2- Expérience de la vie, tâtonnement expérimental et méthode naturelle

Dans les écrits de Célestin Freinet, l’un des adjectifs qui revient le plus souvent est certainement celui de “naturel”: dans son réquisitoire visant l’école “contre nature” accusée d’engendrer des “maladies scolaires”; dans son admiration pour la vie “naturelle” 1532 ; dans sa conviction selon laquelle “éducation et instruction sont des fonctions naturelles” 1533 (“L’éducation n’est pas une formule d’école, mais une oeuvre de vie” 1534 ); dans ses injonctions à suivre le “développement naturel de l’homme” 1535 . C’est que Célestin Freinet accorde une grande confiance à la nature et aux “lignes de vie” qui permettent (à condition de les respecter, de les mettre en valeur) l’éducation et l’instruction 1536 : “C’est cela qui doit être essentiel en éducation: tout homme, tout enfant surtout, porte en lui d’incroyables virtualités de vie, d’adaptation et d’action. On les a méconnues jusqu’à ce jour; on les a réprimées au nom de la tradition pédagogique, des croyances métaphysiques ou des découvertes rationnelles et scientifiques. Il nous faut les redécouvrir, les laisser germer pour baser sur ces virtualités dynamiques toutes nos interventions éducatives” 1537 .

Etant donné que l’instruction est naturelle, qu’elle est oeuvre de vie, l’éducation scolaire doit s’ouvrir sur l’extérieur et en particulier la nature qui est une “tonifiante nécessité”: “il ne saurait y avoir d’école primaire moderne sans milieu naturel <...> Si donc l’Ecole n’est située elle-même au centre d’une nature <<aidante>>, si elle ne peut être toujours à proximité des bois, d’une rivière, de rochers, de terrains de culture, il est indispensable du moins qu’elle soit entourée de ce milieu naturel <...> avec son jardin -potager et fruitier- son pré, son rucher, sa volière, sans oublier les espaces libres pour jeux, campements, constructions, etc...<...> Nous insistons à peine sur d’autres conditions d’installation que le bon sens suffirait à faire respecter; exposition au soleil sur terrain sec, le plus possible à l’abri du vent, et loin des bruits de la rue, des trains ou des usines” 1538 . Mais pour autant, l’éducation scolaire de l’enfant ne devra pas être fermée sur la vie moderne, en particulier les progrès de l’époque:“Vous continuez vos leçons, vous enseignez vos mécaniques, contemporaines de l’araire et du chariot, et c’est du scooter, du poste de radio, du télégraphe et du téléphone qu’aura à se servir votre enfant parce qu’il sait bien, par expérience, où l’appelle la vie” 1539 .

Dans la pédagogie Freinet, les échanges entre l’école et la vie extérieure peuvent prendre la forme d’une intervention par exemple de la part d’un professionnel venant aider les enfants par ses compétences, son savoir technique: “Quand nous aurons un travail délicat à faire au jardin: semis spécial, soin aux arbres, taille ou greffe, nous demanderons à un paysan habile de venir nous aider, nous enseigner et nous guider. Nous n’attendons pas de lui qu’il fasse un cours, mais seulement qu’il nous montre comment il pratique. Quitte à compléter ensuite son apport technique par les explications théoriques ou les réserves scientifiques qui s’imposent” 1540 . Inversement, les élèves peuvent aller à l’extérieur de l’école, à la rencontre des gens pour faire des interviews, pour recueillir de l’information, des explications: par exemple dans la classe observée, les élèves sont allés interroger des personnes dans le cadre de leur travail de recherche sur Célestin Freinet.

Ces conceptions sont proches de la philosophie de l’éducation de Rousseau et s’éloignent évidemment du modèle décrit par Alain d’une école isolée de la nature, de la société et de la famille, où tout est contrôlé, réglé, ordonné. Célestin Freinet prône une école “pleine de vie”, contrairement à l’école “traditionnelle”: “Nous ne sommes ni pour ce silence de mort qui doit suivre, selon certains, le tintement de la cloche, ni pour cet alignement militaire où les uns crânent orgueilleusement, tandis que d’autres se cachent pour se faire oublier ou pardonner. On se tait ainsi, le coeur battant, quand on heurte à la porte de quelque inconnu intimidant. Mais quand on retourne à la maison maternelle, on entre joyeusement, l’esprit et la bouche tout pleins de confidences qu’on a hâte de faire ou des questions qu’il vous tarde de poser. Nous voulons que notre école soit la maison familiale où s’épanouit le coeur et s’extériorisent les pensées. Nous n’en barrerons donc pas l’accès par un formalisme desséchant qui n’est qu’une parodie de discipline” 1541 .

