3- Le rôle discret de l’institutrice dans l’accession aux savoirs

La recherche de création dans la configuration C.Freinet s’articule sur une démarche d’apprentissage qui préconise de partir du quotidien, du vécu, de l’affectivité et de l’expression de l’enfant. Cette conception s’oppose radicalement aux réflexions sur l’éducation menées par Alain selon lequel l’école doit être un lieu à part, protégé de la vie humaine extérieure, notamment de la famille et de son affectivité, pour permettre à l’enfant de s’affronter à la nécessité de l’ordre extérieur et de l’ordre humain et donc de s’accomplir comme homme. En même temps, l’expression des enfants dans la configuration C.Freinet ne se fait jamais complètement “librement” et le travail de l’institutrice consiste à “organiser pédagogiquement” ces expressions que ce soit en amont (à l'exemple des activités manuelles et artistiques, où l’expression de l’enfant se fait à l’intérieur d’un cadre très préparé à l’avance avec éventuellement des modèles à copier) ou en aval (par exemple l'institutrice organise des travaux scolaires à partir des textes libres et des entretiens, notamment en grammaire). C’est pourquoi on peut dire que dans la configuration C.Freinet, l’expression de soi oscille entre l’invention (qui s’appuie sur les expériences, le vécu de l’enfant) et le modèle, cette seconde polarité étant proche d’une certaine manière de ce que préconise Alain: il faut d’abord copier les chefs d’oeuvre (qui peuvent être ici des créations d’enfants), s’inspirer de leur perfection avant d’inventer, car l’invention comporte toujours une part d’imitation (sauf que dans la configuration C.Freinet, les oeuvres à copier peuvent être des créations d’enfants, elles ne sont pas forcément des oeuvres d’artistes reconnus).

Solliciter l’intérêt de l’élève, partir de son vécu ne signifie donc pas forcément adopter une démarche non directive où l’enseignant s’éclipse et laisse l’enfant seul face à la construction de son savoir. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la formule du projet de l’école C.Freinet:“Ce n’est pas le maître qui apprend à l’enfant mais l’enfant qui apprend avec l’aide du maître” . Comme le gouverneur d’Emile, la tâche de l’instituteur n’est pas ici de dicter du savoir et des conduites à l’enfant, mais de l’orienter, de l’aider dans une démarche d’apprentissage que l’élève aura envie de mener, à partir du moment où son intérêt aura été sollicité (l’enseignant doit mettre “en évidence la situation de vie”, il doit “faire émerger les problèmes, formuler des questions”, "proposer et favoriser des stratégies" 1666 ). Le rôle de la maîtresse montessorienne n’est pas loin de ces conceptions: partir de l’intérêt de l’enfant et de sa démarche active d’expérimentation plutôt que d'imposer des savoirs dont l’enfant ne voit pas forcément la nécessité immédiate. Mais la ressemblance n’est pas totale: en analysant le rôle du matériel dans la configuration de l’école Tom Pouce, nous nous sommes rendu compte qu’il est déjà très travaillé pédagogiquement avec l’objectif de susciter des types de connaissance bien précis chez l’enfant 1667 . Dans la configuration C.Freinet, le principe est davantage de partir des savoirs, des questions, des productions et formes d’expression de l’enfant pour parvenir à des connaissances et à des compétences scolaires, même si elles sont tout autant prévues à l’avance 1668 . L’univers de la classe Tom Pouce peut paraître ainsi beaucoup plus “artificiel” que celui de la classe Freinet (d’après l’analyse de nos configurations), au sens où la tâche de l’institutrice montessorienne est davantage orientée vers l’organisation et la disposition d’un environnement éducatif matériel qui contient déjà “en lui-même” des vertus pédagogiques (avec une progression, des notions à acquérir), alors que l’institutrice de C.Freinet apparaît davantage comme une “accoucheuse” de savoirs scolaires sur la base d’un matériel varié, lié à la vie courante quotidienne, apporté par les enfants et non pas forcément “travaillé” au préalable selon une forme pédagogique préparée.

On trouve là une différence fondamentale avec la pédagogie Montessori: dans la pédagogie Freinet, le savoir peut très bien être amené par l’enfant qui, aidé par le maître, arrivera à tirer des enseignements d’un texte, d’une question, d’un problème, d’un document, d’une histoire vécue etc...Par exemple les élèves peuvent rédiger un texte (dans le cadre de l’entretien ou du texte libre) sur lequel ils exerceront leurs apprentissages (en l'occurrence ils appliqueront les règles de grammaire). Pour autant, l’intervention de l’institutrice dans la configuration C.Freinet n’est jamais complètement “spontanée”: si elle accorde moins d’importance à l’installation d’un matériel pédagogique au sein duquel l’enfant évoluera "librement", l’enseignante travaille par contre beaucoup la démarche qui permettra aux enfants d’accéder à des savoirs ou à des productions scolaires, éventuellement en proposant au départ des “modèles” à copier.

