3- Chez les élèves « en réussite »
Portrait de Lubna
- La mère de Lubna est une “personnalité” de la Maison des Trois Espaces où elle travaille comme animatrice du périscolaire (son mari est ouvrier): interrogée dans le cadre d’une émission réalisée par France 3 sur la Maison des Trois Espaces
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, cette femme explique la “transformation” qui s’est opérée dans sa manière d’animer et son rapport aux enfants, puisqu’au début, elle était très directive, elle faisait “tout à la place des enfants” et que progressivement, on lui a expliqué qu’il fallait que l’enfant apprenne à “être autonome”, à “savoir ranger tout seul” et qu’il ne fallait donc pas ranger à sa place. Ce témoignage est très précieux en ce qu’il éclaire le rapport que cette mère entretient avec la Maison des Trois Espaces où elle se sent maintenant “à l’aise” (elle dit que dans cette école “tout le monde est pareil, institutrice, directrice, mamans”) et où on lui a montré “la manière d’être éducative” face aux enfants. Lubna montre une aisance, des habiletés relationnelles, langagières (elle a une très bonne maîtrise de la langue française
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), un comportement décidé, toutes ces qualités qu’on retrouve de manière identique chez sa mère, ce qui ne l’empêche pas quand même d’entretenir un rapport très anxieux à l’école, comme ces enfants de milieux populaires qui ont conscience que leur bon niveau scolaire actuel ne garantit en rien leur avenir pour lequel il faut toujours rester vigilant et que rien n’est jamais gagné. Par exemple, alors que Lubna montre une très grande maîtrise d’elle-même tout au long de l’entretien (où elle s’applique à répondre de manière correcte à toutes les questions), elle perd tout ses moyens au moment où elle n’arrive pas à répondre à une question relative aux lois de la classe et du conseil (lois qu’elle n’arrive pas à énoncer).
- On peut penser que l’attitude de cette mère qui a “accepté” et dans un sens qui a “adopté” la manière d’être et de se comporter valorisée à la Maison des Trois Espaces va favoriser l’aisance de Lubna dans son école contrairement à l’impression d’étrangeté et de décalage que peuvent vivre d’autres enfants dont le mode de socialisation familial s’écarte radicalement du mode de socialisation scolaire de la Maison des Trois Espaces. Mais la “transformation” de cette mère, si elle explique sans doute en partie pourquoi sa fille est aussi à l’aise à la Maison des Trois Espaces, a dû certainement s’opérer sur un terrain “favorable” et sur la base de certaines dispositions familiales qui rendaient déjà Lubna "scolarisable", avec les qualités morales requises, telles que le “sérieux”, “l’attention”, la “discipline” et la capacité à travailler
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- Le discours de Lubna laisse à penser qu’elle pourrait transposer les pratiques qu’elle décrit dans d’autres lieux et d’autres circonstances, comme par exemple pour la responsabilité de bibliothécaire où “on doit ranger les livres, voir si y’en a pas qui manquent et ranger les fiches de lecture qui traînent”. Lubna est incapable de citer une loi de la classe ou du conseil, alors que d'une part elle a été élue déjà trois fois au bureau depuis le début de l’année (elle a été successivement déléguée de module, secrétaire et animatrice)
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et que d'autre part, elle est la seule (parmi tous les entretiens) à pouvoir expliquer de manière aussi complète les responsabilités de bureau qu’elle affectionne particulièrement : “<Pour être élu> d’abord on se présente, on dit pourquoi on veut le faire et après ceux qui veulent voter pour cette personne, ben ils le font. <Pour préparer le conseil> On prend les mots, on les met dans le classeur pour faire l’ordre du jour de la réunion et y’a le travail du trésorier aussi, il doit compter l’argent, pour dire combien on a, et si y’a de l’argent en moins, si y’a de l’argent qui est en plus, combien on a en tout et...faire des petits mots pour les gens qui n’ont pas payé, pour leur rappeler pendant la réunion”
- Pendant les deux préparations que nous avons eu l’occasion d’observer, seule Lubna (alors animatrice de réunion) travaillait à ouvrir les boîtes et à regarder les mots. Très vite, les autres élèves se sont énervés: par exemple, deux filles se couraient après en riant. En fin de compte, le conseil n’était préparé que par Lubna qui semblait être la seule à avoir “intériorisé” des “fonctions” et sa “responsabilité” Pour les autres responsables, leur attitude semblait plutôt liée à l’éventuelle arrivée de l’enseignante, menace rappelée par Lubna qui leur disait constamment qu’”A. <prénom de l'institutrice> ne serait pas contente si elle voyait qu’ils ne préparaient pas le conseil”. Cette remarque de Lubna montre qu’elle est très sensible à sa relation avec l’institutrice et qu’elle a peur d’être privée de son affection pour avoir mal effectué une activité scolaire (on dirait qu'elle essaie toujours de faire bien, comme sa mère qui est animatrice à la Maison des Trois Espaces).
