III- L'authenticité de la connaissance: partir de l'expérience réelle et de l'intérêt de l'enfant

1- Les situations de vie ou l’art pédagogique de susciter l’envie de connaître

a) Les textes libres

Plus d’une fois par mois, les enfants doivent rendre un texte libre qu’ils lisent devant la classe 1631 et qui reçoit des critiques de forme et de contenu par l’auditoire. Après une correction avec l’institutrice, les élèves réécrivent leurs textes “au propre”, puis ils les rangent dans une pochette qui recueille tous les textes de la classe et qui circule entre les familles. L’écriture des textes libres est donc très liée à l’idée de communication (avec les autres enfants et les familles) et d’expression (de la part des enfants qui ont écrit le texte comme de ceux qui écoutent 1632 ), ce qui est tout à fait dans les conceptions de la pédagogie Freinet 1633 . C’est pourquoi l’institutrice insiste pour que les conditions de réception des textes lus soient maximales, rappelant par exemple un jour qu’“Il faut faire beaucoup moins de bruit, les textes ça demande une grande écoute <...> Personne ne bouge pendant qu’elle lit” . En entretien, l'institutrice justifie son exigence en expliquant qu’”un texte d’enfant, ça n’a pas de puissance comme aurait un texte écrit par un gars connu, et c’est évident que si on veut qu’il y ait quelque chose qui puisse passer de la compréhension et de l’apprentissage du français, en fait, il faut que ça se passe vraiment dans une ambiance très exigeante de silence, d’écoute réciproque”.

Le moment de la lecture devant la classe permet de poser à l’auteur du texte des questions (par la maîtresse ou les autres élèves) qui font émerger des savoirs, principalement en français.

CM1 (30.01.96)

  • Lors d’une séance, Carine vient lire un texte et les enfants la questionnent ensuite sur son personnage: est-il méchant ou gentil? L’institutrice reprend ces questions pour montrer à Carine qu’elle n’a pas été assez précise dans la description de son personnage et qu’elle doit reprendre l’écriture de son texte afin que les auditeurs et les lecteurs puissent comprendre quelle est la personnalité du héros. De la même manière, Hayet vient lire un texte sur le hammam. A la fin du texte, l’institutrice demande: “Alors qu’est-ce que c’est le hammam?” Elle trouve que la fille n’a pas assez précisé, qu’elle n’a pas assez donné d’éléments de description dans son texte. Elle lui demande donc d’indiquer ces précisions, “sinon, tu te rends bien compte que les autres ne comprennent pas, qu’ils vont te poser des questions?”

Les questions que pose l’institutrice à l’élève sur son texte libre pour qu’elle explicite sa description reviennent à répondre à une question très formalisée du type “Fais la description du personnage” qu’on trouve dans les exercices scolaires en français. Et pourtant, dans ce travail du texte libre, les exigences de formulation correcte ne sont pas présentées par l’institutrice comme une obligation de suivre des règles scolaires d’expression (qui tournent ici autour de l’explicitation, de la précision littéraire d’un texte rédigé), mais comme une nécessité de clarté dans la communication avec l’auditoire.

CM1 (30.01.96)

  • Marion vient lire un texte libre sur “Jojo lapin”. A la fin, l’enseignante intervient en disant qu’elle n’a pas tout à fait compris. Elle veut souligner que l’histoire n’est pas suffisamment précise pour que les auditeurs puissent comprendre complètement, mais les autres enfants connaissent déjà l’histoire (ils critiquent d’ailleurs la version de Marion) et lorsqu’elle demande qui a compris, beaucoup d’élèves peuvent lever le doigt sans mentir. L’institutrice en conclut alors que c’est elle qui est “bête”.

