2- L’expression de soi entre modèle copié et invention libre

La copie, la dictée ne sont pas des techniques très prisées dans la configuration C.Freinet. La dictée comme évaluation n'a pas de sens aux yeux de l’institutrice 1657 qui pratique cependant l’écriture sous la dictée des décisions-engagements adoptées en fin de réunion de coopérative: “c’est une dictée qui ne dit pas son nom, mais qui est nécessaire par le fait qu’il n’y en a qu’un qui écrit et qui communique aux autres, donc c’est une dictée authentique, et donc là je crois que c’est formateur”. Les décisions-engagements dictées soulignent de manière forte l’intrication étroite entre la discipline (les enfants décident d’engagements pour respecter des règles de conduite) et les disciplines scolaires (la dictée). Le texte recopié en fin de séance d’entretien est également une forme de copie 1658 . Dans ces exercices de dictée et de copie, les élèves ont participé à l’élaboration du texte, dans son contenu (les enfants choisissent par vote le sujet du texte copié à partir d’une nouvelle présentée par un enfant et le contenu des décisions-engagements) comme dans sa forme (les phrases sont formulées avec l’aide de l’institutrice qui explique constamment les règles de grammaire, les usages orthographiques et la signification des mots). On est donc loin ici de l’exercice de la copie pratiqué par les frères des écoles chrétiennes dont l’objectif était l’acquisition de mémoire et d’automatismes comme on est loin aussi du modèle de la dictée avant la réforme de l’instruction primaire en 1880 où l’essentiel était pour l’élève d’écrire les mots et les phrases de manière correcte, même s’il ne les comprenait pas 1659 . Dans la configuration C.Freinet, l’élève écrit par copie ou sous la dictée un texte dont il est en partie l’auteur, sur lequel il a travaillé au préalable, qui lui a été expliqué, qui a une “utilité sociale” d’expression ou de régulation de la classe, que l’institutrice n’a pas imposé et qu’il s’est en partie réapproprié (ce qui est différent de l’écriture par copie ou sous dictée d’un texte “étranger”, souvent écrit sous une forme littéraire “autorisée” et par un auteur “reconnu”).

La copie et la dictée (hormis celle que l’institutrice fait “à contre coeur” pour les évaluations) telles qu’elles sont valorisées dans la configuration C.Freinet comportent donc toujours une part d’expression de l’enfant, l’expression de soi étant l’un des objectifs du projet pédagogique de l’école 1660 (elle était déjà très présente dans les écrits de Célestin Freinet). Certaines réflexions de l’institutrice peuvent être analysées à travers ce qu’E. Plaisance écrit à propos des modifications qui ont affecté les finalités et les activités éducatives à l’école maternelle, passant d’un modèle “productif” à un modèle “expressif” (plus proche du mode de socialisation des familles issues des classes moyennes ou supérieures) 1661 , entre lesquels se trouve le “modèle esthétique”: l’enfant va être considéré comme un artiste, un créateur, auquel il faut fournir les conditions les plus favorables à l’exercice de son activité 1662 .

La conception de l’institutrice se rapproche beaucoup de ce “modèle esthétique”: “je crois énormément que le sens se construit aussi en dehors du mot dans des actes, dans des formes, donc j’essaie d’investir ce terrain à travers les arts plastiques, à travers la danse, mais aussi à travers tout ce qui peut passer d’humain, à travers des comportements, à travers des sens, à travers des formes que prennent les activités des enfants. Je m’intéresse vachement à ce qui fait que l’homme est debout sur terre, entre le ciel et la terre <...> et j’y crois énormément, parce que c’est une réalité artistique incontournable, quand tu parles d’art, tu parles forcément de ça, mais je crois que c’est une des problématiques de l’enfance et l’autre jour, on travaillait sur la symétrie, un gamin, c’est Jérémy, à priori en échec scolaire, avait des choses extrêmement forte, en disant en fait, nous sommes tous comme ça, c’est c’qui est beau, c’est c’que l’on reconnaît et c’est c’que j’aime. Et en fait si tu veux, je trouvais qu’à partir d’une notion de mathématiques, il formulait en fait un jugement esthétique, une façon d’être au monde”. On retrouve ailleurs dans le discours de l'enseignante des propos similaires quand elle explique son utilisation du “livre de vie” dans le sens de Célestin Freinet, c’est à dire de grandes feuilles sur lesquelles les enfants représentent par le dessin les matières abordées, les apprentissages effectués et les situations vécues: “y’avait tout cet esthétisme au sens positif que Freinet mettait à l’expression de l’enfant, sur ses dessins, et là-dessus, c’est vrai qu’on pourrait faire infiniment mieux pour que...pour développer cette expression enfantine où l’enfant laisse trace de sa façon de voir les choses”

En même temps, on ne peut pas dire que le modèle d’apprentissage utilisé par l’institutrice s’appuie exclusivement sur un “modèle esthétique”, dans le sens où l’enfant serait placé en situation de devoir tout “créer” et “imaginer”. En danse, l’enseignante (qui pratique elle-même la danse depuis plusieurs années) travaille en concertation avec une chorégraphe pour monter un spectacle de danse contemporaine: elle avance progressivement, avec des exercices qui commencent par la reproduction de mouvements analysés à la vidéo, pour aboutir graduellement à une "invention" de la part des enfants. Les élèves ne partent pas de rien, ils imitent d’abord des mouvements de danse contemporaine, qu’ils répètent plusieurs fois de manière à se les réapproprier pour avoir des “bases” puis mobilisent petit à petit leur "pouvoir de création" à partir de ce qu’ils ont appris.