Dans l’ensemble, les élèves “en réussite scolaire” paraissent plus ignorants des lois rédigées pour la classe et le conseil (sur les sept enfants “en réussite” interrogés, un seul est capable de parler d’une loi):
- Daphna si elle ne dit pas explicitement qu’elle connaît mal les lois, laisse cependant montrer son doute, ses hésitations dans sa réponse:
- Q: “Est-ce que tu pourrais me dire, selon toi, si tu te rappelles des lois, quelle est la loi de la classe qui te paraît la plus difficile à respecter?”
- Daphna: “La plus difficile? Ben si...Non, j’allais dire n’importe quoi...La plus difficile?”
- Q: “Alors, j’ai vu que vous avez des lois de la classe qui sont affichées sur le mur. Euh...est-ce que tu pourrais me dire quelle est la loi, selon toi, qui te paraît la plus difficile à respecter?”
- Dounia (ton interrogatif en fin de phrase, comme si elle voulait vérifier qu’elle a “bien répondu”):”...Y’a rien de difficile...?”
- Q: “T’aimes toutes les lois? Y’en a pas une qui te paraît plus difficile que les autres?”
- Dounia (d’un ton faible): “....Je sais pas...”
- Q: “Tu t’en rappelles plus, des lois?”
- Dounia: “Non, je m’en rappelle plus”
- Q: “Y’en a beaucoup aussi, hein?”
- Dounia: “Ouais”
- Q: “J’ai vu que vous que vous avez des lois de la classe qui sont affichées sur le mur”
- Martine (ton affirmatif): “Mmh...”
- Q: “Est-ce que tu pourrais me dire quelle est la plus...Celle qui te paraît la plus difficile à respecter?”
- Martine (ton très étonné): “La plus difficile?...Euh...J’sais pas...”
- Q: “Tu te rappelles des lois qu’il y avait?”
- Martine: “Ouais, un peu...non”
- Q: “Et j’ai vu dans la classe des lois qui sont affichées. Est-ce que tu pourrais me dire quelle est la loi qui te paraît la plus difficile à respecter?”
- Bertrand: “J’sais pas, j’les lis presque jamais”
- Q: “Tu t’en souviens pas? Et la plus facile, tu pourrais pas me dire non plus?”
- Bertrand (il le dit sans être “gêné”, comme si cela n’avait aucune importance de connaître les lois): “Non”
- Q: “J’ai vu que vous aviez des lois dans la classe...Tu pourrais me dire celle qui te paraît la plus dure à respecter?”
- Raphaël (il rit): “Non!”
- Q: “Tu t’en rappelles pas, des lois?”
- Raphaël (d’un ton dégagé): “Non”
On peut remarquer que pour certains enfants cette question est déstabilisante: Dounia (depuis le CP à la M3E, maghrébine, père sans profession, anciennement ouvrier / mère sans profession) et Daphna (depuis le CE1 à la M3E, israëlienne, père téléviste/mère sans profession), comme nous l’avons vu chez Lubna, sont très angoissées de ne pouvoir répondre à une question de l’entretien; ces filles assimilent certainement (comme les autres enfants) la situation de l’entretien à un questionnement de type scolaire et étant donné qu’elles sont appliquées à toujours bien travailler et à réussir scolairement, elles paniquent quand elles pensent être confrontées à une incompétence de leur part. Au contraire, Bertrand (depuis le CP à la M3E, français, père magasinier/mère secrétaire à Auchan), Raphaël (depuis le CP à la M3E, français, père cadre administratif supérieur/mère gestionnaire de collège) et Martine (depuis la maternelle à la M3E, française, père journaliste/mère institutrice à la M3E) semblent complètement indifférents au jugement susceptible d’être porté sur eux face à leur méconnaissance et ils donnent même l’impression que cette question des lois n’est pas tellement importante. Peut-être que le mode de socialisation scolaire de la Maison des Trois Espaces leur paraît plus “évident” et moins “étranger” qu’à Dounia, Daphna et Lubna et qu’ils se sentent suffisamment “à l’aise” dans cette école, pour ne pas avoir peur d’être jugés sur leur incapacité à expliquer un aspect de l’organisation scolaire.
