b) Le tutorat et les échanges réciproques de savoir

Le tutorat “induit une implication différente de celle du parrainage. Le tuteur devient <<co-responsable>> d’un apprentissage qui concerne un autre ou plusieurs autres enfants. Une préparation de ce travail et une prise de conscience par l’enfant <<tuteur>> de la nécessité de la maîtrise d’un concept ou d’une compétence particulière sont indispensables. L’adulte supervisera toujours le déroulement de ces moments afin que l’enfant <<tuteur>> ne soit jamais porteur de l’échec éventuel de son travail avec ou auprès d’un autre enfant” . Les réseaux d'échanges réciproques de savoir 1446 existent dès le module 1 pour “faciliter les interactions” de manière complémentaire aux apprentissages et leur fonction principale est de montrer aux enfants qu’ils savent quelque chose, de leur faire “prendre conscience que <<savoir>>, c’est se donner des perspectives de <<pouvoir>>, qu’ils ont tout un potentiel en eux qu’ils peuvent formuler, exprimer et faire vivre” 1447 . La démarche de l’institutrice consiste à faire en sorte que les élèves repèrent d’eux-mêmes leurs savoirs (elle n’a qu’un rôle de “facilitateur”), puis elle constitue un classeur d’offres (plus “valorisantes” que des demandes) où chaque enfant est présenté avec son savoir (photo avec une légende écrite). L’institutrice insiste pour trouver un savoir à chaque enfant: “Pour les enfants qui ne répondent absolument rien, j’ai donné des exemples à partir d’autres réponses et je les ai observés attentivement dans leur quotidien, pour essayer de faire émerger avec eux des savoir-faire” 1448 (“Pour chaque enseignant, l’objet du dialogue pédagogique de repérage des savoirs n’est pas de constater un échec ou un manque, mais de rechercher les ressources de chacun” 1449 ). Ces réseaux réciproques d’échanges de savoir impliquent trois conceptions de l’apprentissage: premièrement il faut “positiver” la connaissance (source de pouvoir) et redonner confiance aux enfants en leur démontrant que personne ne sait “rien” 1450 ; deuxièmement l’institutrice n’est pas l’unique “détentrice” du savoir, les enfants peuvent apprendre en dehors de sa présence, éventuellement même avec des parents (qui peuvent participer au réseau comme à d’autres projets scolaires); troisièmement, transmettre des connaissances et en recevoir, c’est s’insérer dans des relations sociales.

Les enfants du module 3 utilisent le classeur d’offres systématiquement une fois par quinzaine (pendant une heure et demi), ce qui leur ouvre la possibilité de proposer tous les jeudi un apprentissage à d’autres élèves (le réseau d’échanges réciproques de savoirs fonctionne en parallèle avec les autres ateliers, si bien que les enfants dont l’atelier est annulé ou qui ne se plaisent pas dans leur atelier peuvent venir au réseau). Dans les entretiens, les enfants nous parlent des types d’apprentissages qu’ils font dans ce cadre: la tarte aux pommes, le chech keibab (pain turc), le pipeau. Souvent, les enfants vont au gymnase, pour faire du basket, des rubans, de la gymnastique, sans qu’un des élèves montre aux autres un geste qu’il connaît. Mais le classeur d'offres peut concerner aussi des savoirs scolaires: dans la classe, un enfant peut être un “expert” dans une connaissance (comme les divisions) et aider les autres enfants. Selon l’institutrice, dans l’aide qu’apporte un enfant à un pair, l’élève met en place sa propre stratégie: elle laisse même un enfant qui ne sait pas faire quelque chose donner des conseils à un autre élève:“c’qui est génial avec ce système-là, c’est qu’un gamin comme Marco, qui a eu beaucoup de mal à apprendre des mots, à mémoriser des mots, qui arrivait pas à mémoriser plus de cinq mots, a offert à Salim, qui n’arrive pas non plus à apprendre ses mots, une astuce pour apprendre ses mots! <...> Et ils y arrivent! Et le gamin qui explique à l’autre, qui est pas bien sûr de lui, en expliquant à l’autre, met en place sa propre stratégie. Et il fait des progrès en même temps.”

