II- L’école C.Freinet

L’établissement est situé dans un quartier récent de Valence, la Chamberlière (achevé depuis l’été 1990), qui a été construit pour loger de nouvelles familles sur un terrain proche de la ville. Les habitations sont donc neuves et modernes, composées de maisons individuelles (qui ont moins de cinq ans) et d’immeubles colorés, peu élevés (3 ou 4 étages). Seules quelques maisons qui sont de vieilles fermes réhabilitées datent de l’époque où la Chamberlière était un espace agricole avec des champs, des cultures céréalières et des arbres fruitiers. La mairie de Valence a souhaité construire ce quartier de manière à laisser des lieux pour que les enfants jouent et que les habitants se rencontrent, qu’ils fassent des fêtes en commun. Les commerces sont regroupés à proximité des deux écoles primaires C.Freinet et Seignobos qui sont implantées dans le quartier.

A la fin des années soixante-dix, l’OCCE (Office Central de la Coopération à l’Ecole, dont C.Freinet a fait partie à ses débuts) essayait de mettre en place une école dans chaque département où c’était possible. C’est dans ce cadre qu’un militant de l’OCCE a pu ouvrir en 1966 un établissement primaire de trois classes rue Mésangère à Valence et l’école C.Freinet de la Chamberlière est dans la continuité de ce projet: elle serait l’une des rares à avoir subsisté en France depuis les années 1970. En apprenant que le quartier de la Chamberlière allait se construire, l’institutrice de la classe de CM1 observée a mobilisé ses collègues de la rue Mésangère pour déposer un projet auprès de la mairie de Valence qui a donné un accueil très favorable à cette idée. Comme à la Maison des Trois Espaces 1607 , la construction de l’établissement s’est faite en collaboration avec les architectes et les personnes qui intervenaient dans l’aménagement de l'école, même si certaines propositions de l’équipe enseignante n’ont pas toujours été suivies 1608 .

D’autres idées ont par contre été retenues pour la construction architecturale, sur la base de principes (notamment favoriser “l’autonomie” et la “socialisation”) articulés avec les préoccupations de l’équipe enseignante: l’importance du milieu naturel 1609 ; la BCD au milieu de l’école (pour que les élèves puissent y aller de manière autonome 1610 ); un petit théâtre et une salle polyvalente où tous les enfants peuvent se retrouver 1611 ; un module de liaison entre la maternelle et le primaire (pour favoriser les échanges entre les “petits” et les “grands” 1612 ); une école à un niveau, pour tous, enseignants et élèves et un étage réservé exclusivement aux adultes 1613 ; une cour de récréation qui entoure le bâtiment de l’école, avec plusieurs coins ce qui permet à chaque classe de gérer de manière plus autonome les entrées et les sorties, sans déranger les autres niveaux (les récréations peuvent ainsi être prises de manière échelonnée, à des horaires différents): “On a voulu faire un espace qui soit pas stressant, c’est à dire que tout le monde soit pas au même endroit en même temps, c’est à dire par exemple quand t’es dans la cour des grands, tu ne perçois pas c’qui se passe dans les autres espaces. Donc pour éviter l’entassement” (institutrice CM1). Cette conception des pratiques de récréation est complètement opposée aux manières de procéder dans les autres configurations où la récréation est prise justement en commun, de façon à pouvoir favoriser les relations entre élèves et entre classes. En séparant les groupes d’enfants et en “retenant” les élèves dans une partie de cour où on ne voit pas les autres parcelles, on accentue les effets d’une surveillance plus précise, attachée aux détails d'un petit nombre d'individus. Ainsi donc, comme dans la configuration de la Maison des Trois Espaces 1614 , on peut dire que l’agencement spatial et ses modalités d'usage (ici de la cour de récréation) contiennent en eux-mêmes des formes d'exercice du pouvoir. Dans la configuration C.Freinet, l'enfant peut avoir un déplacement autonome à l'intérieur de l'école, mais avec des règles d'utilisation des lieux (un étage est réservé à l'équipe enseignante; la BCD, le petit théâtre, la salle polyvalente peuvent être occupés même si l'enseignante est absente, mais avec son accord).

