a) Le parrainage

“Dans une situation de parrainage, l’enfant n’est pas responsable d’un apprentissage. Il est là comme accompagnateur, pour aider, pour donner des informations. L’adulte est toujours organisateur de ces moments en coopération avec les enfants et les autres adultes concernés" 1440 . Le parrainage (qui doit être “limité dans le temps par un projet précis: il peut durer quelques minutes ou plusieurs fois un quart d’heure” 1441 ) peut être celui d’un enfant par un autre, d’un enfant par plusieurs enfants, de plusieurs enfants par un enfant. Nous n’avons jamais rencontré les deux derniers cas de figure. Les pratiques de parrainage peuvent être de différentes natures:

  • pendant le stage BCD, un groupe d’enfants peut être chargé d’accueillir les autres enfants qui viennent à la bibliothèque, pour les guider, les aider dans leurs recherches et les aider à lire s’il s’agit de petits
  • pendant la récréation, les grands peuvent aller aider à l’habillage des plus jeunes, et ils peuvent également participer à leurs rondes et à leurs jeux
  • dans la classe, un enfant peut se proposer pour accueillir un élève “primo-arrivant” en étant son “parrain”: il lui expliquera le fonctionnement, lui présentera sa manière de travailler, éventuellement, lui traduira certaines phrases s’il parle la même langue étrangère que lui.

Nos observations et l’analyse des entretiens nous ont surtout amené à considérer le parrainage sous la forme de l’aide apportée par les grands du module 3 aux petits du module 1, notamment pour l’habillage et la lecture. Indépendamment du fait savoir si les enfants vont réellement aider les petits (ou s’ils inventent ces pratiques pour “faire plaisir” à la sociologue), les entretiens révèlent les représentations que se font les élèves de la relation pédagogique. Les institutrices de module 1 sont très attachées au fait que l’enfant apprenne seul à s’habiller et à se chausser, qu’on les aide dans leurs apprentissages de la lecture, mais qu’on ne lise pas à leur place et plus largement que les pratiques pédagogiques soient un accompagnement pour permettre l’accession de l’élève à son autonomie. Or certains enfants “en difficulté” ont une conception de l’apprentissage scolaire (faire, montrer, au lieu d’accompagner et de laisser faire de manière “autonome”) qui va à l’encontre des manières de procéder privilégiées à la Maison des Trois Espaces et peut-être que ce décalage est révélateur des problèmes scolaires que ces enfants rencontrent face à un apprentissage principalement basé sur l’“autonomie”, l’acquisition par soi-même et l’intériorisation des consignes.

  • Ali (difficultés): “Pour la lecture, les petits, on leur lit”
  • Q: “Et est-ce qu’il t’arrive de t’occuper des petits, à la BCD ou...”
  • Mounir (difficultés): “Ouais une fois ouais. J’étais au CE1”
  • Q: “Et tu leur as fait faire quoi?”
  • Mounir: “Mmmh...Je leur lis des livres! ‘faut qu’i z’apprennent à lire...”
  • Q: “Et les petits, tu les aides des fois?”
  • Marco (difficultés): “Ouais, ça m’arrive”
  • Q: “Et pour faire quoi?”
  • Marco: “Des fois, i’faut s’habiller, alors des fois y’a un petit qui arrive pas à prendre un truc, alors je le prends et je lui donne”
  • Q: “Par exemple, tu leur fais faire quoi <aux petits>?”
  • Wafa (difficultés): “Euh..je les mets (sic) ses chaussures, je lui mets sa veste”
  • Héléna (difficultés):“J’aime bien m’occuper des petits, j’aime bien les surveiller”

