2- Chez les élèves « en difficultés »

Portraits de Salim et Marco

  • Les deux garçons ont beaucoup de points communs: âgés de 10 ans au cours de l’année scolaire 1992/93, ils sont en première année de cycle 3 et partagent surtout une identique situation scolaire catastrophique (partis du niveau le plus bas du cycle 3 mesuré par les feux, ils n’en bougeront pas de toute l’année, ce qui indique que leurs performances scolaires n’ont pas du tout progressé).
  • Salim (dont le père est intermittent du spectacle et la mère sans profession), est algérien et ne fréquente la Maison des Trois Espaces que depuis un an et demi. Auparavant, il était à Villefranche où il a redoublé le CP et où il a commencé à aller en CLIN (classe d’adaptation pour les élèves étrangers). Lorsque nous l’avons interrogé, il allait encore chaque matin en CLIN: il a beaucoup de difficultés dans la maîtrise du français et l’ensemble de l’entretien révèle un élève particulièrement angoissé face aux obstacles qu’il rencontre dans l’acquisition des savoirs scolaires, en particulier en français.
  • Marco (portugais; le père est maçon et la mère sans profession) fréquente la Maison des Trois Espaces depuis la maternelle. Il a connu de graves problèmes d’audition à la naissance qui ont été décelés trop tard par les parents, ce qui aurait engendré des difficultés de compréhension et des retards scolaires. Le garçon a suivi pendant deux ans une psychothérapie familiale, puis les parents ont abandonné, car ils trouvaient que les résultats tardaient à se manifester. Marco, qui est la “tête de turc” de la classe 1497 manque d’assurance en lui, il parle difficilement, de manière hachée et il articule très mal, même si l’institutrice trouve que globalement il a beaucoup progressé depuis le début de l’année (notamment, il ne saute plus sur les tables pendant la classe).
  • Les représentations que Salim et Marco se font des responsabilités obligatoires, sont tout à fait significatives du décalage global qui existe entre les finalités pédagogiques de la Maison des Trois Espaces (rendre l’enfant autonome, responsable et actif dans ses apprentissages) et la manière qu’ont ces deux garçons de découper, de séquencer en tâches précises des activités dont ils n’énoncent pas le “principe”, l’objectif final. Ainsi, ils décrivent une responsabilité, sans se rendre compte qu’il y a une incompatibilité entre le titre de la responsabilité et ce qu’ils pensent être la tâche correspondante:
    • Salim: “Laitier c’est euh...On baisse les stores...On baisse les stores euh...”
    • Q: “Mais le laitier, il s’occupe pas du lait?”
    • Salim: “De quoi?”
    • Q: “Du lait?”
    • Salim: “Non”
    • Q: “Il s’occupe des stores?”
    • Salim: “Ouais...”
    • Q: “Et laitier, c’est celui qui donne le lait?”
    • Marco: “Non, non, non...C’est on...on...range les cahiers”
    • Q: “Pour? Quoi?”
    • Marco: “Par exemple, là c’est Monsieur et Madame et si Monsieur est dans la boîte de Madame, et ben on le range, on le met dans l’autre”
    • Q: “Pour laitier? Répète-moi, j’ai pas compris...”
    • Marco: “Pour laitier, c’est...quand par exemple Monsieur est dans la boîte Madame, et ben on met le Monsieur dans la boîte. On range les livres comme on dit, on range les livres...”
  • Non seulement Marco confond la responsabilité de laitier avec celle de bibliothécaire, mais en plus il ne retient qu’une opération bien précise: quand on est bibliothécaire, il faut ranger les livres “Madame” et “Monsieur” 1498 en deux endroits différents et vérifier constamment qu’ils ne sont pas mélangés. Salim explique lui aussi que “bibliothécaire, c’est celui qui range les livres “Monsieur-Madame” . Ces deux enfants retiennent de la fonction de bibliothécaire uniquement le classement d’une collection particulière, alors que dans le cadre de cette responsabilité, les enfants doivent ranger tous les livres de la bibliothèque et s’occuper de l’emprunt des élèves (marquer les livres emportés).
