2- Les pratiques d’évaluation

a) Une évaluation positive et continuelle

A la Maison des Trois Espaces, les notes et les contrôles n’existent pas, mise à part l’évaluation nationale en septembre, épreuve normalisée rendue obligatoire par le Ministère de l’éducation pour tous les CE2 de France (seuls les premières années de la classe observée sont soumis à cette évaluation). Les élèves de 3ème et 4ème année de cycle 3 passent le contrôle départemental commun du mois de mars. Pour autant, les élèves sont soumis à une évaluation incessante depuis le mois de septembre où l’évaluation nationale CE2 sert de point de repère pour les premières années du module 3. Les autres élèves passent des épreuves et des tests de niveaux en lecture, en expression écrite, en maîtrise de la numération et des mécanismes opératoires, en problèmes. La consigne donnée est la suivante: “Fais tout ce que tu sais faire, en allant le plus loin possible”. A partir de ces évaluations sont constitués les groupes de niveaux en français et mathématiques pour commencer l’année scolaire. Une liste de compétences à acquérir en français et mathématiques sert de point de repère pour distinguer les niveaux 1477 : elle est construite sur la base du programme pour le cycle 3 (en détaillant de manière plus précises les compétences attendues). Chaque groupe est divisé en trois feux, qui correspondent aux niveaux: orange, vert et vert+. Il n’y a pas de niveau rouge, suivant le principe selon lequel un enfant qui obtient “rouge” à un exercice, doit recommencer un exercice du même type jusqu’à obtenir un feu orange. Les exercices sont corrigés et évalués à l’aide d’une couleur: rouge, orange, vert. Les enfants peuvent se référer à un tableau affiché dans la classe et collé dans leur cahier de travail personnel, qui indique à quoi correspond chaque feu:

  • “feu vert: j’ai réussi mon travail, je n’ai plus besoin d’aide, je peux encore faire des exercices pour m’entraîner, je peux aider les autres;
  • feu orange: je n’ai pas très bien réussi mon travail, inattention, incompréhension de la consigne...Je n’ai pas besoin de beaucoup d’aide, je peux chercher dans mon cahier, dans un livre, ou demander à un autre élève ou à un adulte. Je dois faire encore des exercices;
  • feu rouge ou deux feux oranges1478: je n’ai pas réussi mon travail, j’ai besoin d’être aidé, je dois travailler à nouveau avec un adulte, je devrai refaire les exercices lorsque j’aurai approfondi cette notion avec un adulte”1479.

La substitution des notes par des couleurs n'est pas nouvelle: on peut citer par exemple les pratiques de F.Oury 1480 qui avait transposé le système des ceintures de judo dans la classe institutionnelle (suivant le principe que les judokas de niveaux différents travaillent ensemble sur le même tatami). L'organisation de la classe se basait, comme dans la configuration de la Maison des Trois Espaces, sur des niveaux 1481 (pour la lecture, l'écriture, l'orthographe, le calcul, les mathématiques), avec des subdivisions (correspondant aux "barrettes" du judo). Pour changer de niveau, un élève devait passer des épreuves en général en fin de trimestre, mais un enfant pouvait demander entre temps à "passer une ceinture".

Ensuite au courant de l’année, des “évaluations continues” permettent de désigner le niveau de l’élève en trois périodes: septembre à décembre; janvier et février; mars-avril-mai. Ces évaluations continues sont faites sur la base du “bilan de la semaine”, durant lequel chaque élève doit vérifier sur le plan de travail 1482 si le contrat prévu a été rempli et il doit noter les résultats obtenus à tous les exercices de la semaine. A chaque changement de période, la maîtresse indique aux enfants s’ils ont changé de groupe ou pas, en se basant à partir des résultats obtenus aux différents exercices contenus dans le cahier du jour. Puis elle note sur un tableau affiché au mur dans quel groupe se trouve l’enfant d’une part en mathématiques et d’autre part en français. Le principe est que l’enfant peut aller d’un groupe à l’autre en progressant, jamais en régressant. Le “cahier du jour” représente de “cahier de contrôle” obligatoire pour l’admission d’un enfant au collège 1483 : à la Maison des Trois Espaces, ce cahier ne regroupe pas comme dans les autres écoles, les contrôles effectués tout au long de l’année, mais c’est plutôt un “cahier de suivi” pour chaque enfant. Dans ce cahier figurent des “exercices du jour” sur un concept, ainsi que des “évaluations sommatives” concernant une “suite d’objectifs pour la maîtrise d’une notion donnée” 1484 . Pas de contrôle donc, mais une logique scolaire d’apprentissage toujours présente, avec un apprentissage progressif, par exercices, après décomposition et avec application de l’acquisition des différentes étapes distinguées. On peut dire qu’il s’agit ici d’une version “moderne” de “vieilles” pratiques d’évaluation et d’exercices d’entraînement avec des indications supplémentaires pour l’élève de la Maison des Trois Espaces: la notation 10 sur 20 désigne un niveau relativement à une moyenne (10), mais l’élève ne connaît pas forcément le niveau des autres enfants (à moins d’un classement annoncé) et il ne sait pas à partir de quelle note son passage s’effectue d’une classe à l’autre. Dans la classe de module observée, le “classement” des élèves est affiché (chacun peut consulter son groupe en français et mathématiques et celui des autres; un tableau figurant dans la “fiche d’évaluation” 1485 indique le nombre d’enfants par niveau) et l’institutrice explique que le passage en 6ème est possible quand l’élève a atteint le groupe 4 en français et mathématiques. Par ailleurs, chaque élève reçoit en début d’année une “liste des compétences” qui correspond au programme: par exemple l’enfant sait qu’à la fin du cycle 3, il doit savoir faire les divisions.