Le déménagement de l’école vers le quartier de la Chamberlière (en janvier 1987) s’imposait d’abord parce que le nombre d’élèves habitant le quartier était en régression et que les dérogations affluaient, l’école attirant des familles de “cadres moyens sensibilisés aux problèmes de l’éducation” (selon les propos du directeur, en poste depuis 1980); ensuite, l’école n’était pas implantée dans le quartier et n’avait pas de contacts avec les maternelles et les collèges (trop nombreux et dispersés). Le projet pédagogique devenait de moins en moins crédible, avec le risque d’être accusé de s’occuper d’enfants favorisés d’origines bourgeoises 1615 et de ne pas avoir d’implantation suffisamment forte dans le quartier (deux critiques contradictoires avec le projet de Célestin Freinet d’une pédagogie populaire, implantée en milieu local). Le danger venait aussi d’être catalogué comme école spécialisée pour les enfants en difficultés (avec des problèmes d’ordre psychologiques, des situations d’échec scolaire etc...), l’idée ayant déjà été développée à travers l’utilisation de la pédagogie Freinet pour les classes de perfectionnement ou dans l’application de la pédagogie coopérative pour la création des classes de transition. Nous avons vu combien les configurations Tom Pouce et de la Maison des Trois Espaces craignent elles aussi d'être "enfermées" dans l'idée d'une pédagogie spécialisée pour l'enfance en difficulté. Actuellement, les élèves n’appartenant pas au secteur doivent solliciter une demande de dérogation à la mairie, sur laquelle le directeur inscrit systématiquement “défavorable” 1616 , d’une part car il tient à conserver une école implantée dans un quartier, et d’autre part parce que le nombre d’enfants est déjà tellement important à la Chamberlière qu’il est difficile de trouver encore des places pour des élèves habitant d’autres secteurs.

L’expérience du déménagement de l’école et le changement de population qu’il a occasionné (le public actuel de C.Freinet étant davantage issu des “classes moyennes” 1617 que des milieux aisés comme c’était le cas rue Mésangère) a exigé de la part des enseignants des aménagements tenant compte du nouveau milieu social des élèves, dont la description qu’en fait le directeur est proche parfois d’un certain “misérabilisme culturel”, où la culture de certaines familles est assimilé au “néant” 1618 nécessitant un investissement financier important dans la BCD, ainsi que la multiplication de sorties et d’activités culturelles. L’ancien public d’enfants de la rue Mésangère est présenté au contraire comme beaucoup moins démuni face à la culture “légitime” 1619 et avec des habitudes langagières beaucoup plus rentables scolairement 1620 . L’institutrice de CM1 a été obligée de modifier sensiblement les procédures d’apprentissage:“il faut beaucoup plus de temps, de reformulation des choses, d’entrées différentes...on a des enfants qui ont besoin de plus de mettre les points sur les <<i>> je dirais, c’est à dire que les concepts soient beaucoup plus cernés, que tous les attributs soient formulés, qu’il y ait beaucoup plus de rigueur, c’est à dire que les blancs soient comblés <alors que rue Mésangère> on avait une liberté nous, due au fait que bon, les enfants complétaient ce qui pouvait être lacunaire dans une démarche vécue. Là j’me rends compte que si y’a une démarche qui est lacunaire, ça reste lacunaire pour certains enfants, donc i’faut que je gère beaucoup plus le suivi des apprentissages, ce que je fais avec beaucoup plus de précision, parce que je me rends compte que si je le faisais pas, je laisserais des enfant sur le carreau. Parce que cette idée de progressivité qui est présente dans la pédagogie traditionnelle, et ben elle est efficace je pense pour certains enfants et si nous on n’est pas attentif à ça, on plante les enfants les moins prêts à abstraire”. Dans la gestion quotidienne l’institutrice a dû adapter également certaines pratiques, notamment fermer la porte de la classe à clef à cause des vols alors que rue Mésangère, les élèves pouvaient entrer et sortir à leur guise pendant les périodes de récréation (“c’était une idée justement, on voulait qu’un enfant pendant la récré puisse aller chercher son cahier sur les animaux, dessiner le jardin”).