Cet accompagnement peut aller de la gestion de questions imprévues dans un cadre autorisé (par exemple une question posée par un enfant en entretien, qui suscite des recherches de la part des autres élèves) jusqu’à des situations créées 1669 (ou des problèmes soulevés) par l’enseignante pour faire accéder à des savoirs, en passant par des questions qu’elle suscite à partir d’une production d’élèves ou en vue d’un travail scolaire à réaliser. Ainsi, lors d’une séance de travail sur l’exposition “Le corps dans l’art” qui va être réalisée en concertation avec les autres classes de l’école, l’institutrice passe au préalable par un exercice de définition du mot “art” avant de laisser les élèves mener leurs recherches documentaires:

CM1 (29.01.96)

Le principe reste en tout cas toujours le même: il faut partir le plus possible des faits réels et de l’intérêt des enfants. L’institutrice de CM1 souhaiterait que les enfants avancent plus souvent des “projets personnels” à partir desquels ils pourraient accéder d’eux-mêmes (avec son aide) à des savoirs 1670 , mais elle hésite à les encourager, par crainte de la réaction des parents compte tenu de la représentation traditionnelle du savoir scolaire, très attachée à l’idée d’instruction livresque. Dans la configuration C.Freinet, l’usage des manuels n’a évidemment pas de sens, non pas parce que les livres ne seraient pas utilisés (ils sont au contraire très fréquemment consultés), mais parce que le principe même du manuel ne convient pas, selon lequel le maître va apprendre à l’enfant un savoir, des règles déjà rédigées dans un livre de manière décontextualisée, déconnectée de la vie et sans que l’enfant ne voit en quoi cela va lui servir.

C’est pourquoi les élèves de C.Freinet n’ont pas de manuel et dans la classe de CM1 observée, les enfants “fabriquent” eux-mêmes leurs “cahiers de références” (un en maths et un en français) avec pour objectif d’obtenir à la fin de l’année “comme un manuel” qu’ils poursuivront en CM2. Au début du cahier se trouve d’ailleurs un sommaire avec les différentes notions et les pages correspondantes. L’institutrice renvoie les enfants à ces cahiers, où sont consignées des notions qu’ils ont vues en classe, avec des exercices, des règles (on trouve par exemple les différentes manières de faire les multiplications: quadrillages, méthode enfants, méthode adultes). Cette pratique permet une meilleure appropriation des règles par l’enfant qui ne lit pas de manière extérieure à lui des savoirs contenus dans des livres, mais qui écrit, qui ordonne lui-même des savoirs progressivement acquis. Ces “cahiers de références” ne sont pas spécifiques uniquement à la configuration C.Freinet (à Tom Pouce et à la Maison des Trois Espaces, les enfants s’étaient confectionnés aussi des cahiers qui leur servaient de manuels). Mais cette manière de procéder nous semble prendre un sens particulier dans un contexte où le livre n’est pas présenté comme la “parole absolue”, “inébranlable” et où le savoir livresque est souvent désigné comment pouvant être soumis à critique, au niveau du contenu et de la forme. Ainsi, la classe de CM1 a été sollicitée pour lire et critiquer une BTJ 1671 sur les Carolingiens: les enfants ont explicité leur perception de cette époque, ils ont remis en question la maquette, indiqué ce qui leur paraissait positif et négatif.

Enfin, si on retrouve chez l’institutrice de la classe de CM1 l’insistance que mettait Célestin Freinet à considérer l’activité scolaire comme une éducation au travail articulée sur l’intérêt de l’élève pour la vie quotidienne, on relève aussi un aspect plus proche de la pédagogie Montessori dans certaines séances d’apprentissage observées qui s’appuient sur une dimension ludique:

CM1 (2.02.96)

La “note à la mère Noël” rappelle bien qu’on est dans une situation imaginée, et que les élèves ne mangeront jamais les bonbons dont ils ont calculé le montant. Le seul aspect qui fait le lien avec la réalité est le prix de chaque confiserie relevé par l'enseignante au bureau de tabac. Dans d'autres exercices, l'institutrice parle de "jeux":

CM1 (19.01.96)

Notes
1666.

d’après le projet de l’école C.Freinet

1667.

Et c’est pour cela que la continuité du matériel entre les niveaux a beaucoup plus d’importance dans la configuration Tom Pouce que dans les autres configurations. Voir infra la partie IV,1,b de la configuration Tom Pouce: "Du matériel didactique spécifique".

1668.

Un tableau des notions du programme à acquérir est même affiché dans la classe et les enfants indiquent sur des fiches quand ils ont abordé une notion et quand elle est considérée comme acquise (on peut consulter le tableau des connaissances en annexe K4). Pour une analyse plus approfondie de ce tableau, voir supra la partie IV,1 de la configuration C.Freinet: "Préparation mentale par la planification et le retour réflexif sur la programmation des apprentissages"

1669.

Par exemple, l’institutrice donne une idée de texte libre à une fille, dans l’objectif de comparer ensuite cette production enfantine avec un texte d’auteur pour enfant (ce qui permettra une révision de grammaire).

1670.

Par exemple un jour, les enfants responsables vont nourrir le lapin et ils ont l’idée de le mesurer et de le peser. L’institutrice nous explique à cette occasion que les élèves ont plus appris en allant spontanément prendre des mesures du lapin que si elle le leur avait demandé de manière autoritaire, comme une obligation.

1671.

Bibliothèque Travail Jeunesse: petit livret qui paraît mensuellement et dans lequel se trouvent une partie magazine (jeux, BD, histoires courtes...) et surtout un reportage destiné aux enfants (les sujets sont très divers: animaux, nature, histoire de la civilisation, découverte du corps, métiers...). Célestin Freinet est à l’origine de ce genre de documents (qui existent sous différents formats et pour différents âges), dont l’objectif est de constituer une base documentaire par thèmes afin de faciliter les recherches des enfants.