  • Au niveau de l’organisation du travail individuel, Salim et Marco se repèrent comme pour les responsabilités grâce à un ensemble d’opérations directement utiles au remplissage du plan de travail: leurs précisions concernent les éléments à associer (mettre les feux dans le plan), les données qui doivent compléter les cases à remplir, le jour où on s’occupe du plan.
    • Q: “Comment ça marche, le plan de travail?”
    • Salim: “Alors euh...Alors là euh...y’a alors les vérifications, on vérifie sur le cahier du jour euh pour les euh...feux verts, tu connais?”
    • Q: “Oui, je connais”
    • Salim: “Alors, euh...si on a euh bon euh...feu rouge, il faut recommencer”
    • Q: “Mmh...Il faut recommencer l’exercice?”
    • Salim: “Oui, il faut le recommencer. On trouve le feu dans le cahier du jour, on le met dans la feuille...D’abord on marque le plan de la semaine.. euh ..attend ...04 ...attend ..93 et...” <il fait allusion à la dernière date qu’il a écrite sur le plan de travail>
    • Q: “Et si mettons t’as feu vert, ça se passe comment?”
    • Salim: “Ca se passe bien...Si t’as le feu vert, t’as pas besoin de recommencer...”
    • Q: “Et est-ce que tu peux m’expliquer comment ça marche, le plan de travail?”
    • Marco: “Le plan de travail? Le vendredi, on le fait”
    • Q: “Tu le fais le vendredi...C’est à dire que tu le prépares?”
    • Marco: “Le plan de travail, je sais pas...C’est quoi, déjà?”
    • Q: “Je sais pas...Je te demande...”
    • Marco: “C’est quoi déjà, ouh là là!” <il est paniqué>
    • Q: “C’est pour préparer ton travail, je suppose?”
    • Marco: “Non, c’est fait pour si j’ai feu rouge en maths, je le marque”
  • On peut raisonnablement penser que Marco et Salim seraient incapables de remplir un plan de travail qui comporterait les mêmes rubriques, mais sous une forme différente: les capacités qu’ils ont développé leur permettent de répondre convenablement à une “tâche” scolaire particulière et circonstanciée, grâce aux repères qu’ils se sont fixés par rapport à l’organisation spatiale d’une feuille (à telle rubrique est associée telle opération).
  • La progression pédagogique fait le même travail de “simplification” que Salim et Marco lorsqu’elle partage une compétence scolaire à acquérir en objectifs à court terme, par une série d’”exercices”, de “séquences” , de “règles” et dans la confusion qu’il fait entre “loi de la classe” et “règles de numération et de grammaire”, Salim fait l’expérience pratique d'une “matrice”, d’une “forme” constitutive commune entre les “disciplines” (subordonnées à une transmission des règles constitutives des “savoirs scolaires”) et la “discipline” (les règles d’apprentissage et les manières de se comporter “scolairement”) J.S Bruner souligne que l'acquisition des règles de grammaire se fait "par analogie avec les règles qui gouvernent l'action et l'attention" 1499 .
    • Q: “Et est-ce que tu pourrais me dire la loi de la classe qui te paraît la plus difficile à respecter?”
    • Salim: “A respecter, moi je disais euh...Je trouve que c’est un peu difficile euh...la numération...la grammaire...j’aime pas bien avec A. <prénom de l'institutrice> la numération j’aime pas, mais les opérations, j’aime bien”
    • Q: “D’accord. Mais la loi, je pensais, tu sais sur le mur y’a des lois de la classe qui sont affichées...”
    • Salim: “Ah ça?”
    • Q: “Et est-ce qu’il y a une loi que tu trouves qui est difficile à respecter?”
    • Salim: “C’est certaines que je trouve qui sont difficiles, mais...”
    • Q: “Par exemple?”
    • Salim: “Par exemple, ce qu’on a fait tout à l’heure, on a vu <<Un chien est très méchant>>, alors il faut mettre euh...J’m’en rappelle plus déjà, c’était quoi? “ <il me regarde pour que je lui donne la réponse, car j’assistais à la leçon> “Principale, ou...?”
    • Q: “Mmh” (ton affirmatif)
    • Salim: “Ca devait être ça, alors...Ben j’y arrivais pas bien...”