L’autre adaptation que notent le directeur et l’enseignante de CM1 est celle qui concerne les relations d’autorité avec les élèves, dont certains se sont trouvés en décalage:“il faut tenir compte que par rapport à ces enfants là, si on a tout de suite un comportement <<mais tu comprends, tu es bien gentil...>>, il nous prend pour un imbécile, il comprend pas... il comprend pas cette façon, et on est obligé d’être dans un premier temps très ferme avec ces enfants qui sont habitués à ça avec leurs parents pour comprendre, et si on n’est pas très ferme, après c’est trop tard pour récupérer, donc il faut se faire violence presque, pour être très ferme, pour aller vers une meilleure socialisation, une meilleure responsabilisation de l’enfant <...> Y’en a au début, quand ils sont arrivés, ils se disaient <<oh ben c’est impeccable dans cette école, on peut parler, on peut se lever, on peut faire ci, on peut faire ça...Tranquille! On fait rien!>> Il a fallu resserrer” (directeur);

"l’éducation, c’est surtout la contrainte, donc il faut punir, il faut faire peur. Et d’ailleurs, on ressent à travers certains enfants que ce qu’on fait est très très différente de ce qu’ils vivent à la maison et que nos réactions ne sont pas toujours harmonieuses avec ce qu’on fait, parce que y’a des enfant qui essaient de déjouer, parce que y’aura pas la sanction telle qu’ils la connaissent eux <...> on arrive moins que rue Mésangère à gérer des situations de vie où l’enfant est initiateur, où l’enfant est libre de monter un projet. Là y’a plus de problèmes de discipline entre guillemets du fait d’un comportement familial plus différent et donc l’idée qu’un enfant est seul par exemple pour faire un truc, y’a une tendance à dévier de la règle, à faire l’andouille, etc...qui était moins présente - <rue Mésangère>, on a des enfants plus complices, plus capables de s’autogérer” (institutrice).

Ces propos ne sont pas sans rappeler ceux que nous avons recueillis à la Maison des Trois Espaces et à Tom Pouce, lorsqu’on nous a décrit l’arrivée des nouveaux élèves. Cette adaptation nécessaire des enseignants (relevée aussi à l’école A.France de Vaulx-en-Velin) souligne nous semble-t-il le décalage qui peut exister entre d'une part un fonctionnement pédagogique basé sur l’autonomie, la contrainte intériorisée et d'autre part des rapports à l’autorité au sein de la famille qui reposent davantage sur le contrôle immédiat, extérieur et contextualisé de l’enfant.

Cette expérience du déménagement souligne combien des principes pédagogiques identiques ne peuvent pas s’appliquer avec la même logique face à des enfants différents, notamment sur le plan de leurs situations sociales et donc de leurs modes de socialisation (sauf à créer des tensions du côté des parents) comme sur le plan du fonctionnement de l’école: le directeur de C.Freinet et son équipe enseignante nous semblent particulièrement sensibles à l’environnement social de leur école et c’est parmi nos configurations celle où l’on porte le plus d’attention aux conditions concrètes de réalisation des pratiques pédagogiques (bien davantage qu'à l'école A.France de Vaulx-en-Velin 1621 ). Plusieurs explications peuvent éclairer cette “sensibilité” aux conditions d’implantation de la pédagogie Freinet dans le milieu environnant: on peut penser par exemple aux expériences malheureuses de Célestin Freinet face aux notables de Saint-Paul de Vence (Elise Freinet soulignera d’ailleurs dans Naissance d’une pédagogie populaire, la nécessité d’avoir auprès des parents une action plus importante pour prévenir ce genre d’échecs). Mais il existe aussi chez Célestin Freinet une certaine “philosophie” qui prend en compte l’environnement naturel, humain et social de l’école. Le directeur de C.Freinet fait preuve d’une très grande prudence, lorsqu’il explique son application progressive de la pédagogie Freinet: “ce que je dis aux jeunes, c’est que vous allez prendre une classe l’an prochain, en premier, il vous faut bien voir où vous êtes...quel milieu, quelles familles et tout euh...les collègues, est-ce que c’est que des jeunes avec vous, des anciens, combien vous allez avoir d’enfants dans la classe, 20 ou 30? <...> Il faut tenir compte de toutes les conditions, peut-être qu’il faut pas vouloir mettre en place la pédagogie coopérative tout de suite, il faut y aller tout doucement...”