L’autre rapprochement qu’on peut faire entre les fondements pédagogiques de Célestin Freinet et les réflexions de Rousseau en matière d’éducation concerne la manière d’apprendre par expérimentation, par tâtonnements personnels, procédant de la connaissance concrète vers le savoir abstrait. Le gouverneur d’Emile croit au développement de la “force intérieure” de son élève autour duquel il dispose un environnement propice à son épanouissement, à sa découverte autonome et Célestin Freinet incite de la même manière les instituteurs à préparer puis respecter l’exploration personnelle située aux fondements de la véritable connaissance qui conserve le goût d’apprendre et les intérêts 1542 de l’enfant: “Gardez à vos enfants leur appétit naturel. Laissez-les choisir leur nourriture dans le milieu riche et aidant que vous leur préparerez. Vous serez des éducateurs” 1543 . L’enseignement “traditionnel” imposerait au contraire à l’élève des efforts difficiles, sans expliquer pourquoi: “<La scolastique> coupe l’arbre de ses racines, l’isole du sol qui le nourrit. Il nous faut retrouver la sève” 1544 . Célestin Freinet est convaincu qu'on brouille les facultés de raisonnement, de critique et de création des individus en faisant apprendre par coeur des savoirs dont les élèves se sentent éloignés, qu’ils ne comprennent pas toujours et surtout dont ils ne voient pas forcément les applications 1545 .

Dans cette perspective, on comprend que Célestin Freinet (avec une conception proche de celle de Rousseau qui se méfiait des savoirs livresques) désapprouve l’usage des manuels scolaires 1546 : “Loin de nous la pensée que les livres, le raisonnement logique et la parole éclairée soient superflus ou inutiles. Ils sont la condition du progrès. Mais ils ne doivent entrer en action que lorsque l’expérience a jeté ses fondations et enfoncé ses racines dans la vie individuelle et sociale” 1547 ainsi que le principe de la leçon dont la “tare essentielle”, “c’est d’être administrée par le maître qui sait, ou prétend savoir, à des élèves qui sont censés tout ignorer” 1548 :“La leçon faite par le maître est aujourd’hui dépassée par la vie qui vient battre à coups répétés les portes closes de la classe” 1549 . L’apprentissage scolaire traditionnel ne prépare pas de cette manière à affronter la vie: “Je voudrais savoir, moi, dans quelle mesure cet acquis scolaire sert à l’enfant qui entre dans la vie, l’aide à mieux comprendre et à mieux dominer les événements, à réagir vigoureusement et sainement en face des difficultés qui surgissent, à mieux aimer le travail, à se forger aussi, à même la vie, une culture et une philosophie susceptibles d’illuminer l’effort” 1550 .

Célestin Freinet défend ainsi l’idée de l’apprentissage par “tâtonnement expérimental”, conception opposée à celle d’Alain pour lequel la progression des apprentissages doit aller de l’abstrait au concret 1551 . Les hommes d’autrefois étaient moins instruits, mais ils avaient plus l’habitude de regarder autour d’eux, d’observer, ils avaient une “culture en profondeur”, “intuitive, subjective et vibrante”, ils procédaient naturellement par expérience tâtonnée qu’il faut valoriser maintenant chez l’enfant:“Tâter, clouer, goûter, expérimenter est une tendance naturelle qui est à la base de la recherche scientifique. Il nous faut cultiver et satisfaire ce besoin” 1552 . Célestin Freinet théorise cette idée de “tâtonnement expérimental” dans son Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation(il s’inspire en grande partie de la psychologie fonctionnelle de Claparède selon lequel toute adaptation procède par tâtonnements et ajustements successifs 1553 ): le nouveau-né procède par “tâtonnement mécanique” puis par “tâtonnement intelligent” qui se caractérise par la capacité à intégrer les acquis de l’expérience. De la même manière, les adultes chercheraient à connaître par essai, analyse, hypothèse, vérification. La morale, au même titre que les autres apprentissages, relève aussi de cette connaissance par l’expérimentation et Célestin Freinet s’oppose à toute “leçon de morale formelle”: “nous ne faisons copier aucune formule, réciter aucun résumé; mais c’est toute notre activité à base communautaire, axée sur le travail, qui est une perpétuelle leçon de morale, et des meilleures, celle qui s’inscrit, indélébile, dans les processus, dans les habitudes, dans les règles de vie” 1554 .