L’institutrice ne critique pas le texte parce qu’il aurait une forme scolairement incorrecte, mais parce que son imprécision nuit à la qualité de la compréhension, donc de la communication. Or, à partir du moment où les élèves connaissent déjà l’histoire, donc le contenu du texte libre, la critique de l’enseignante ne tient plus, et elle est obligée de se retrancher derrière un apparent dénigrement d’elle même (et de son intelligence) alors que la situation laisse à penser qu’elle a feint son incompréhension au départ pour souligner l’insuffisante précision de l’expression écrite. On retrouve ici l'un des traits décrits dans la configuration Guilloux, à savoir l'idée selon laquelle partir des situations réelles permet de stimuler l'intérêt des enfants, avec par exemple le "défi lecture" où l'élève doit poser des questions de manière à être compris par les enfants d'une autre classe (c'est une "situation vraie de communication", qui se rapproche de la façon dont Rousseau concevait l'apprentissage de la lecture et de l'écriture) 1634 .

L’enseignante utilise le texte libre “avec une réflexion tâtonnante sur la forme que prend un texte, ses exigences” et “sans contrainte spécifique”, c’est à dire avec les mêmes orientations que Célestin Freinet. Or la contrainte n’est pas complètement absente d’une part car les enfants sont soumis à une obligation de remise régulière d’un texte libre, plus d’une fois par mois 1635 ; d’autre part nous avons analysé dans la partie théorique qui portait sur les évolutions de la composition française 1636 combien l’exercice du texte libre exige de l’enfant une capacité à trouver un thème “scolairement” acceptable et à se conformer à des règles non explicitées de grammaire, de présentation et de narration. “Etre libre” face à ces exigences scolaire revient pour certains élèves non pas à “inventer”, à “s’exprimer sans contrainte”, mais à trouver un sujet et des formes d’écriture scolairement acceptables, et certains se lancent alors dans des sortes de plagiats plus ou moins conscients, où ils sont sûrs au moins qu’ils ne prennent pas trop de risques.

CM1 (30.01.96)

  • Une fille vient lire son texte. Lorsqu’elle a terminé, une élève très énervée demande la parole, debout, le doigt en l’air: “Elle a repris le résumé derrière le livre!” . L’institutrice ne fait aucun reproche à la fille. Elle demande simplement, sans s’énerver: “A quelle phrase on peut reconnaître qu’elle ne l’a pas écrit toute seule?” . L’élève qui vient d’intervenir cite le début d’une phrase: “Epicier à 10 ans...” . L’institutrice explique qu’effectivement, il est rare d’entendre les élèves utiliser de telles tournures de phrases, d’autant qu’ils ne l’ont pas encore étudiée: c’est une apposition et ils essaieront d’en placer une dans le texte du prochain entretien <...>

    Une élève présente un texte et un garçon dit qu’il sait où elle l’a pris, dans un livre: “Elle a pas inventé l’histoire!”. L’enseignante rétorque: “Qu’est-ce que t’en sais, c’est peut-être l’autre qui lui a piqué son histoire!” <...>

L’institutrice qui se rend compte que certains enfants empruntent des thèmes ou bien des formes d’écriture (“copie” qui serait inconcevable dans des fonctionnements pédagogiques plus “traditionnels”) ne leur fait aucun reproche (et elle prend même la défense de certains enfants accusés par d’autres élèves), alors qu’ils viennent contredire en partie l’obligation d’”expression personnelle”.

La tentation pour ces élèves d’aller chercher dans des documents déjà existants des idées pour rédiger leur texte libre relève nous semble-t-il du même embarras que les enfants de l’école Anatole France 1637 ressentaient face au texte libre et qu’on pouvait déceler à travers la réitération de tournures et de thèmes déjà rencontrés, révélant une expression peu "personnelle": répétition d’histoires connues, de sujets peu diversifiés (les animaux, la famille) contrairement à leurs échanges oraux (dans lesquels les élèves s’impliquaient beaucoup plus personnellement), utilisation fréquente de structures textuelles et de formulations comme par exemple la formule introductive des contes “il était une fois” (relevée beaucoup moins fréquemment dans les textes libres de la classe C.Freinet). Les élèves de l’école Anatole France n’avaient pas de consigne particulière pour écrire leurs textes (dans l’esprit de respecter leur expression) qui n’étaient pas toujours corrigés par les institutrices (elles craignaient de restreindre l’expression des enfants) 1638 .