A la construction de l’école, la mairie qui ne connaissait pas encore le nombre de personnes susceptibles de venir habiter le quartier, a demandé un établissement de dix classe. Mais l’équipe enseignante s’est opposée à ce projet, car "plus on est nombreux, moins c’est vivable”, selon le directeur 1622 : elle a demandé une école de cinq classes et finalement C.Freinet a été construite avec cinq classe de maternelle et sept classes de primaire (CP, CP/CE1, CE1, CE2, CM1, CM1/CM2 et CM2). L’ouverture de l’école Seignobos avec dix classes de primaire a été vite nécessaire 1623 , car le nombre d’habitants du quartier a connu une croissance très rapide. Cette école applique un fonctionnement pédagogique “classique” au sens où elle n’a pas d’orientation spécifique liée à un "mouvement pédagogique" dans un projet d’école, comme à C.Freinet. Elle est implantée à côté de l’école C.Freinet, mais les deux secteurs de recrutement sont différents (la zone correspondant à Seignobos étant plus populaire) et les établissements se sont mis d’accord pour refuser des enfants qui viendraient du secteur de l’autre école, afin d’éviter les “fuites”.

Les relations entre les écoles C.Freinet et Seignobos ne sont pas mauvaises, mais elles ne sont pas excellentes pour autant et on sent certaines tensions, du fait de cette proximité entre ces deux écoles au fonctionnement différent. Plusieurs incidents illustrent quelques points de désaccord: les horaires de l’après-midi que le directeur de Seignobos a imposées de 13h30 à 16h30, alors que pour le directeur de C.Freinet l’horaire de 14h à 17h est plus favorable au rythme des enfants; les résistances du côté de l’école Seignobos, invoquées par l’institutrice de CM1, pour participer à des actions communes entre les écoles (par exemple faire un tournoi de foot); enfin les enseignants de C.Freinet reprochent à ceux de Seignobos de ne pas surveiller les élèves pendant la récréation, ce qui conduirait à des conflits plus fréquents entre les enfants des deux écoles. Par ailleurs, la proximité entre ces deux écoles au fonctionnement pédagogique différent produit inévitablement des effets de comparaison de la part des parents d’élèves (qui mettent en regard ce qu’ils perçoivent de la pédagogie de chaque établissement) et un quolibet circule dans le quartier: “A Freinet, on freine et à Seignobos, on bosse, avec le risque pour l’école Freinet de passer pour une structure qui fait moins bien travailler ou qui est spécialisée dans les élèves en difficultés, ce qui aurait pour conséquence de ralentir les enfants dans leurs apprentissages. Indépendamment de cette rumeur, nous pensons que ce genre de pédagogie n’est pas à l’abri de telles pensées, et le directeur souligne bien qu’il comprend les parents “un peu préoccupés par ce que l’enfant va faire en arrivant au CP”; l’institutrice de la classe observée explique, quant à elle, qu’elle reçoit constamment des parents qui ont des inquiétudes par rapport au contenu, qui ont peur qu’à la fin du cycle trois, leurs enfants ne soient pas au niveau requis. Nous avions déjà noté ce genre de réactions à l’école Freinet A.France de Vaulx-en-Velin 1624 où beaucoup de parents pensaient que le niveau de l’école était bas et qui ne comprenaient pas pourquoi il n’y avait pas de notes, pas de devoirs, autant d’activités “non scolaires” et de “liberté” (selon leur interprétation). La comparaison entre les deux écoles ne peut cependant pas être totale pour plusieurs raisons:

