Synthèse. Portrait idéal-typique de l'élève dans la configuration de la Maison des Trois Espaces

L’analyse des entretiens menés avec les enfants semble aller dans le sens de notre hypothèse. Les élèves "en réussite" semblent arriver davantage à s'abstraire des "particularismes" attachés aux situations et ils donnent l'impression d’être plus indépendants, autonomes dans leur capacité supposée à transposer des “principes”, des “logiques”, des “lois” à d’autres classes, d’autres objets, d’autres opérations, d’autres gestes et d‘autres enseignants. L’élève qui fait preuve “d’autonomie” est un enfant qui se régit par des lois propres, soit qu’il se les est données, soit (et c’est plus le cas de la Maison des Trois Espaces) qu’il ait fait siennes des lois “suggérées”: il n’a pas besoin de connaître les règles de la classe, étant donné qu’il a compris et “intériorisé” les lois qui ont présidé leurs rédaction. Or on ne peut s’approprier une loi générale qu’à partir du moment où on la comprend, où elle n’heurte pas trop son éthos au point qu’on puisse en faire une “seconde nature” qui permette d’en voir le champ d’application, ce qui confère aux élèves “en réussite” cette “faculté d’adaptation” qui leur permet d’être opérationnel même face aux circonstances changeantes.

Par contre, pour les enfants “en difficultés”, il semblerait que l’autonomie, la responsabilisation qui supposent la capacité à “faire siennes” des règles de comportement et des obligations impliquent une manière d’être “étrangère”, “incompréhensible” pour ces élèves. Pour donner du sens à leur action et pour répondre correctement à une activité scolaire, les enfants “en difficultés” sont obligés de “segmentariser”, de trouver des finalités à court terme, de transformer de “l’être” en du “faire” et de trouver des repères de temps, de lieu, d’objets, de gestes et d’opérations. S’ils arrivent à reproduire des gestes, des pratiques, ce n’est qu’en tant qu’ils sont liés à des contextes précis, semblables, utilisant l’équivalent d’un acte de généralisation proche des opérations qu’exige la construction d’un concept: “En suscitant une identité de réaction dans une diversité de situations, en imprimant au corps la même posture dans des contextes différents, les schèmes pratiques peuvent produire l’équivalent d’un acte de généralisation dont il est impossible de rendre raison sans recourir au concept; cela bien que la généralité agie et non représentée qui s’engendre dans le fait d’agir semblablement dans des circonstances semblables, mais sans <<penser la ressemblance indépendamment du semblable>>, comme dit Piaget, fasse l’économie de toutes les opérations qu’exige la construction du concept” 1508 .

Dès lors, on comprend mieux pourquoi les élèves “en difficultés” semblent particulièrement attachés à une relation individuelle avec l’institutrice, car le changement de personnes (et le déménagement pour une autre salle de classe) risque de modifier du matériel et des habitudes pédagogiques et tout le travail de “décomposition” en tâches sera à recommencer, avec certainement une période d’angoisse au début, tant que les jalons ne sont pas fixés 1509 . On saisit mieux aussi pourquoi ce qui est le plus pénible dans le comportement d’un enfant pour l’institutrice de la classe observée à la Maison des Trois Espaces, c’est l’incapacité à se sentir “impliqué” dans la situation scolaire, c’est à dire à faire la preuve de son auto-contrôle, de son autonomie (dans l’apprentissage des savoirs et la manière de se comporter scolairement) indépendamment de la présence de l'enseignante et de ses rappels à l’ordre:”Ben c’qui m’dérange le plus...c’est des gamins qui ne sont pas impliqués...Qui quoiqu’on fasse, ne sont jamais impliqués dans quoi que ce soit. C’est des gamins qui, quand t’as le dos tourné, font des conneries, des remarques euh...méchantes <...> Qui considèrent l’école, j’sais pas...qui se...c’est le type de gamins qui sont à l’école passifs...qui sont très très passifs par rapport aux apprentissages: je sais-je sais pas...de toute façon, on s’en fiche. Je fais ce qu’on me demande de faire, et puis voilà...comme ça j’aurai la paix...mais qui s’impliquent jamais...jamais”.

Or, on ne peut se sentir impliqué dans une situation que lorsqu’on la maîtrise en partie (c’est à dire qu’au moins on se sent capable d’agir sur cette situation, d’avoir sa place et non pas de la subir) et dans leur manière de “séquencer” les activités de la classe telles que le plan de travail, les responsabilités, les lois, les élèves “en difficultés” montrent bien qu’ils ne “maîtrisent” pas les finalités de la situation scolaire et qu’ils sont obligés de donner du sens à des pratiques qui deviennent indépendantes de la finalité globale, qui valent en elle-même. Ils ne suivent en cela rien d’autre que la logique du processus de pédagogisation des savoirs où pour acquérir une aptitude, on va découper et organiser l’apprentissage en une série d’objectifs à courts termes avec des exercices progressifs correspondants, qui ont leur validité propre en ce sens que leur réussite devient la finalité poursuivie à la place des capacités initialement visées.