CM1 (22.01.96)

Cette séance est très “cadrée”, avec une progression précise, de type scolaire: les élèves doivent d’abord se remémorer les mouvements dansés appris auparavant, puis ils peuvent soit reproduire ces mouvements, soit en inventer d’autres, en faisant une “série” (succession de mouvements) qui doit toujours être la même (l’application de cette consigne est contrôlée par un autre enfant). Ensuite les élèves sont amenés à verbaliser sur leur expérience corporelle et à adopter un recul réflexif par rapport à leurs sensations. Enfin, leurs mouvements s’effectuent sur une musique imposée (Gerschwin), mais ils devront en choisir une pour le spectacle (en votant parmi toutes les propositions des élèves), de même qu’ils devront trouver leurs costumes.

CM1 (29.01.96)

Dans cette séance, les enfants doivent verbaliser au préalable la suite de mouvements qu’ils vont effectuer (on leur demande d’être très précis dans la description, d’utiliser les mots adéquats): l’institutrice prend note de leur version pensée à l’avance, préparée mentalement, puis elle recueille après l’exécution de la suite de mouvements, la version de l’observateur pour la comparer ensuite avec celle du danseur. Cette décomposition nous paraît caractériser la démarche scolaire, où on suit une consigne (faire des mouvements à partir de trois mots: courir, jeter, sauter), on prévoit, on explicite verbalement son déplacement corporel pensé avant de l’exécuter, puis on revient sur la suite de mouvements effectués: en fait dans cette séance de danse, on part des mots et on revient aux mots (d’ailleurs l’institutrice parle souvent de “phrase” pour désigner la suite des mouvements). A partir de cette succession d’étapes pédagogiquement ordonnées où la maîtrise de soi exigée chez les élèves augmente progressivement (dans la première phase, les enfants s’échauffent et se défoulent avec des consignes, mais sans être encore très concentrés contrairement à la fin où les corps sont “maîtrisés” par terre pour permettre une meilleure réflexion), on dirait que l’institutrice contrôle suffisamment la situation pour “fermer les yeux” plusieurs fois sur des comportements non autorisés (s’amuser sur le trampoline au lieu de danser, s’agiter au lieu de s’échauffer).

A la Maison des Trois Espaces 1663 , l’intervenante en danse (qui travaillait elle aussi pour mettre en place un spectacle de danse contemporaine avec la "participation créative" des enfants) est débordée très rapidement par des comportements non autorisés qui l’obligent à recourir à l’institutrice pour ramener le calme. On peut expliquer la différence du déroulement des deux séances par le fait qu’à C.Freinet, c’est l’institutrice elle-même qui mène l’activité (les enfants ont moins intérêt à “se faire remarquer” qu’avec une personne de passage) et que la classe s’est déjà entraînée à plusieurs reprises sur des exercices de danse (alors qu’à la Maison des Trois Espaces, la séance observée est la première, les autres rencontres se passant mieux). Mais en même temps, il nous semble que la principale différence vient de la manière de procéder: l’intervenante en danse à la Maison des Trois Espaces place d’emblée les élèves dans l’”obligation” de s’exprimer avec leurs corps et de trouver des mouvements de danse, et cela sans “consigne”, sans modèle de gestes “scolairement autorisés” et sans musique. Les élèves (surtout les garçons) se montrent très perturbés, très embarrassés et s’ils bougent, ce n’est pas dans le sens attendu par l’intervenante (alors qu’à C.Freinet, tous les enfants, même les garçons dansent sans gêne apparente). A la Maison des Trois Espaces, l'intervention qui vise à récupérer la situation en demandant aux enfants quelle est leur “représentation” de la danse ne fait qu’aggraver le problème, puisque justement, les élèves ne savent pas ce qu’on attend d’eux, ce qu’on leur demande comme danse scolairement acceptable. L’intervenante aura beau mettre en place des “techniques” qui s’avèrent souvent efficaces pour ramener le calme en situation scolaire (faire asseoir les enfants, leur demander de se présenter, leur demander pourquoi ils ont choisi l’atelier), elle échoue dans sa tentative, alors que l'institutrice de C.Freinet n’a aucun problème pour faire respecter l’ordre dans sa séance (ce qui lui permet même de fermer les yeux sur certains mouvements non autorisés): sa manière d’amener les enfants à danser est beaucoup plus scolaire, avec une progression qui débute par la copie de gestes pour finir sur des mouvements inventés. Or il nous semble que la copie a ici des vertus rassurantes pour les élèves, car elle permet en se détachant progressivement de l’imitation de parvenir à une forme d’invention demandée dans le spectacle de danse contemporaine. Les enfants savent ce qu’il faut faire, ils évoluent sur la base d’exercices scolaires (donc sous une forme qui leur est familière, dans le cadre des disciplines qu’ils apprennent à l’école).