La méfiance des habitants du quartier face à l’école C.Freinet et son fonctionnement pédagogique impose une vigilance particulière de la part des enseignants, qui ont adopté dès le départ une démarche d’explication et de justification à l’égard des parents d’élèves:“On reçoit très favorablement les parents, on prend le temps de discuter, de leur expliquer” (directeur). Comme dans les autres configurations analysées (sauf Guilloux qui insiste moins sur cet aspect), l'équipe enseignante tente d'associer les parents à l'école et le projet pédagogique souligne qu'ils sont "régulièrement informés des objectifs, des principes et des pratiques de la pédagogie coopérative de l’école. Ils participent à la vie de l’école en aidant et en facilitant la réalisation de certains projets: sorties, enquêtes, fêtes... Ils sont sollicités afin de chercher une liaison et une harmonisation éducative entre la famille et l’école” . L’institutrice de la classe observée rencontre souvent les parents individuellement (presque un par jour 1625 ) et à la rentrée scolaire, les familles sont conviées par l’enseignant de leur enfant à une réunion qui explique le fonctionnement de la classe. Des réunions 1626 sont organisées également au niveau de l’école, pour expliquer le fonctionnement global, ou bien par thèmes pour présenter les pratiques pédagogiques (par exemple sur l’autonomie de l’enfant ou pour justifier à quoi sert l’entretien journalier au niveau des apprentissages scolaires 1627 ). Ce souhait de créer des liens et de faire participer les familles est parfois tempéré du fait de la présence de certains parents perçus comme trop envahissants et intrusifs dans les pratiques des enseignants (cette “invasion” ayant conduit par exemple à la suspension momentanée de l’aide apportée par les familles à la BCD). La vigilance des instituteurs à l'égard des familles s’applique aussi aux activités scolaires et l’institutrice de la classe observée explique qu’elle “cède à une certaine pression sociale” par exemple en faisant des dictées tous les mois et demi 1628 .

Enfin, un incident survenu pendant notre temps d’observation nous a permis de mesurer combien les enseignants et le directeur de l’école C.Freinet sont particulièrement sensibles à l’image qu’ils peuvent donner (et on peut croire qu’effectivement les opposants à de telles pédagogies seraient les premiers à dénoncer et à exploiter un dysfonctionnement ou une faille):

Le recrutement des enseignants se fait sur le même principe qu’à Tom Pouce et la Maison des Trois Espaces, à savoir que les instituteurs se présentent volontairement, prennent connaissance du projet de l’établissement et signent un engagement. Ils n’ont pas de formation spécifique (mis à part les stages organisés par l’ICEM et l’OCCE) et leur apprentissage des pratiques pédagogiques Freinet s’opère essentiellement “sur le tas”, en étant aidés par les autres collègues. Entre les enseignants, il peut y avoir des désaccords, des divergences d’interprétation du projet pédagogique 1629 , comme l’explique le directeur: “En théorie, on est tous d’accord, et même notre théorie doit être un peu différente de l’un à l’autre, parce que ça fait appel à des références philosophiques et politiques avec un <<P>> pas comme <<parti politique>>, mais plutôt comme <<idées politiques>> qui sont différentes <...> Oui, je pense qu’il y a des différences qui sont propres à notre sensibilité, à ce qu’on est, à nos orientations philosophiques, morales et c’est normal, tant mieux, parce que sinon, on serait tous pile dans le moule c’est pas euh...alors c’est vrai que ça crée parfois <au conseil des maîtres> un affrontement d’idées parce qu’on voit pas les choses de la même façon <...> Je dis c’est normal qu’on ait des différences, du moment qu’on tient à peu près l’objectif”.

Comparativement aux configurations Tom Pouce ou de la Maison des Trois Espaces, le projet de l’école C.Freinet intègre beaucoup moins une dimension progressive des apprentissages, avec une continuité entre les différents niveaux sur les techniques et les modes d’apprentissage. C’est pourquoi nous n’avons pas tellement tenu compte dans l’analyse de cette configuration des pratiques concernant les niveaux scolaires inférieurs de l’école C.Freinet que certains élèves de CM1 ont fréquentés. L’institutrice de la classe observée regrette d'ailleurs qu’au-delà d’un certain “terrain commun”, il n’existe pas encore de réflexion collective sur des notions telles que la coopération, la responsabilisation, l’autonomie, l’expression de l’enfant, qui ont des conséquences sur la manière de concevoir et de mener des activités à la base de la pédagogie Freinet telles que l’entretien, la réunion de coopérative, les responsabilités, le travail sur fichier... 1630 .