Célestin Freinet va s’inspirer des apprentissages que fait l’enfant avant même d’aller à l’école (et notamment auprès de sa mère: marcher, parler) pour formaliser une “méthode naturelle” 1555 qui n’est pas sans rappeler certains principes pédagogiques montessoriens et qui suppose de la part de l’instituteur une préparation importante avec un milieu riche en outils et techniques, des partenaires qui aident, un appui au tâtonnement expérimental et à la libre expression. Cette dernière doit permettre à chacun d’exprimer ses sentiments, ses émotions, ses impressions, ses réflexions, ses doutes sur des supports aussi divers que la parole, l’écriture (avec l'importance du texte libre 1556 et du journal scolaire qui est une communication socialement finalisée), la musique, la peinture, le théâtre, le travail de la terre ou bien le travail manuel 1557 . Célestin Freinet s’inspire ici en partie de la méthode des “centres d’intérêts” de Decroly, mais il préfère parler de “complexes d’intérêts” en soulignant que contrairement aux “centres”, ils ne sont pas limités à certains intérêts 1558 et donnent lieu à une exploitation pédagogique et didactique.

Ainsi, à partir d’un texte libre (voté parmi plusieurs productions proposées par les enfants), Célestin Freinet décrit les recherches qui accompagnent le texte, qui expriment d’autres besoins plus ou moins en rapport avec l’intérêt initial: “Ce texte, nous pouvons le considérer sous sa forme pour ainsi dire littéraire et le faire suivre d’une étude plus ou moins formelle de la syntaxe et de la grammaire. Nous pouvons le considérer sous sa forme artistique, en soigner tout spécialement la présentation et l’illustration. Nous ne négligeons aucune de ces possibilités. Mais nous voulons aller plus loin et plus profond, voir ce que ce texte vaut sur les besoins, les tendances, les intérêts dominants des enfants, à ce moment donné, afin d’orienter en conséquence toute l’activité de la classe” 1559 . Célestin Freinet décrit ensuite les travaux d’atelier, les activités intellectuelles déduites à partir du texte libre: dans cette manière de procéder, ce n’est plus le maître qui choisit et professe de manière magistrale les enseignements, mais ce sont les élèves qui, à partir de leurs intérêts (exprimés par un “texte libre”) et avec l’aide de l’instituteur, vont définir le programme des activités scolaires (qui ne sont pas des leçons, mais des recherches, des expériences, des découvertes, des fabrications). Cette méthode appliquée à l’ensemble de la pédagogie Freinet sous-tend que le travail devient formateur à partir du moment où l’enfant arrive à organiser et à conduire son propre travail, ce qui implique une organisation de ce travail personnalisé (plan de travail individuel, fichier, recherche sur documents...). Partir des intérêts de l’enfant en respectant son “développement naturel” suppose également une connaissance psychologique précise et individuelle qui permette à l’éducateur de connaître, de comprendre les comportement des enfants et d’en “maximiser” le rendement naturel: “Tel sera l’éducateur de demain, connaissant sa machine -en l'occurrence l’enfant- non seulement parce qu’il serait en mesure d’en décomposer théoriquement et d’en nommer les aptitudes et les mouvements mais parce qu’il la sentirait vivre et qu’il serait comme soulagé, apaisé lorsque le jeune organisme fonctionnerait à la perfection, sans heurts suspects, avec un roulement doux et un rendement maximum” 1560 .

Notes
1532.

symbolisée par Mathieu, personnage mythique qui incarne la sagesse paysanne dans L’éducation du travail, avec des formules proverbiales pleines de “bon sens” (par exemple “C’est en forgeant qu’on devient forgeron”)

1533.

L’éducation du travail, p.75

1534.

Les dits de Mathieu, p.14

1535.

“Le pédagogue a été trop longtemps un déplorable cultivateur qui supposait que la croissance et l’épanouissement de l’homme ne s’effectueraient pas au rythme naturel de la vie, qui croyait pédantement pouvoir créer, lui, par sa technique et son art, ce que la nature était impuissante à réaliser”(Célestin Freinet, cité par Elise Freinet dans Naissance d’une pédagogie populaire, p.302)

1536.

“Il faudra faire à la nature une confiance nouvelle, et, en son sein, retrouver les lignes de vie hors desquelles nul ne saurait construire utilement” (L’éducation du travail, p.32)

1537.