On peut supposer que cette manière très “dirigée” de concevoir l’apprentissage de la manière de se vêtir, de se chausser et d’apprendre à lire provient d’une forme d’expérience de relation au monde acquise dans le milieu familial. J.Lautrey rappelle que “<Le développement cognitif> ne se fait pas dans la simple interaction de l’enfant avec un monde physique qui s’imposerait de manière identique à tous. Le monde des objets lui-même se présente à l’enfant à travers un <<emballage>> social qui influence la forme de ses expériences” 1442 . Lorsqu’une mère habille son enfant d’un blouson, elle fait davantage que simplement le vêtir, elle lui montre (sans qu’il y ait forcément une intention “éducative” derrière) une manière d’apprendre certains gestes, soit en laissant l’enfant “tâtonner”, “essayer de lui-même” en verbalisant ses conseils, soit en lui prenant “d’autorité” les bras pour les enfiler dans le vêtement. On peut rapprocher ces différentes manières de faire de l’étude de Lautrey qui souligne que “Les milieux où l’on met davantage l’accent sur la conformité à un modèle extérieur ont davantage recours à un contrôle externe et immédiat du comportement de l’enfant. Par contre, les milieux qui paraissent davantage chercher à développer l’initiative, l’originalité, adoptent des formes de contrôle du comportement moins immédiates, laissant plus de place à cette initiative” 1443 . Or J.Lautrey montre aussi que “plus la profession du père se situe dans le haut de la hiérarchie sociale, plus le type de structuration que l’environnement familial présente à l’enfant est souple <...> Réciproquement plus la profession du père se situe vers le bas de la hiérarchie sociale, plus le type de structuration tend à devenir rigide” 1444 . J.C Chamboredon et J.Prévost montrent qu’une partie des mères issues des classes supérieures, accordent une forte importance à la fonction de transmission culturelle d'une manière proche de celle valorisée à l'école, ce qui mène à une “quasi-professionnalisation” de leur travail pédagogique de mère, notamment au moment de la prime enfance 1445 . Les enfants en difficultés dont les extraits d’entretien montrent qu’ils ont une manière très “externe” d’apprendre un geste ou une compétence aux plus jeunes sont tous de milieux populaires sauf Héléna (le père est agent administratif et la mère est au foyer) qui présente pourtant le rôle de la mère d’une manière similaire à celle valorisée dans les milieux populaires: la mère est la “gardienne” d’enfants, elle surveille plus qu’elle n’éduque.

C’est pourquoi, certains enfants de milieux populaires et en “difficultés” préfèrent renoncer à la relation de tutorat tellement la relation pédagogique qu’on leur demande d’adopter semble entrer en contradiction avec leur mode de socialisation familial (où aider un enfant, c’est “faire quelque chose”):

  • Q: “Et est-ce qu’il t’arrive de t’occuper d’enfants qui sont dans d’autres classes, par exemple les petits?”
  • Brahim: “Jamais”
  • Q: “Ca t’intéresse pas de le faire?”
  • Brahim: “Si...Mais c’est pas nous qu’on fait tout. On regarde qu’est-ce qu’ils font, quand ils sont coincés, on leur met!”

Enfin les pratiques de parrainage qui consistent à aider les petits à s’habiller et à se chausser semblent être plus appréciées par les filles que par les garçons, et ceci quelque soit leurs performances scolaires et leurs origines sociales, ce qui reflète sans doute un effet des pratiques sociales de division sexuelle des tâches familiales où la mère occupe une fonction de maternage très importante. Ainsi sept filles (Martine, Karima, Sonia, Héléna, Ridha, Dounia, Daphna) sur les douze interrogées nous ont répondu qu’elles aimaient aller aider les petits pour s’habiller et se chausser alors que sur les onze garçons interrogés aucun nous a dit qu’il aimait cette activité, Bertrand soulignant même la perte de temps qu’elle occasionne (“<Les petits> i’sont trop lents, alors y’a des fois on passe une heure pour rien...”) .

Notes
1440.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles, p.55

1441.

idem, p.55

1442.

Classe sociale, milieu familial et intelligence, PUF, Paris, 1990, p.241

1443.

idem, pp.150 et 151

1444.

ibid, p.115

1445.

Le métier d’enfant: vers une sociologie du spontané, CERI, OCDE, Paris, 1975