Notes
1607.

Le principe architectural d’ensemble de l’école C.Freinet fait penser d’ailleurs à celui de la Maison des Trois Espaces: une structure avec un déroulement en forme de spirale, du plus jeune âge vers les âges plus élevés (voir la partie II,2: "Une architecture articulée à un projet d'école"). On peut consulter le plan de l'école en annexe B2.

1608.

Par exemple, certains murs sont trop hauts, des matériaux chers et inadéquats ont été utilisés (comme de grandes barres de fer courbées, ou bien d’immenses verrières qui favorisent le froid l’hiver et la chaleur l’été). Le directeur avait proposé un projet architectural avec “des petits modules, des jardins, des bois” qui n’ont pas été pris en compte. L’idée d’ouvrir l’école à l’extérieur (faire une “école ouverte”) a été abandonnée, car elle était trop complexe du point de vue des assurances et de la sécurité des enfants.

1609.

On sait combien Célestin Freinet accordait une place principale à la nature dans l’éducation de l’enfant.

1610.

Ceci étant, cette autonomie s’est trouvée restreinte pour la classe de CM1 observée, suite aux problèmes que l’institutrice a rencontrés l’année précédente, avec des vols dans la classe: quelquefois, un élève “de confiance” se voit remettre les clefs de la BCD ou d’une salle s’il faut chercher quelque chose dans ces pièces ou si un groupe doit s’y réunir.

1611.

L’école forme d’ailleurs un “ensemble” où les classes communiquent beaucoup entre elles (comme nous le verrons de manière plus approfondie dans la partie V: “Une organisation collective. L’expérience d’un modèle communautaire”). Ce décloisonnement se perçoit déjà aux décorations intérieures situées dans les parties communes de l’école, où les classes affichent différentes productions (peintures, silhouettes découpées, traces de mains plongées dans la peinture...) qui rendent publics les travaux effectués par les élèves.

1612.

C’est là où ont lieu toutes les manifestations communes entre la maternelle et le primaire, par exemple une exposition sur le corps. Dans cet espace, les classes de CP et de maternelle grande section peuvent se retrouver de manière plus fréquente, pour ouvrir un atelier commun.

1613.

“On a voulu marquer la différence entre l’espace des enfants et l’espace des adultes, c’est à dire que l’espace des adultes est en hauteur par rapport à l’espace des enfants et les règles ne sont pas les mêmes, c’est à dire que les enfants n’ont pas le droit d’aller dans les espaces en hauteur, sauf autorisation explicite d’un adulte, c’est un espace interdit aux enfants” (institutrice CM1).

1614.

Voir infra la partie II,2,c de cette configuration: "Forme scolaire et architecture: l'inscription des formes d'exercice du pouvoir dans les modalités d'aménagement de l'espace et son usage".

1615.

Il conviendrait cependant de ne pas trop surestimer l’implantation de la pédagogie Freinet dans les milieux populaires. D’après une étude réalisée par le Cirfem (Centre de recherche sur Freinet et l’école moderne, Université Bordeaux II) réalisée auprès d’un échantillon d’adhérents français à l’ICEM, les enseignants Freinet ne sont pas tellement nombreux en ZEP (étude citée dans Le Monde de l’éducation, n°242, novembre 1996, p.32). Par contre, il semblerait que certains enseignants travaillant avec des populations “défavorisées” s’inspirent de plusieurs techniques pédagogiques, dont la pédagogie Freinet.

1616.

Sauf pour les enfants dont les parents travaillent à l’école, comme c’est le cas pour Marguerite dans la classe observée.

1617.

Bien que les enseignants de l’école C.Freinet sentent en fait une modification de la population du quartier: les maison ne se vendent plus et beaucoup de personnes issues des milieux populaires viennent s’installer dans les immeubles, ce qui change la composition sociale initiale de la Chamberlière.

1618.

Le discours du directeur désigne très fortement comme illégitimes certaines formes de culture caractéristiques des milieux populaires, comme par exemple: “y’a certaines familles où y’a pratiquement pas de livres, où les enfants ne lisent pas, où on va aller à Nîmes voir un concert de Johnny Halliday avec les enfants, on paie cinq places, avec le déplacement et tout!”.