Cependant, dans la classe de CM1 observée à C.Freinet, les élèves semblent moins démunis par rapport à la forme du texte à rédiger, puisque l’enseignante met à leur disposition des fiches méthodologiques 1639 pour rédiger un texte, avec des genres différents (petite annonce, documentaire historique, article de sport, article de journal, résumé d’un roman, document artistique). En contrepartie, un élève qui annonce la forme d’un texte libre doit s’y tenir, sinon il s’expose aux critiques:

CM1 (30.01.96)

  • Florentine annonce une “critique de film”, qui est en fait le résumé de l’histoire. L’enseignante lui fait la remarque à la fin de la lecture du texte: “Est-ce qu’on peut dire que le texte de Florentine est une critique de film?” 1640 . Daniel: “Elle aurait dû dire à un moment qu’elle a pas aimé” . Des enfants disent qu’elle a oublié de donner les noms des réalisateurs, de l’auteur... L’institutrice: “En fait, c’est un texte sur un film, c’est pas une critique de film!” <...>

Par ailleurs, les textes sont corrigés par l’enseignante et à la fin d'une lecture des textes libres, l'institutrice procède au vote du texte qui sera choisi pour travailler avec la classe des notions de français.

Notes
1631.

La lecture de chaque série de textes est fractionnée en deux séances: on commence par les volontaires et la seconde séance est consacrée à la moitié des textes restant.

1632.

L’auditoire peut ainsi faire part de ses expériences à propos du texte d’un camarade.

1633.

Selon P.Clanché, le texte libre ne serait pas “un travail sur l’écrit”, mais une “pratique quotidienne” dont la finalité serait d’abord "d’ordre usager et informatif: s’approprier un instrument de communication à des fins de socialisation de l’expérience” (L’enfant écrivain. Génétique et symbolique du texte libre, p.7). Rappelons que chez Célestin Freinet, la “rédaction libre et spontanée” est liée à la diffusion du texte par l’imprimerie, le journal scolaire et les échanges interscolaires (Pour l’école du peuple, p.88).

1634.

Voir infra dans la configuration Guilloux la partie II,3: "Une démarche d'apprentissage active et responsable"

1635.

Au mois de janvier, la classe en est déjà au 6ème texte.

1636.

Voir infra dans le 3ème chapitre de la première partie le paragraphe III,2: "Deuxième exemple: la composition française"

1637.

Analysée dans le cadre de notre mémoire de maîtrise: La pédagogie Freinet, une "école pour le peuple?", Université Lyon II, sous la direction de R.Bernard, B.Lahire, D.Thin, 1990/91

1638.

Les seules corrections apportées reprenaient systématiquement les énoncés de type “parlé” acceptables à l’oral mais pas à l’écrit, ce qui est bien la preuve que l’expression écrite n’est pas l’aboutissement d’un processus d’évolution “naturel” (Célestin Freinet était persuadé que l’apprentissage de l’écriture devait suivre une “méthode naturelle”, où l’écriture serait l’aboutissement d’une traduction graphique de la pensée) : la “liberté” des élèves est ici bien évidemment contrainte par des obligations scripturales et ils ne peuvent pas transposer telles quelles leurs formes d’expression langagières orales à l’écrit.

1639.

consultables en annexe K3

1640.

Les enfants ont une fiche à leur disposition pour les aider à rédiger une critique de film:

1. Marque le titre de ce film

2. Marque le pays, la date de la production et si c’est en VO (Version Originale) ou en VF (Version Française)

3. Ecris le nom des auteurs et des réalisateurs

4. Marque le temps du film

5. Et pour finir, raconte le début du film et marque ton avis