Dans l’ensemble, les élèves “en difficultés” sont plus à même que les enfants “en réussite scolaire” de citer les lois de la classe et/ou de l’école (en ne faisant pas toujours la distinction entre les deux 1500 ): pour les lois de la classe, ils sont plus proches de la formulation des lois telles qu’elles sont rédigées et affichées au mur.

  • Q: “Et j’ai vu qu’y a des lois qui sont affichées dans la classe. Est-ce que tu pourrais me dire selon toi la loi de la classe qui te paraît la plus dure à respecter?”
  • Ali: “Aucune”
  • Q: “Aucune? Et la plus facile à respecter?”
  • I: “C’est de ne pas mâcher de chewing-gums en classe”
  • Q: “Et j’ai vu...Y’a des lois qui sont affichées dans la classe... Tu sais à gauche, en entrant dans la classe?”
  • Ridha: “Ouais”
  • Q: “Est-ce que tu pourrais me dire la loi qui te paraît la plus difficile à respecter?”
  • Ridha: “Qu’il ne faut pas mâcher, faut pas courir, faut pas se bagarrer, faut pas cracher, faut pas...” (elle s’interrompt d’elle-même)
  • Q: “Et j’ai vu que vous aviez des lois affichées sur le mur, les lois de la classe...Est-ce que tu pourrais me dire selon toi quelle est la plus difficile à respecter?”
  • Salma: “A chuchoter, à se déplacer sans bruit”
  • Q: “Mmh?...”
  • Salma: “Pas faire de bruit dans la classe...”
  • Q: “Et celle qui te paraît la plus facile à respecter?”
  • Salma: “On dérange pas le voisin”
  • Q: “Est-ce que tu pourrais me dire la loi de la classe selon toi qui te paraît la plus facile à respecter?”
  • Corinne: “De parler à voix basse”
  • Q: “Et j’ai vu qu’il y avait des lois de la classe qui étaient affichées au mur. Est-ce que tu pourrais me dire celle que t’aimes le moins comme loi? Celle que tu trouves la plus dure à respecter?”
  • Marc: “De pas parler”
  • Q: “Est-ce que tu pourrais me citer la loi de la classe qui te paraît la plus dure à respecter?”
  • Sonia: “La plus dure à respecter?”
  • Q: “Oui”
  • Sonia: “C’est de ne pas courir...de ne pas courir...dans la cour des petits et de ne pas se bagarrer...”
  • <...> Q: “Et celle qui est la plus facile à respecter?”
  • Sonia: “La plus facile à repester <dit tel quel> c’est de ne pas...courir”
  • Q: “Dans la classe?”
  • Sonia: “Ouais”
  • Q: “J’ai vu que vous avez des lois qui sont affichées sur le mur de la classe”
  • Héléna: “Ouais, des règles”
  • Q: “Est-ce que tu pourrais me dire celle qui te paraît la plus difficile à respecter, de règle?”
  • Héléna (elle répond sans hésiter): “C’est de...de rester dans la rue centrale, on a pas le droit...Et moi j’aimerais bien rester...dans la rue centrale” (ici, elle fait référence à l’interdiction valable dans l’école entière, de ne pas rester dans la rue centrale pendant la récréation, à moins de porter le bracelet adéquat)
  • Q: “Parce qu’il fait plus chaud?”
  • Héléna: “Ouais. Et puis si il pleut, des fois, on peut rester dans la classe”
  • Q: “Donc ça, en fait, c’est les lois de l’école, mais dans les lois de la classe, est-ce que tu as une règle qui te paraît difficile à respecter?”
  • Héléna: “Non”
  • Q: “Et une loi qui te paraît facile à respecter dans la classe?”
  • Héléna (elle répond encore sans hésitation): “Dans la classe, c’est de ne pas glisser sur euh...de ne pas prendre l’ascenseur pour les handicapés, ne pas prendre l’ascenseur...”
  • Q: “Est-ce que tu pourrais me dire, j’ai vu que vous avez des lois dans la classe, des lois affichées...”
  • Marco: “Ah ouais???”
  • Q: “Est-ce que tu pourrais me dire celle qui te paraît la plus difficile à respecter?” <Marco ne répond rien> “Si tu t’en rappelles...Tu t’en rappelles des lois?”
  • Marco “Ouais. C’est que on doit pas glisser dans la rampe ou que on doit pas courir vite dans l’escalier et on doit pas aller à l’ascenseur tout seul..”
  • Q: “Et est-ce que tu pourrais me dire la loi de la classe qui te paraît la plus difficile à respecter?”
  • Mounir: “Euh...J’m'en rappelle pas”
  • Q: “Tu t’en rappelles pas?...D’accord. Et est-ce que tu te rappelles d’une loi de la classe, comme ça?”
  • Mounir: “Ouais...Faut pas jeter des choses dans la classe, faut pas...bousculer, faut pas frapper les gens, faut pas se moquer, faut pas glisser sur la rampe de l’escalier, faut pas prendre l’ascenseur tout seul”

