1- Une « école pour le peuple »

Les orientations pédagogiques de Célestin Freinet ne peuvent se comprendre qu’articulées à un projet politique plus vaste, dans la perspective d’une "pédagogie sociale de l’éducation" qui se veut davantage préoccupée par les milieux populaires que ne l’est l’école “traditionnelle”. Ce thème traverse constamment les publications du pédagogue (revueL’Educateur prolétarien 1517 ; Pour l’école du peuple ), de sa femme Elise (Naissance d’une pédagogie populaire ) ou bien celles de l’ICEM et on peut lire par exemple dans Perspectives d’éducation populaireque“Le combat actuel d’éducateurs prolétariens doit s’inscrire sur les deux fronts: pédagogie et politique <...> Elément déterminant du projet politique, l’engagement éducatif rejoint, enrichit, concrétise l’engagement politique <...> Le mythe de l’égalité des chances à l’école est un leurre de la société capitaliste <<libérale>>“ 1518 . Célestin Freinet dénonce “l’illusion hypocrite” d’une école au “service exclusif de la classe dominante”, protégée par des “intérêts commerciaux et financiers”:“La féodalité a eu son école féodale; l’Eglise a eu son éducation spéciale; le capitalisme a engendré une école bâtarde, avec son verbiage humaniste masquant sa timidité sociale et son immobilité technique” 1519 . Espérant l’émergence imminente du “socialisme triomphant”, Célestin Freinet pense que l’école doit suivre cette conquête sociale (l’école seule ne pouvant aboutir à un changement de société): “Le peuple accédant au pouvoir aura son école et sa pédagogie. N’attendons pas davantage pour adapter notre éducation au monde nouveau qui est en train de naître” 1520 . Parmi les "pédagogies novatrices", celle de Célestin Freinet apparaît selon P.Perrenoud comme la plus clairement orientée vers une préoccupation démocratique, qu'on ne trouve pas chez les "doctrinaires de l'école active": "Certains, plus proches de la médecine ou de la psychologie que de l'engagement politique, sont restés totalement centrés sur l'individu (personne ou <<sujet épistémique>>). Ils ont mis entre parenthèses son insertion sociale, en faisant comme si le développement harmonieux d'un enfant autonome équivalait automatiquement à la disparition de l'échec scolaire et des inégalités devant l'école" 1521 .

L’un des objectifs principaux mis en avant par Célestin Freinet dans sa pédagogie est donc de remettre en question tout ce qui permet au système éducatif de “reproduire les rapports sociaux de domination et d’exploitation”. Il explique ainsi que dans ses méthodes, l’élève emploie le langage de tous les jours ce qui permet d’éviter le fossé entre la vie des enfants de milieux populaires et le monde scolaire tel qu’il est décrit dans les manuels: “<Les techniques> transportent dans l’apprentissage scolaire cette richesse d’expression, cette aisance, cette joie sans contrainte qui fait le charme du langage enfantin. La culture monte dès lors, sans hiatus, de la vie familiale et sociale jusqu’à l’acquisition des vertus supérieures de l’homme” 1522 . Le “texte libre” est un exemple de ces méthodes, en tant qu’il opère une “liaison fonctionnelle et affective entre la vie et l’école” 1523 . Célestin Freinet part du principe que les enfants de milieux populaires sont aidés si le milieu scolaire se présente comme la suite naturelle de leur milieu familial et social: c’est pourquoi il faut toujours partir, pour toutes les disciplines, en toutes circonstances, de la vie de l’enfant dans son milieu, et non pas reproduire l’”intellectualisme” de l’école “traditionnelle”.

Le rôle de l’école est donc essentiel pour accompagner les “progrès sociaux”, mais aussi pour les préparer à travers la formation de l’enfant qui est un futur citoyen: la “recherche théorique et pratique d’une pédagogie moderne” doit ainsi permettre de "former en l’enfant l’homme de demain, ouvrier actif et conscient d’une société de progrès, de liberté et de paix" 1524 . Cette formation est d’abord celle d’un regard critique, relatif par exemple aux régimes politique: “Nous nous défendons notamment de faire de la lutte de classes en ce sens que nous ne poussons pas à l’envie ou à la haine. Mais si les faits sont tels que les enfants arrivent à faire eux-mêmes des constatations nuisibles au régime, nous n’y pourrons rien. Ce n’est pas nous alors qui avons tort, mais bien les faits ou les régimes qui les autorisent, et il appartient à ces régimes de faire disparaître les contradictions sociales dont le spectacle pourrait nuire à l’idéologie de nos enfants” 1525 .