Loin de rejeter le système de contrôle “traditionnel”, le fonctionnement pédagogique de la Maison des Trois Espaces favorise un dispositif évaluatif constant, où l’élève peut savoir chaque semaine quels sont ses progrès en mathématiques et en français. J.L Derouet mentionne 1486 une expérience très similaire dans un collège qui fonctionne avec des groupes de niveaux et des examens tous les 15 jours 1487 pour assurer les passages entre les niveaux (et éviter de reproduire la ségrégation par filières):“Une définition du bien commun s’esquisse donc, qui reformule l’élitisme républicain dans un contexte de discrimination positive: une promotion au mérite, tempérée par une pédagogie pour les élèves faibles” 1488 . La gestion quotidienne de ce dispositif est très lourde et elle n’est pas à l’abri de critiques, puisqu’elle installe une pression de l’évaluation, alors qu’on avait supprimé en 1968 les compositions trimestrielles. Mais cette “délégation aux objets” et aux dispositifs permet de rester dans l’univers de justice, en évitant de former des groupes trop hétérogènes (qui empêchent les élèves performants d’aller au bout de leurs possibilités), en octroyant des moyens supplémentaires au groupe plus faible (effectifs allégés, méthodes actives, professeurs si possible volontaires) mais sans “figer” les élèves dans un niveau, ce qui aboutirait à une sélection précoce.

Malgré cette évaluation constante, l’enfant de la Maison des Trois Espaces doit montrer un certain “détachement” à l’égard de la note et manifester un intérêt pour l’accroissement de ses connaissances et ses compétences.

  • (4.05.93) Un enfant est au tableau pour corriger un exercice de mathématiques. Les autres élèves lui soufflent la réponse pendant que l’institutrice est occupée avec un autre groupe d’enfants: “Ce que vous faites ne sert à rien. Il a sa manière à lui de trouver”.

De la même manière, l’évaluation par feu intervient parfois pour certains enfants plusieurs fois après qu’ils soient allés voir l’institutrice pour se faire corriger, ce qui leur permet de “se reprendre” avant l’évaluation finale 1489 .

Notes
1477.

Selon l’institutrice, il est possible que plus tard, les enseignants fassent une liste de compétences à acquérir dans les autres matières, comme l’histoire/géographie.

1478.

“deux feux orange” signifie que l’enfant ayant obtenu un premier feu orange a fait un deuxième exercice du même type où il a obtenu à nouveau un feu orange au lieu d’avoir enfin le feu vert.

1479.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles, Ed. ESF, Paris, 1993, pp.140 et 142

1480.

décrites par R.Lafitte dans Une journée dans une classe coopérative, coll.Syros, Paris, 1985

1481.

Chaque niveau étant représenté par une couleur: rose pour la maternelle; blanc pour la section enfantine, jaune-orange pour le CP, vert pour le CE1, bleu pour le CE2, marron pour le CM.

1482.

Chaque plan de travail est ensuite collé dans le “cahier de travail personnel” de l’enfant.

1483.

Le niveau requis pour entrer en 6ème dans la classe de cycle 3 observée est le groupe 4. Tous les enfants qui à la fin de l’année ont acquis ce niveau seront admis à passer en 6ème. Certains élèves sont au groupe 5 (en français) qui correspond selon l’enseignante à un niveau de 6ème. Le groupe 5 n’existe pas en mathématiques, les élèves de cette année étant moins bons en mathématiques qu’en français.

1484.

Apprendre ensemble, apprendre en cycles avec la Maison des Trois Espaces, Ed. ESF, Paris, 1993, p.133. Les auteurs précisent encore ce qu’ils entendent par “évaluation sommative”: “Nous l’utilisons parfois, pour une épreuve portant sur un ensemble d’objectifs intermédiaires, montrant l’acquisition d’un savoir-faire précis, comme, par exemple, la maîtrise de la multiplication. La restriction que nous apportons est qu’une réussite à cette épreuve ne vaut que ponctuellement: elle ne traduit pas obligatoirement une réussite à toutes les épreuves concernant les objectifs intermédiaires”.

1485.

Elle se remplit par l’enfant à la fin de chaque période (puis vue par la directrice, l’institutrice et les parents). On peut la consulter en annexe J9.

1486.

Ecole et justice, Ed. Métailié, Paris, 1992, p.172

1487.

Ces examens sont des épreuves normalisées pour tous les enseignants, ce qui d’ailleurs restreint la liberté pédagogique de chacun.

1488.

Ecole et justice, p.173

1489.

Il y a quand même des limites, comme la maîtresse le signale par exemple à Mounir qui vient la solliciter pour la troisième fois“Non, je ne regarde plus, tu colles!”, c'est à dire que tu colles ton exercice tel qu'il est dans le cahier et je le corrigerai.