Certains enfants nous parlent de la loi plus en fonction des sanctions encourues en cas de non respect que par rapport à une logique “d’intérêt général” de la loi. Ils associent le comportement à une sanction et réagissent comme si la loi était imposée de l’extérieur. Ils ne cherchent pas des principes (raisons d’agir de telle ou telle façon) mais s’efforcent de se conformer à “ce qu’il faut dire” ou pas, “ce qu’il faut faire” ou pas. L’entretien avec Audrey 1501 est caractéristique de ce genre de comportements. Quand on lui demande quelle est la loi qu’elle trouve la plus difficile à respecter, elle nous répond “à ne pas être marqué sur le tableau des avertissements” (pendant le conseil). Cette fille souligne combien il est important pour elle, non pas de ne pas parler, parce que cela dérangerait les autres élèves, le bon déroulement de la classe, mais de ne pas se faire repérer comme contrevenante à la loi, ce qui signifie au bout de trois croix l’exclusion du conseil, puis d’autres sanctions si cela ne suffit pas les autres fois (comme être privé de parole et de vote au conseil, être privé de récréation). Cette loi du conseil (qui est sans doute la plus “spectaculaire” et qui prête le plus à conséquence pour les contrevenants) est citée dans sept entretiens parmi lesquels les trois élèves en difficultés scolaires font la même association qu’Audrey entre comportement et sanction:

