des élèves qui vont aider les petits à s’habiller. Cette observation nous a été confirmée par l’enseignante:“< les bracelets rouges > on l’a mis en place une fois l’année dernière, parce que y’avait beaucoup de demandes, d’activités annexes. Des danses, des trucs comme ça. Cette année, ça a pas marché...Y’avait pas grand’chose. J’crois qu’ça dépend vraiment des années. Donc ça servait exclusivement aux petits. Cette année ça a été ça”.

1397.

“on reste dans une classe si on l’a décidé, on ne fait pas de chahut ni dans une classe, ni dans le couloir, on n’abîme rien”, mémoire de maîtrise de sociologie, La pédagogie Freinet, une "école pour le peuple?", Université Lyon II, sous la direction de R.Bernard, B.Lahire et D.Thin

1398.

Pour donner un exemple où l’institutrice reprend une élève car son attitude est préjudiciable à ses apprentissages scolaires:

(13.05.93) Les élèves font des exercices en fonction de leurs groupes en mathématiques. L’institutrice envoie des enfants au tableau pour corriger des soustractions. Héléna ne cesse de discuter avec sa voisine et de gesticuler, alors que justement elle n’a pas su résoudre sa soustraction et qu’elle aurait besoin d’écouter la correction. L’institutrice la reprend: “Héléna, ça va pas, tu fais autre chose, là, tu perds du temps!”

1399.

Lorsqu’elle reprend certains élèves sur leur posture assise, c’est plutôt pour dire que “cela ne se fait pas” (sous-entendu à l’école comme dans n’importe quel lieu), par exemple à une fille qui met ses pieds sur une chaise.

1400.

Voir infra la partie II,1 de cette configuration: "L'inculcation de postures scolairement adéquates"

1401.

Cette façon de procéder, si elle est partagée par l’instituteur de module 3 dont la classe est voisine de celle de l’institutrice (ils travaillent beaucoup ensemble, notamment en décloisonnement) ne fait pas l’unanimité parmi les enseignants de la Maison des Trois Espaces: l’ancienne “partenaire” de module 3 avec qui l’institutrice travaillait beaucoup avant n’avait pas la même “éthique”, ” Par exemple faire confiance aux gamins...ne pas tout fermer à clef”.

1402.

J. Chobaux, Les corps clandestins. l’école, l’enfant et le quotidien, Ed. Desclée de Brouwer, Paris, 1993, p.54

1403.

La similitude n’est cependant pas totale entre ce que B.Bernstein définit comme “pédagogie invisible” (dans les écoles maternelles et les écoles primaires enfantines) et le fonctionnement pédagogique de la Maison des Trois Espaces, où contrairement à l’une des caractéristiques de la pédagogie invisible, l’accent est porté sur “la transmission et l’acquisition de savoirs et de techniques spécifiques”. Voir la supra la partie V: “Réflexivité et souci des techniques d’apprentissage”

1404.

Classe et pédagogies: visibles et invisibles, Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement, OCDE, 1975, p.8

1405.

C’est le cas par exemple pour Daniel et Bertrand qui sont d’excellents élèves et de très bons amis. Un enfant (Sébastien) de la classe est même “interdit” de travailler avec un autre élève, car il provoque toujours des histoires et des problèmes: l’institutrice l’oblige à travaille seul. Cette conception diffère de celle de l’école Anatole France où les institutrices considéraient plutôt qu’être à côté de son "copain" permet de faciliter les apprentissages (ce qui était très fermement critiqué parmi les parents d’origines populaires hostiles à la pédagogie Freinet).

1406.

Parfois l’institutrice exige que les enfants qui travaillent par deux soient de même niveau.

1407.

On remarquera le contraste entre l’obligation de ne pas se déplacer dans la classe et l’obligation de circuler!

1408.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles, Ed. ESF, Paris, 1993, p.107