L’éducation du travail, p.94

1538.

Pour l’école du peuple, p.54

1539.

Les dits de Mathieu, p.18

1540.

Pour l’école du peuple, p.113. Dans la classe observée, on peut citer par exemple l’intervention d’un père électricien qui est venu une année précédente expliquer aux élèves comment faire leur montage électrique pour poser des lampes indiquant depuis la classe la présence ou non d’enfants dans la BCD.

1541.

Pour l’école du peuple, p.77

1542.

“L’intérêt, le besoin de création et d’expression constituent l’ossature véritable de notre pédagogie. Sur ce chemin de l’éducation naturelle, tout est joie et vie. Inutile désormais de secouer l’enfant, ni de le contraindre à d’arides tâches scolaires. Son besoin d’activité, son désir de connaître, son appétit de travail suffisent à tout pourvu qu’on lui donne la possibilité de les satisfaire utilement”(Célestin Freinet, cité par Elise Freinet dans L’itinéraire de Célestin Freinet, p.57)

1543.

Les dits de Mathieu, p.63

1544.

L’éducation du travail, p.56

1545.

“L’école ne cultive pas la mémoire, elle la surcharge” (L’éducation du travail, p.83)

1546.

Il fait paraître d’ailleurs un article en 1925 contre les manuels scolaires et pour l’usage de l’imprimerie à l’école, qui permet de travailler à partir des textes libres de l’enfant.

1547.

Les dits de Mathieu, p.120

1548.

Les techniques Freinet de l’école moderne, p.45

1549.

La santé mentale de l’enfant, p.11

1550.

L’éducation du travail, p.62

1551.

“Les acquisitions ne se font pas, comme l’on croit parfois, par l’étude des règles et des lois, mais par l’expérience. Etudier d’abord ces règles et ces lois, en français, en art, en mathématiques, en sciences, c’est placer la charrue avant les boeufs” (Pour l’école du peuple, p.158 )

1552.

L’éducation du travail, p.254

1553.

Selon Elise Freinet, les inspirations de son mari concernant le tâtonnement expérimental doivent être cherchées aussi du côté du matérialisme dialectique et de l’idée marxiste du passage de la connaissance sensible à la connaissance logique (dans L’itinéraire de Célestin Freinet).

1554.

Pour l’école du peuple, p.119

1555.

Freinet part du principe que pour apprendre à parler aux enfants, les mères n’utilisent pas de méthode scientifique: l’apprentissage se fait naturellement, elles les aident seulement à s’exprimer correctement. L’instituteur doit s’inspirer de cette “méthode naturelle” en enseignant à ses élèves à “parler le plus correctement possible, puis à exprimer leurs idées par l’écriture, à lire enfin, dans les livres, la pensée des autres”(L’itinéraire de Célestin Freinet, p.44)

1556.

“La libre expression fait éclore dans la classe un climat privilégié de liberté et de confiance. Tout naturellement, le texte libre prend une place prépondérante, servie par l’outil primordial de l’imprimerie”(L’itinéraire de Célestin Freinet, p.19)

1557.

Nous verrons plus loin que l’institutrice de la classe observée s’éloigne de ce principe de “libre expression” tel que Célestin Freinet l’a pensé, au sens où elle accompagne systématiquement les activités d’expression par des méthodes, des outils, des procédés parfois même des copies et des répétitions, dans le but de favoriser par la suite l’expression personnelle.

1558.

“<...> nous nous séparons totalement de la forme scolastique que la pédagogie a donnée à cette méthode depuis Decroly. Faute de moyens techniques suffisants pour répondre à la complexité originelle des intérêts enfantins, on se rabat sur une concentration plus ou moins arbitraire autour de certaines techniques dominantes <...> Notre Ecole du travail est au centre de la vie et conditionnée par les mobiles multiples et divers de cette vie. Aux enfants de choisir parmi nos rayons les articles à leur parfaite convenance. Que ce complexe d’intérêts soit supérieur aux centres plus ou moins logiques, nul n’en doutera. Ce qui n’a pas permis jusqu’à ce jour de passer du formalisme de l’un à la réalité vivante de l’autre, ce n’est qu’une question de technique, comme pour le marchand. Si nous résolvons cette question -et nous prétendons y être parvenus- nous aurons fait pédagogiquement un pas important dans la voie de l’éducation fonctionnelle”(Pour l’école du peuple, p.87)

1559.

Pour l’école du peuple, p.88

1560.

Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation, p.11