  • Sonia:“La plus difficile c’est de ne pas se pousser parce que par exemple...de ne pas se balancer parce qu’A. <prénom de l'institutrice> elle nous marque au tableau, et si on a trois croix, on sort”
  • Q: “Ah ouais...Parce que t’as pas le droit de bouger du tout?”
  • Sonia: “On a pas le droit de se balancer”
  • Q: “De pas se balancer sur sa chaise, ça c’est difficile?”
  • O: “Ouais”
  • Q: “Tu te rappelles pas d’une loi du conseil?”
  • Mounir: “Si. Faut pas parler. Si on parle, et ben on met une croix et...pas plus de trois croix sinon t’es exclu du conseil”
  • Q: “Et après, comment ça marche si t’as trois croix, t’es...”
  • Mounir: “Si j’ai trois croix, et ben j’suis exclu du conseil, et j’sors de la classe...Et j’parlerai pas dans l’autre conseil...Dans le prochain conseil”
  • Q: “D’accord. Et ça arrive souvent qu’y en a qui sont exclus du conseil et pi qui...”
  • Mounir (il coupe la parole): “Ouais, y’en a plein, une fois, qu’y s’étaient exclus du conseil”
  • Q: “Ah ouais? Combien?”
  • Mounir: “Moi, j’faisais partie du lot..J’faisais partie des...”
  • Q: “Et ça arrive que tu sois exclu du conseil, et que...Parce que, quand vous êtes exclus du conseil, tu fais quoi?”
  • Mounir: “Ils sont dehors”
  • Q: “Mais ils sont dehors comme ça?”
  • Mounir: “A côté des WC”
  • Q: “Ah ouais, d’accord. Tu restes juste comme ça quoi?”
  • Mounir: “Ouais, de temps en temps...Ou des fois on rigole...”
  • Q: “Ah ouais d’accord”
  • Mounir: “Comme ça si on veut aller aux WC, pas besoin de lever la main!”
  • Q: “Et les lois du conseil, est-ce que tu t’en rappelles?.....”
  • Ridha: “J’crois qu’il faut pas...parler, couper la parole, parler dès qu’on a la parole et puis...c’est tout, quoi”
  • Q: “Ah oui, d’accord, c’est ce que tu disais tout à l’heure, sinon on se fait exclure?”
  • Ridha: “Si on sort dehors, c’est...Si on se fait exclure une fois, ça va, au bout de la deuxième fois, au conseil on parle pas, on n’a pas la parole au deuxième conseil, au troisième conseil, c’est que on a pas le droit à des activités de récré”
  • Q: “Ah ouais, d’accord...Ca va jusque là? Et toi, tu t’es fait punir des activités de récré? ...Non? Pas à ce point là?”
  • Ridha: “Que parce que je me suis fait exclure plein de fois mais....A. <prénom de l'institutrice> elle sait pas .Et puis parfois on oublie!”
  • Q: “On t’oublie dehors?”
  • Ridha: “Non parce que des fois on oublie..euh...qu’il faut partir...euh...”
  • Q: “Qu’il faut t’exclure?”
  • Ridha: “Ouais...des activités de récréation”
  • Q: “Alors tu passes à côté, quoi...T’y échappes?”
  • Ridha: “Oui”

Parmi ces trois enfants, Ridha et Mounir sont particulièrement “agités” en classe: on peut supposer que s’ils connaissent si bien les détails de la loi et des sanctions qui en découlent, c’est qu’ils les ont expérimentées dans la pratique. Sonia est au contraire une fille très “calme”: son comportement en classe et ses propos dans l’entretien semblent montrer que cette élève fait tout son possible pour se conformer aux manières d’être et d’agir scolaires qu’on lui demande d’adopter. Chacun à leur manière (en se faisant “remarquer” ou au contraire en “s’enfermant” dans un “mutisme” comportemental), ces élèves (tous de familles populaires et d’origines maghrébines) donnent l’impression de faire la dure expérience du décalage entre les manières de faire qu’impose l’école et ce qu’ils sont “spontanément” (c’est à dire socialement).

Ce que nous avons observé au niveau des représentations que se font les enfants “en difficultés” à propos des lois de la classe, nous le remarquons aussi pour l’organisation des apprentissages scolaires, notamment pour le plan de travail. En effet, ces élèves font une description très “technique” (dans le sens où ils décrivent les “procédés” pour remplir le document) éloignée de l’exposition des finalités du plan de travail (relatives à la planification d’un travail personnalisé). L.Thévenot souligne combien l'action planifiée suppose une capacité de détour: "Il y a détour d'une situation où ne se trouvent pas, immédiatement, les sources du déclenchement de l'activité. Ce détour est généralement associé à la confection d'un outil transposable d'une situation à l'autre et donc à la notion d'investissement par différence avec la simple mise à profit des ressources instrumentales, éventuellement combinées, qu'offre la situation dont sont déjà capables des chimpanzés ou des orangs-outans. D'un point de vue cognitif, et même en l'absence d'objectivation externe dans des équipements spécifiques, l'action planifiée suppose des marques, des repères qui permettent de contrôler le bon déroulement de l'activité. La décomposition de l'action planifiée se marque donc, dans l'espace, par un appui sur des choses qui vont servir de repères à l'exécution du plan et qui ne doivent donc pas seulement être envisagés comme des moyens fonctionnels instrumentaux" 1502 .