Ce procédé pédagogique n'est pas sans rappeler la méthode de Joseph Jacotot qui au début du XIXème siècle est placé en situation de "maître ignorant" face à des élèves de l'université de Louvain (Pays-Bas) auxquels il doit apprendre le français sans connaître lui-même un mot de hollandais. L'enseignante de cycle 3 adopte ici, comme J.Jacotot, le principe selon lequel "toutes les intelligences sont égales" et il est possible d'enseigner ce qu'on ignore: "un père de famille, pauvre et ignorant peut, s'il est émancipé, faire l'éducation de ses enfants, sans le recours d'aucun maître explicateur" 1451 . Dans la configuration de la Maison des Trois Espaces, l’objectif pédagogique de “s’entraider” pour permettre un meilleur apprentissage ne nous semble pas aller de soi: en effet, les propos que nous avons pu relever chez les élèves “en réussite scolaire” ne nous incitent pas à penser que le fait d’aider d’autres enfants ou de se faire aider par eux pourrait expliquer leurs bons résultats scolaires. Au contraire, certains enfants “en réussite” décrivent des pratiques très solitaires et individuelles dans leur manière de travailler scolairement. Les bons élèves ne sont pas spécialement attachés à aider les plus faibles qu’eux sur le plan scolaire, surtout s’il y a une grosse différence de niveaux. Dans ce cas, l’initiative vient souvent de l’enseignante qui demande à un élève d’aider un autre beaucoup plus faible que lui, éventuellement en lui demandant de corriger à sa place 1452 .

Elèves “en réussite”

Pour les élèves, la relation d’aide ne leur paraît intéressante que si elle comporte une part de réciprocité, soit en renversant la relation d’aide dans une autre situation (sur un exercice, une matière où l’autre est meilleur) 1453 , soit parce qu’il existe par ailleurs des liens affectifs entre les deux enfants 1454 . Quand cette relation n’est pas réellement réciproque, notamment pour les élèves “en réussite”, elle ne leur paraît pas bénéfique, comme le souligne Bertrand (groupe 2, réussite) dans le cadre du film réalisé par France 3 en mars 1993: le journaliste l’interrogeant sur la manière et la fréquence avec laquelle il pouvait aider les autres, Bertrand répond que “ça dépend qui”. Nous avons pu remarquer dans le cadre de nos observations que cet élève avait tendance en fait à travailler seul, et à refuser d’apporter de l’aide aux élèves plus faibles que lui: il s’intéressait par contre plus aux élèves plus forts, auxquels il lui arrivait de demander des explications. Raphaël (groupe 3, réussite) a la même impression que Bertrand: l’aide aux autres lui paraît être comme une perte de temps et il préfère le travail individuel.

Enfin, lors de nos observations en classe, nous avons même pu remarquer que Daphna (en réussite, groupe 1) à qui l’institutrice avait demandé d’aider une autre fille “en difficultés scolaires” (Ridha, groupe 2) faisait exprès de se tromper en lui expliquant l’exercice. Lorsque l’enseignante lui avait demandé si elle avait “fait exprès de se tromper”, la fille avait alors répondu que “comme ça, elle voudra plus travailler avec moi”. Au total, on peut se demander s’il n’y a pas là une contradiction entre la pratique favorisée de l’entraide mutuelle entre les enfants et les exigences de réussite scolaire qui sont plutôt solitaires. En tout cas, aider les autres à faire leur travail scolaire n’est pas mis en avant par les enfants “en réussite” comme une pratique qui les aiderait eux à réussir scolairement.

Notes
1446.

Cette pratique a été reprise à la Maison des Trois Espaces, suite à l’expérience de Claire Héber-Suffrin à Orly dans les années soixante.

1447.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles, ESF, Paris, 1993, p.68

1448.

idem, p.68

1449.

ibid, p.69

1450.

On est proche ici de la conception développée par l'institutrice de la configuration Guilloux. Voir la partie II,4: "Valoriser les élèves et positiver les situations d'apprentissage".

1451.

J.Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Ed.Fayard, Paris, 1987, p.34

1452.

L’institutrice explique aussi aux enfants des niveaux les plus faibles (1,2) quand ils font des exercices qu’ils doivent essayer d’abord tout seuls, puis que s’ils n’y arrivent pas, ils peuvent demander aux enfants du même niveau, sinon à un élève d’un niveau plus fort. Un enfant qui ne connaît pas la réponse au tableau s’entend souvent demander par la maîtresse “tu veux de l’aide?” et si sa réponse est affirmative, les autres élèves lèvent le doigt pour pouvoir l’aider.

1453.

Ce qui se produit rarement pour les meilleurs élèves du niveau 3 de la classe, ainsi que l’expliquent Raphaël et Lubna (groupe 3).

1454.

C’est le cas par exemple pour Héléna (groupe 1, difficultés): “Par exemple, là, j’ai une copine , elle arrive pas à faire un exercice, alors je l’aide et puis après elle comprend. Mais je l’aide, c’est ma copine...alors les autres, non, pas beaucoup”ou bien Ridha (groupe 2, difficultés) qui explique qu’elle se fait aider par sa copine Lubna (groupe 3, réussite): “quand je comprends pas une opération, y’a ma copine, Lubna, c’est ma voisine, comme elle sait bien travailler alors elle m’explique”.