B.Charlot, E. Bautier, J.Y Rochex ont montré combien les élèves “en difficultés” avaient tendance à confondre les objectifs d’un enseignement des savoirs avec les exercices scolaires mis en place pour atteindre ces objectifs, alors que les élèves “en réussite” semblaient “rechercher un sens à ce qu’ils apprennent indépendamment de l’activité dans laquelle ce savoir s’inscrit dans la classe” 1510 . Cependant, il nous semble que cette analyse ne voit pas combien les comportements de ces élèves “en difficultés” sont engendrés par le caractère disciplinaire des savoirs scolaires et que les auteurs pensent de manière dissociée la “discipline” et les “disciplines”, sans souligner l’intrication entre ce qui relève de la forme scolaire de transmission des savoirs scolaires et ce qui concerne le contenu des savoirs scolaires 1511 . Or cette manière de distinguer artificiellement la “scolarisation” et “l’instruction” empêche de voir en quoi les problèmes que rencontrent les élèves face aux apprentissages scolaires peuvent trouver les mêmes fondements que ceux rencontrés pour s’orienter dans l’organisation disciplinaire scolaire. Pour donner un exemple, l’élève ne comprenant pas la règle grammaticale qui établit la manière de placer le groupe nominal dans une phrase sera tenté, dans un exercice où on lui demande d’indiquer le sujet, de développer des moyens qui lui permettent de répondre correctement (l’urgence la plus immédiate étant d’arriver à réaliser cet exercice). Il observera notamment en lisant l’exemple donné (où en déduisant de son expérience langagière) que le sujet est “au début” de la phrase et cette constatation “empirique” (au sens de non “rationnelle”) lui permettra de répondre sans faute à la plupart des phrases, sauf celles où il y a des “pièges” pour déjouer justement les pratiques “mécaniques” d’élèves qui n’appliquent pas la règle grammaticale 1512 . La “régularité” dégagée lui permet de ne pas faire trop de fautes à un exercice ponctuel, mais étant donné qu’il ne “comprend” pas la règle grammaticale (et donc qu’il ne peut pas l’appliquer), il se trouve dans l’impossibilité d’accéder à la compétence plus générale visée par cet exercice, qui est de savoir écrire. De la même manière, l’enfant qui ne “comprend” pas les lois de fonctionnement d’une classe sera amené à “découper” en tâches à effectuer (et à mémoriser pour pouvoir les réutiliser) des activités scolaires, il se trouvera dépendant de ces opérations, là où d’autres élèves accèdent à l’autonomie en développant une capacité à transposer des lois et des principes “universels”, en trouvant chaque fois des modes d’effectuation autorisés et des moyens à appliquer.

La formation de l'élève dans la configuration de la Maison des Trois Espaces a pour objectif d'inscrire l'élève dans des formes de relations de pouvoir qui préparent le futur citoyen responsable, solidaire des autres et respectueux des règles d'un gouvernement démocratique. L'autonomie visée ici prend un sens différent de celle que cherche à développer la configuration Tom Pouce: elle repose moins sur la recherche d'un ordre collectif à partir de la régulation individuelle des comportements de chaque élève. La relation pédagogique n'est pas unilatérale entre le maître et l'élève et les procédés mis en place pour les apprentissages ne se conçoivent pas indépendamment de l'insertion de l'enfant dans des relations sociales: l'élève est ainsi amené à aider un autre enfant (pour des apprentissages scolaires ou d'autres compétences) et à se positionner par rapport aux performances des autres élèves. En même temps, on est proche ici du modèle d'efficacité tel que le développe la configuration Guilloux 1513 , qui justifie l'usage de la mémorisation pour améliorer la performance scolaire à côté de procédés plus "rousseauistes" (exploration, découverte par soi-même des savoirs) et de l'explicitation de techniques d'apprentissage (manières de travailler, de résoudre des problèmes, de mémoriser...). L'élève idéal-typique dans la configuration de la Maison des Trois Espaces est celui qui arrive à ne pas vivre ses relations avec l'enseignante sur un mode trop exclusivement affectif, qui parvient à se conformer à un intérêt général, supra-individuel, fait de règles impersonnelles à la définition desquelles il a participé. On est loin d'une forme imposée de l'ordre, telle que la définissait G.Vincent pour la première variante de la forme scolaire dont nous avons retrouvé une application dans la configuration J.Giono et l'on se rapproche plus d'une forme raisonnée mais aussi négociée de la règle.

Notes
1508.

P.Bourdieu, Le sens pratique, Ed. de Minuit, Paris, 1980, p.150

1509.

Cette analyse rejoint la description que font B.Charlot, E.Bautier, J.Y Rochex dans Ecole et savoir dans les banlieues...et ailleurs, Ed. A.Colin, Paris, 1992. Les auteurs soulignent que les élèves de CM “en difficultés” (dans des établissements au fonctionnement “traditionnel”), “ont un accès au savoir entièrement médiatisé par le rôle qu’ils confèrent aux enseignants. Attendant tout de l’enseignant, ils ne semblent pas être eux-mêmes <<en activité>>, ils obéissent à ce qu’ils pensent être la demande des maîtres dans un domaine qui est celui des <<faits matériels>> (prendre le cahier, lever le doigt). Comme chez les élèves de CP, ce qu’ils font est décrit de l’extérieur et relève pratiquement essentiellement de la réalisation des normes de socialisation scolaires et des rituels pédagogiques que chaque enseignant instaure dans sa classe. Il y a identification entre ces normes et rituels et l’acquisition des savoirs (ce que démentent pourtant les résultats scolaires)”(p.207)

1510.

Ecole et savoir dans les banlieues...et ailleurs, A.Colin, Paris, 1992, p.208

1511.

“La polysémie du mot discipline, désignant aussi bien une régulation de la conduite qu’une branche de la connaissance est-elle porteuse de vérité? L’enjeu est d’importance en ce qu’il pose la question du rapport entre deux fonctions traditionnelles de l’entreprise éducative scolaire: la scolarisation et l’instruction” (Ecole et savoir dans les banlieues...et ailleurs, p.232)

1512.

Par exemple dans une phrase telle que “Sur la scène s’allument les projecteurs”, il désignera comme groupe nominal “Sur la scène”.

1513.

Voir infra la partie II,1: "Rendre <<visibles>> les outils d'apprentissage: un modèle d'efficacité"