  • Q: “Et est-ce que tu peux m’expliquer ce qu’est le plan de travail?”
  • Héléna: “Alors euh...C’est un plan de travail, faut mettre les feux et à chaque fois...Faut regarder le cahier du jour...Si t’as eu juste ou faux... Si par exemple, on a feu orange, et ben tu mets feu orange, si par exemple t’as eu feu orange en orthographe grammaticale, et ben tu mets feu orange en orthographe grammaticale dans le plan de travail, et après tu fais une croix, parce que tu dois faire l’exercice de vérification, tu dois le refaire...voilà. Si t’as feu rouge, pareil, si t’as feu vert, tu le fais pas”
  • Q: “Et...est-ce que tu peux m’expliquer comment ça marche, un plan de travail?’
  • Mounir: “Plan de travail? C’est quand on travaille dans le cahier du jour et qu’on a faux et ben on marque sur le plan de travail et y’a des fiches de vérification et on les fait, et si on a juste, et ben on marque juste et si on a faux...voilà”
  • Q: “Et est-ce que tu peux m’expliquer comment ça marche le plan de travail?”
  • Brahim: “Le plan de travail...On prend le cahier du jour...du lundi. A. <prénom de l'institutrice> elle a écrit calcul, conjugaison et tout ça au tableau. Après on regarde notre feu, quand on a feu rouge en grammaire leçon 1, par exemple, on marque feu rouge. C’est marqué grammaire, après y’a des petits pointillés, c’est écrit leçon 1. Et quand t’as eu feu rouge, feu orange, feu orange, t’es sur orange moins, par exemple, t’as un exercice de vérification et tu mets une croix à côté. Ca veut dire que t’as un exercice de vérification”
  • Q: “Et est-ce que tu peux m’expliquer comment ça marche le plan de travail individuel?”
  • Wafa: “Heu...Le plan de...Heu...C’est...c’est...on...c’est t’as vu, tu prends ton cahier du jour et tu regardes ce qu’i y’a lundi...par exemple lundi qui vient de passer, si t’as eu feu orange, tu marques feu orange...Euh...”
  • Q: “Est-ce que tu pourrais m’expliquer le plan de travail, comment ça marche le plan de travail?”
  • Ali: “C’est...Alors d’abord le premier, c’est euh...on marque tout de différent...Y’a différentes matières et faut marquer le titre des matières qu’on a fait la semaine, dans la semaine, et on marque les feux. Si par exemple on a orange ou orange+ ou rouge, on met une croix dans une case, c’est à dire qu’on doit le refaire en vérification, on doit refaire des exercices de vérification. Et si par exemple on en a un ou deux, on a un programme, y’a des mathématiques, des fichiers de lecture, des Veritechs et on choisit nous et y’a des jours...et chaque fois par exemple qu’on fait un Veritech, on marque une croix dans le Veritech qu’on a fait”
  • Q: “Est-ce que tu peux m’expliquer comment ça marche le plan de travail?”
  • Corinne: “Ben y’a...Le plan de travail, A. <prénom de l'institutrice> elle nous donne des feuilles à la fin de la semaine, le vendredi après-midi et euh...sur le cahier du jour, on regarde nos feux, c’qu’on fait toute la semaine, et de l’autre côté y’a un autre, enfin y’a un truc où c’est marqué “vérification” euh...de la semaine qu’on doit refaire, et on prend le...on a des fiches que A. nous donne et on doit les faire et si on a tout fini, de l’autre côté, on a un autre plan de travail, c’est nous qui devons choisir euh...c’qu’on veut faire”