1619.

“c’étaient des enfants qui, en sortant de l’école allaient autant assister à un film, voir une conférence et c’était un bain culturel complètement différent”(directeur)

1620.

Les institutrices actuelles de maternelle se plaignent d’être obligées de reprendre beaucoup de “bases” dans l’expression langagière des enfants.

1621.

Analysée dans le cadre de notre mémoire de maîtrise: La pédagogie Freinet, une "école pour le peuple"?, Université Lyon II, sous la direction de R.Bernard, B.Lahire et D.Thin, 1990/91

1622.

La configuration de C.Freinet est la seule où nous ayons noté une telle sensibilité à la dimension totale de l’établissement scolaire, sensibilité dont on trouve la trace dans les propos de Célestin Freinet: “La conception actuelle des grands ensembles scolaires aboutit à l’anonymat des maîtres et des élèves; elle est, de ce fait, toujours une erreur et une entrave <...> Les petites écoles au-dessous de 5 à 6 classes restent encore un village sympathique, où les gens peuvent se connaître et vivre en fonction les uns des autres, où les maîtres peuvent sympathiser, discuter entre eux et suivre tous les élèves”(Pour l’école du peuple , p.172).

1623.

L’augmentation du nombre d’élèves a même rendu indispensable l’extension à douze classes (les deux dernières classes étant logées dans la maison de quartier), qui seront ramenées à dix dans les deux années qui suivent.

1624.

Etudiée dans le cadre de notre mémoire de maîtrise: La pédagogie Freinet, une "école pour le peuple"?, Université Lyon II, sous la direction de R.Bernard, B.Lahire, D.Thin, 1990/91

1625.

L’enseignante trouve ces rencontres “très prégnantes et difficiles à gérer, mais très utiles". Elle se sert parfois de cette relation privilégiée avec les parents dans son rapport pédagogique avec les élèves: par exemple, l'institutrice rappelle un jour à Arnaud qu’il a passé un contrat avec son père et elle-même: “Tu n’écris qu’une phrase par texte, mais tu l’écris bien”.

1626.

La présence des parents serait assez importante selon le directeur (environ les 3/4), avec plus de personnes présentes lors de la présentation de la classe que pour des réunions à thèmes (ces dernières étant moins “concrètes”, plus axées sur les réflexions pédagogiques).

1627.

Lors de ces réunions, l’institutrice de CM1 fait travailler les parents “comme les enfants”, par groupe “pour qu’ils se rendent compte” : par exemple, un jour ils devaient représenter les cahiers des enfants et à quoi ils servent et l’enseignante a affiché ensuite leur travail pour pouvoir le comparer au tableau (nous verrons plus loin que c’est une manière de procéder courante de l’institutrice avec les enfants).

1628.

Outre que cet exercice n’était pas préconisé dans la pédagogie Freinet, les lectures de cette enseignante (notamment en linguistique) l’amènent à s’opposer à la dictée.

1629.

consultable en annexe K1

1630.

L’institutrice explique comme le directeur les divergences entre collègues par des différences de personnalités, d’histoires, de cultures et laisse entendre que ce serait faire preuve d’intolérance et d’opposition aux libertés humaines que d’imposer à tous une manière unique de fonctionner. En même temps, elle critique parfois les pratiques de certains collègues qu’elle trouve éloignés des principes pédagogiques Freinet: “Je pense qu’il y a chez mes collègues du CE1 et du CE1/CE2 donc qui précède leur venue chez moi, y’en a qui donnent effectivement des choses à faire à la maison de manière assez pressante et donc ils sont sur des lignes un peu différentes de la mienne. On l’a formulé en réunion, j’ai même eu à me fâcher à certains moments, parce qu’ils niaient un peu mes collègues, alors c’est bizarre, c’est un peu tabou, je me suis même demandée s’ils s’en rendaient compte, à certains moments <...> mais je pense que cet engagement de ne pas faire travailler les enfants à la maison parce que c’est sélectif, je crois que l’engagement de mes collègues est beaucoup moins net”.