Par ailleurs, les élèves “en réussite” parlent des tâches organisationnelles scolaires telles que le plan de travail ou les responsabilités, plus en termes de “finalités” (à quoi ça sert, à quoi on veut arriver) qu’en explicitant, dans le détail, les opérations, les précisions techniques d’effectuation et de circonstances (c’est à dire attachées à une situation précise):
Plan de travail
- Q: “Est-ce que tu peux m’expliquer comment ça marche, le plan de travail personnel?”
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Daphna:
“C’est ce qu’on fait pendant la semaine, A. <prénom de l'institutrice> elle nous distribue les fiches, où y’a écrit grammaire euh...tous, tous les...tous les titres de tout ce qu’on a fait pendant la semaine, et on écrit les feux. Si on a un orange ou un rouge, il faut faire un exercice de vérification”
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Martine:
“Alors euh...Tu regardes, tu vois en début de la semaine dans ton cahier du jour et puis tu vois, bon, en grammaire qu’est-ce que t’as eu. Bon si t’as eu feu vert+, bon ben tu marques et si par exemple t’as eu orange+, orange- ou rouge, et ben tu dois faire un exercice de vérification, c’est un exercice sur le même euh...sur la même chose que t’as fait et...mais c’est pour voir, pour refaire, pour voir si tu...si tu sais faire, quoi”
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Bertrand:
“Et ben, on a des exercices de vérification, c’est par exemple quand on a feu orange ou rouge dans le cahier du jour. Après on doit le refaire, mais c’est pas le même. Par exemple, si on a feu orange pour la phrase, et ben on doit le refaire, mais pas avec les mêmes mots de la phrase <...> Et après , on a un plan de travail, c’est par exemple pour faire les mathématiques, le français”
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Raphaël:
“Ben par exemple, on doit prévoir quelque chose pour la semaine, et si on y a pas fait, et ben on doit expliquer pourquoi on y a pas fait. Et si on y a fait...ben... c’est bon...”
Responsabilités obligatoires de la classe
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Dounia:
“Pour facteur, c’est A. <prénom de l'institutrice> qui nous dit, faut y aller donner des papiers en classe <...> pour bibliothécaire, quand quelqu’un il veut prendre euh...un livre, y’a un livre d’emprunt, tu marques son nom, et le titre et y’a écrit pour le...par exemple aujourd’hui, et il le rend le combien”
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Martine: “Euh...Bibliothécaire fallait ranger les livres de la classe, euh...laitier, il fallait attendre que tout le monde soit sorti et puis ranger les pailles et les laits <...> Et euh...nettoyeur fallait essuyer le tableau et euh...balayeur fallait rester pour balayer”
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Raphaël:
“Balayeur, il faut balayer!...Bibliothécaire, il faut ranger les livres et puis...quand quelqu’un rend un livre, et ben on le marque sur le classeur et puis nettoyeur, il faut nettoyer le tableau et puis changer l’eau tous les matins”
Notes
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diffusée en mai 1993 à la télévision
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L’institutrice estime que rapidement dans l’année, Lubna a obtenu un niveau 6ème en français, qu’elle fait peu de “fautes de grammaire et d’orthographe” pour un élève de son âge et qu’elle utilise des tournures françaises assez complexes et “fines”.
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B. Lahire a montré combien la réussite scolaire peut dépendre de ressources non-culturelles, non-scolaires: “Tout ce qui se <<transmet>> familialement n’est pas uniquement d’ordre <<culturel>> (si l’on considère comme éléments de la <<transmission culturelle>> l’ensemble des codes culturels), mais conditionne bien souvent les transmissions intergénérationnelles comme l’appropriation de savoirs scolaires. Des dispositions morales, des rapports à l’avenir, à l’organisation, à l’effort, à l’autorité, etc...sont <<transmis>>, souvent sans le savoir, des parents aux enfants dans l’intimité de la vie domestique et déterminent l’attitude des enfants face aux règles de vie scolaires, à l’ascétisme scolaire, aux savoirs scolaires, etc.”(Transmissions familiales de l’écrit et performances scolaires d’élèves de CE2, GRS/Université Lyon 2, septembre 1995, p.325)
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Lubna bénéficie d’une très grande popularité auprès des autres élèves, lorsqu’elle se présente comme responsable (elle a aussi été plusieurs fois responsable de récréation). Plusieurs facteurs semblent jouer en sa faveur: sa sociabilité qui semble assez “ouverte”, sa capacité à s’exprimer correctement et à défendre son point de vue, son sérieux et son très bon niveau scolaire.