Enfin on retrouve encore cette représentation très attachée à la description “techniciste” de tâches ou d’activités dans les descriptions que dressent les élèves “en difficultés” des responsabilités où on trouve (pour la récréation) une confusion entre “faire une activité” et “être responsable” de cette activité:

Responsabilités de récréation

  • Q: “Pour les responsabilités de récréation, est-ce que tu as déjà été responsable de récréation? Pour la BCD, le ping-pong...”
  • Héléna (elle coupe la parole): “J’ai fait du ping-pong, de la BCD, c’est tout”
  • Q: “Et tu étais responsable?”
  • Héléna: “Non, jamais”
  • Q: “T’as jamais été responsable?”
  • Q: “Donc tu l’as déjà fait, d’être responsable de la BCD, du ping-pong euh...”
  • Karima: “Ouais”
  • Q: “Et il fallait faire quoi dans ces responsabilités?”
  • Karima: “En BCD, ben tu vas à la bibliothèque et tu lis et au ping-pong, tu joues au ping-pong et le ballon c’est dans la cour si tu vois quelqu’un qui veut jouer au ballon, si tu veux jouer au ballon tu regardes çui-là qu’est inscrit et tu lui demandes...si il dit oui, tu joues, si il dit non, tu joues pas”

Responsabilités obligatoires

  • Mounir :“...Alors pour facteur, faut faire les infos, faut mettre les fiches qu’y a juste à côté de la fenêtre, là...”
  • Q: “Les fiches...c’est quoi?”
  • Mounir: “Là, y’a quelque chose, c’est comme ça, euh...à l’intérieur, y’a ça. Y’a quelque chose, là, comme ça, comme une grande fiche de classeur, comme un intercalaire et dedans y’a des feuilles, et moi, j’dois les mettre, et des fois euh...dès que on doit faire passer des informations, ben c’est moi qui y va”
  • Q: “Mais des informations à une autre classe?”
  • Mounir: “Ouais...”
  • Brahim :“Facteur, c’est comme elle a besoin d’une photocopie et tout ça, elle me le donne et c’est moi qui m’en occupe”
  • Sonia: “et aussi pour facteur, A. <prénom de l'institutrice> elle nous dit quelque chose et on doit dire à d’autres”
  • Ali(il parle du “nettoyeur”): “Il faut nettoyer le tableau, et quand on a un seau dans la classe pour mouiller l’éponge quand on nettoie le tableau, et tous les matins, il faut changer le seau”
  • Chokhari :“ J’ai fait distributeur: je distribue le cahier...et je les rends, en fait”

Nos différentes observations nous laissent à penser que les élèves (qu’ils soient en “réussite” ou en “difficultés”) ont compris ce qu’il fallait faire pour chaque responsabilité 1503 . Dans sa manière de mettre en place les responsabilités, l’institutrice procède progressivement, des activités les plus “concrètes” (relatives aux tâches matérielles de la classe) jusqu’aux responsabilités plus difficiles à saisir, celles de bureau, qui consistent à gérer les relations entre individus:“On y va très doucement. On commence par celles de la classe...On en a deux-trois, elles y sont pas toutes, y’a des trucs simples, distribuer les cahiers, nettoyer le tableau...Et puis on augmente au fur et à mesure”(institutrice). Il s’agit ici de “faire intérioriser” progressivement à l’enfant qu’il est responsable d’une tâche à effectuer, et l’enseignante commence par les responsabilités qui sont les plus “visibles”, les plus immédiatement “perceptibles” pour l’enfant: il est plus facile pour lui de comprendre comment et quand il faut essuyer le tableau que de saisir quel est le rôle de l’animateur du conseil.