Mais Célestin Freinet insiste surtout sur la modification des formes de relation de pouvoir à l’intérieur même de l’école, entre le maître et les écoliers. L’école traditionnelle n’a fait que “dresser” des écoliers, “Elle a oublié de préparer des hommes” 1526 : “C’est l’existence même de ce milieu scolaire tel qu’il est que nous jugeons irrationnel, retardataire, dangereusement décalé par rapport au milieu social et vivant contemporain et impuissant de ce fait, à faciliter et à préparer l’éducation bien comprise qui formera en l’enfant l’homme de demain, conscient de ses droits, mais capable aussi de remplir ses devoirs dans le monde qu'il doit construire et dominer” 1527 . La coopérative scolaire (qui n’a pas un rôle uniquement économique et technique) a pour fonction justement de répartir les pouvoirs dans la classe et le maître doit faire un effort pour ne pas conserver toute l’autorité et s’intégrer de manière dynamique à la coopérative scolaire 1528 . Le projet politique de préparer la démocratie passe avant tout par cette modification des relations de pouvoir à l’intérieur de la classe:“On prépare la démocratie de demain par la démocratie à l’Ecole. Un régime autoritaire à l’Ecole ne saurait être formateur de citoyens démocrates <...>Le maître se dit évolué socialement, syndicalement et politiquement, mais dans sa classe, il ne tolère pas qu’on contredise son autorité. Tout doit marcher à la règle, si ce n’est au bâton. Et l’on s’étonne que les enfants qui échappent un jour à cette autorité soient incapables de se commander eux-mêmes, de réfléchir et d’agir; qu’ils soient inaptes à s’organiser et que leur principale préoccupation soit, maintenant et plus tard, d’échapper à l’autorité! Au siècle de la démocratie, alors que tous les pays, les uns après les autres, accèdent à l’indépendance, l’Ecole du peuple ne saurait être qu’une école démocratique préparant, par l’exemple et par l’action, la vraie démocratie” 1529 .

Ce tableau des préoccupations pédagogiques liées aux convictions politiques de Célestin Freinet resterait incomplet sans l’évocation des problèmes rencontrés par le pédagogue avec le parti communiste français (auquel il adhère en 1927).J.Testanière analyse 1530 “l’affaire Freinet” qui éclate le 15 avril 1950 avec la publication d’un article de Snyders dans La Nouvelle Critique: “Où va la pédagogie nouvelle? A propos de la pédagogie Freinet” 1531 . La polémique va durer jusque dans les années 1954, période à l’issue de laquelle Célestin Freinet se désengage du parti communiste. La condamnation des principes et des orientations du mouvement Freinet est menée par certains intellectuels du PCF qui reprochent au pédagogue de ne pas tirer les conséquences du “caractère de classe” de l’école, de croire à la neutralité de la pédagogie sans critiquer les méthodes et les contenus enseignés. Célestin Freinet est accusé d’”anti-soviétisme” et de “cléricalisme”. Selon J.Testanière, cette réaction de certains membres intellectuels du PCF s’explique par leur mentalité très “rétrograde”, attachée finalement à une école de type “traditionnel”.

Notes
1517.

Titre de la revue de Célestin Freinet, initialement intitulée L’imprimerie à l’école(en 1927), puis “rebaptisée” Educateur prolétarienen 1931.

1518.

Perspectives d'éducation populaire, pp.22 et 26

1519.

Pour l’école du peuple, p.23

1520.

idem, p.23

1521.

La pédagogie à l'école des différences, Ed.ESF, collection pédagogies, Paris, 1995

1522.

La santé mentale de l’enfant, p.97

1523.

idem, p.99

1524.

Les techniques Freinet de l’école moderne, p.143

1525.

L’Educateur Prolétarien , janvier 1933, cité par Elise Freinet dans L’itinéraire de Célestin Freinet, p.89

1526.

Naissance d’une pédagogie populaire, p.221

1527.

La méthode naturelle I, p.28

1528.

Célestin Freinet souligne combien le “premier devoir d’éducateurs, de républicains et de démocrates”des instituteurs “serait d’agir et de vivre en éducateurs, en républicains et en démocrates dans leurs classes”(dans La santé mentale, p.35)

1529.

Pour l’école du peuple, p.173

1530.

dans sa thèse de doctorat Les enfants de milieux populaires et l’école. Une pédagogie populaire est-elle possible?, Paris IV-Sorbonne, 1981. Voir notamment le chapitre VII: “Eléments pour une analyse de l’affaire Freinet”

1531.

pp. 82 à 89. Snyders trouve notamment que la pédagogie Freinet repose trop sur le spontanéisme de l’enfant, qu’elle nie la nécessité du savoir théorique et de l’école.