L’expression personnelle demandée aux élèves en musique suit le même principe progressif (avec une "structure" relativement identique dans les séances): remémoration de chants déjà connus, écoute d’une nouvelle chanson (où l’institutrice donne des “moyens” pour se rappeler notamment par les rythmes et les pulsations), travail expressif sur la base d’une consigne à partir de cette nouvelle chanson enfin explicitation et réflexion critique sur le travail expressif de chacun (avec contrôle du respect de la consigne):

CM1 (27.01.96)

Les séances de dessin sont elles aussi très “cadrées” pédagogiquement et l’institutrice suit une démarche scolaire d’apprentissage dans laquelle trouve place l’expression de l’enfant:

CM1 (23.01.96)

Dans cette séance de dessin, l’institutrice impose aux élèves un thème (les sentiments qu’on a à l’école), des consignes (il faut remplir la feuille, les lettres doivent s’imbriquer, la seule couleur autorisée est le noir) et elle leur propose des “modèles” pour les inspirer (c‘est à dire copier en partie, mais tout en transformant avec leurs idées), en sachant que ces “modèles” sont des exercices effectués à la séance d’avant pour s’entraîner à des techniques (chaque enfant devait dessiner une lettre noire avec différents matériaux: fusain, crayon à papier, feutre, etc...). On n'est pas loin ici de la manière de procéder des configurations Guilloux 1664 et J.Giono 1665 .

Notes
1657.

“à toutes les compos, on fait une dictée, des choses classiques du scolaire. Alors personnellement, si ça tenait qu’à moi j’en ferais pas <...> Tu lis des trucs, Daniel Pennac il dit la dictée, c’est l’exercice scolaire, on commence avec 20, on termine à zéro, c’est à se taper la tête contre les murs! <...> La dictée-évaluation, où le texte n’est connu de personne, et où c’est l’instit qui l’a trouvé dans un livre bien difficile et qui le balance pour faire faire des fautes, ça pour moi c’est une catastrophe. Mais je le fais aussi comme évaluation, sans trop y croire”

1658.

Célestin Freinet conseille la copie du texte journalier (qu’il conseille cependant d'utiliser avec modération): “Dans l’exposé de notre technique, nous recommandons la copie, sur le cahier, avec illustration, du texte journalier. Pratique excellente au point de vue scolaire proprement dit: l’enfant s’habitue à repenser, et à revivre dans une certaine mesure le texte journalier, à en soigner la calligraphie, à l’embellir de dessins suggestifs. La copie de phrases et de mots dont il a vu l’éclosion et la mise au point, qu’il a appris à décortiquer grammaticalement et logiquement n’est certes pas sans avantages. A partir d’un certain degré cependant, quand la maîtrise de la langue est suffisamment poussée, cette copie n’est plus qu’un devoir scolaire, qu’on liquide le plus hâtivement possible et dont il est inutile, par conséquent, de conserver la pratique. Les cours préparatoires, élémentaire et moyen copient et illustrent le texte. Le travail devient facultatif pour les autres élèves qui, à notre avis, ont mieux à faire”(Pour l’école du peuple, pp.93 et 94)

1659.

Voir infra dans le chapitre 3 de la première partie, III: “Analyse historique de quelques modifications dans les modes d’enseignement du français”

1660.

“C’est l’expression globale de la personnalité de l’enfant qui est concernée: affective, physique, intellectuelle, sociale. Elle est sollicitée dans tous les domaines: écrit, oral, manuel, corporel <...> L’expression facilite la communication et la motivation, favorise la créativité” (L'enfant, la maternelle, la société, Paris, PUF, collection l'éducateur, 1986, p.189)

1661.

E. Plaisance pense que “le modèle contemporain de l’expression personnelle de l’enfant entretient des rapports de <<connivence culturelle>> avec les modes de socialisation partagés par certaines fractions des classes moyennes et supérieures, en particulier par les couches intellectuelles” (L’enfant, la maternelle, la société, p.189)

1662.

Analysant le courant esthétique de la pédagogie des écoles maternelles contenu dans les textes de l’inspectrice Germaine Tortel (1896-1975), E. Plaisance souligne: “L’école maternelle devint une <<école d’art>>, un lieu de production <<d’authentiques chefs d’oeuvre enfantins>>. Comment ne pas voir qu’une telle perception des créations de l’enfant, qu’un tel retournement dans les rapports éducatifs traditionnels reposent sur une certaine <<naïveté>> de l’adulte mais, en même temps, sur un système de références savantes qui impliquent un rapport à la culture dont sont dépossédés les parents des couches les plus populaires?”(L’enfant, la maternelle, la société, p.131)

1663.

Voir infra la partie III,5 de la configuration de la Maison des Trois Espaces: "L'engagement contractuel dans la relation maître-élève"

1664.

Voir infra la partie III,3 de cette configuration: "Savoir respecter une consigne"

1665.

Voir infra la partie II,5,c de cette configuration: "Les travaux manuels"