Cette manière de procéder nous amène à penser que, dans la réalisation des responsabilités, les élèves retiennent d'abord l’effectuation d’une tâche précise en présence du maître, avec un but immédiat. Or l’objectif de l’apprentissage progressif de l’institutrice est d’arriver à faire intérioriser aux enfants qu’”être responsable” revient à “réaliser telle ou telle tâche” (anciennement les “corvées”) sans la présence directe du maître, donc en ayant intériorisé la nature de l’action et le moment où il faut intervenir et il semblerait que les élèves “en difficultés” aient plus de mal à parvenir jusqu’à cette conception. Pour s’autoriser un discours qui s’attache plus aux objectifs du plan et des responsabilités (pourquoi je le remplis, pourquoi je fais une responsabilité) plutôt qu’à sa forme (comment je le remplis, comment j’effectue ma responsabilité), il faudrait que ces élèves aient une attitude plus “distante” par rapport à ces pratiques, c’est à dire la maîtrise d’une situation tellement étrangère à leur éthos (qui relève de l’autonomie par rapport aux tâches comme aux apprentissages scolaires) qu’ils ne peuvent que se “raccrocher” à un certain nombre de séquences, de “repères” dont la finalité à court terme porte signification à leurs yeux.

Notes
1497.

Selon l’institutrice, c’est lui qui cherche les coups et provoque les autres élèves avec lesquels il entretient une relation très “masochiste”.

1498.

“Madame”/”Monsieur” sont de petits livres qui caricaturent des caractères: par exemple, “Madame timide” ou “Monsieur pressé”.

1499.

Le développement de l'enfant. Savoir faire, savoir dire, PUF, Paris, 1993, p.234. "Les structures de l'action et de l'attention apportent des repères permettant l'interprétation des règles de distribution séquentielle dans la grammaire initiale (un concept agent-action-objet-destinataire prélinguistique aide l'enfant à appréhender la signification linguistique des énoncés respectant l'ordre dans lequel apparaissent des catégories casuelles comme agentif-actif-objet-objet indirect, et ainsi de suite). Parallèlement, l'appréhension de la structure topique -trait caractéristique dans l'expérience commune partagée aide l'enfant à appréhender la relation linguistique inhérente aux structures topique-commentaire et sujet-prédicat. Nous disons donc que l'enfant appréhende d'abord les exigences posées par l'action conjointe à un niveau prélinguistique, qu'il apprend à différencier les éléments constituants de l'action, qu'il apprend à reconnaître la fonction d'énoncés intervenant dans des structures organisées en séquences, jusqu'à ce qu'il en arrive à substituer des éléments d'un lexique standard aux éléments non-conventionnels"(pp.233 et 234)

1500.

Les lois de la classe sont affichées dans la classe alors que les lois de l’école ne sont transmises qu’oralement aux élèves, elles n’existent pas sous la forme d’un règlement affiché sur les murs de la Maison des Trois Espaces: ceci nous confirme dans l’idée que les enfants connaissent les lois essentiellement par la confrontation pratique qu’ils ont quotidiennement à travers les rappels d’interdits effectués par l’institutrice (ainsi que par les autres enseignants et la directrice pour les lois de l’école).

1501.

Il s’agit d’une fille qui est à la Maison des Trois Espaces seulement depuis un mois et demi, et pour laquelle nous n’avons pas de performances scolaires, mais que l’institutrice aurait tendance à classer “en difficultés scolaires”.

1502.

L.Thévenot, "L'action en plan", communication au colloque: "L'action collective: coordination, conseil, planification", Laboratoire de recherches philosophiques sur les logiques de l'agir, Université de Franche-Comté, Besançon, 20-24 octobre 1994, pp. 5 et 6

1503.

L’enseignante va dans le sens de notre observation: “J’crois qu’en fin d’année, tout le monde a compris. Bon, au début c’est plus flou, ils oublient, ou bien ils savent pas c’qui ont à faire...Y’a beaucoup de réajustements à faire...Mais globalement là, en fin d’année, chacun a au moins une responsabilité...même plusieurs, puisqu’on change toutes les semaines...et ils le respectent”.