2- L’expérience de la démarche hypothético-déductive

Dans les séances d’éveil, l’institutrice suit une progression où elle part très souvent de ce que connaissent les élèves, elle recense leurs savoirs (et elle leur fait prendre conscience de leurs lacunes) à partir de questions, puis elle les envoie chercher les réponses dans les livres de la BCD (ou dans les textes photocopiés qu’elle a choisis) et enfin elle amène les enfants à rédiger eux-mêmes les questions auxquelles ils devront répondre. Ce mouvement de va et vient entre questions et réponses sous-tend un principe pédagogique proche des fondements de la méthode Jacotot 1687 : personne n’est jamais complètement ignorant, l’intelligence de l’élève doit se révéler à elle-même et le maître ne doit pas imposer des savoirs en expliquant sans cesse, de l’extérieur; l’initiative doit venir de l’enfant et des questions qu’il se pose.

CM1 (22.01.96)

  • Les enfants partent à la BCD. Lors de la séance précédente, ils avaient répondu individuellement à un questionnaire à partir des documents de la BCD. Les questions étaient par exemple: “Quelle est la distance entre la Terre et le Soleil?”avec une dernière question: “Qu’est-ce que vous auriez comme question à poser en astronomie?” . L’institutrice a fait une synthèse des questions posées par les élèves qu’elle a répertoriées sur une feuille distribuée aujourd’hui aux enfants 1688 . Ceux-ci doivent chercher les réponses à partir des documents de la BCD.

La séance observée en astronomie n’est pas exceptionnelle et le principe de production des questions est appliqué à d’autres séances, notamment en histoire/géographie et en sciences de la nature. On est loin de la leçon magistrale, où le maître écrit au tableau les phrases qui devront être apprises par coeur, puis récitées et/ou mobilisées par les élèves pour répondre à des questions dans des interrogations. L’objectif de la séance pour l’enseignante se définit moins en termes de quantité de connaissances 1689 qu’en termes de “posture”, de “compétence” (savoir trouver des renseignements dans des documents et arriver à se poser les bonnes questions).

Une autre manière de débuter les séances d’éveil consiste à recenser les convictions et/ou les interrogations des élèves sur le thème abordé. En partant de leurs affirmations ou de leurs questions, elle fait ensuite tout un travail de déconstruction des préjugés, sur la base d’une recherche documentaire effectuée par les élèves qu’elle accompagne:

CM1 (3.02.96)/séance d'histoire

  • L’institutrice demande aux enfants ce qu’ils pensent de la guerre de 14/18. Ils lèvent la main et elle les désigne pour venir écrire au tableau soit des questions, soit des affirmations. Ensuite, elle leur distribue des textes où ils peuvent trouver des réponses à leurs questions. Elle réécrit toutes les phrases du tableau sur une feuille qu’elle polycopiera ensuite pour distribuer les questions aux enfants qui devront chercher (comme pour l’astronomie) les réponses en BCD.

A la différence quand même de ce qui est prôné par la méthode Jacotot, l’institutrice Freinet n’est pas totalement ignorante et elle organise pédagogiquement le mode d’accès de l’enfant à la connaissance scolaire. Elle est plus proche du socratisme critiqué par Joseph Jacotot 1690 , procédant d'une manière similaire à la maïeutique de Socrate, processus d’”accouchement des pensées” qui permet à l’élève d’accéder progressivement au savoir par une aide à la recherche, en relation avec l’enseignant qui au besoin lui propose de tester des solutions. L’enfant doit éprouver lui-même l’évidence de ses connaissances, car elles ne peuvent être données de l’extérieur, mais il est aidé par le maître qui lui propose des pensées, des objets qui le poussent à la réflexion. On retrouve cette manière de procéder dans un passage du Ménon où Platon met en scène Socrate, en train de poser à un jeune esclave le problème de la duplication du carré (comment construire un carré dont l’aire soit double de celle d’un carré donné?). L’esclave expérimente plusieurs solutions fausses et seule l’aide de Socrate lui permet d’avancer et de trouver qu’il s’agit de doubler la diagonale de l’aire du carré pour le dupliquer.

Pour donner un exemple, l’enseignante a dans l’intention de faire comprendre aux enfants la notion de “partage” en mathématiques. Elle va organiser plusieurs séances sur cette notion et passe en revue différentes situations qui peuvent nécessiter l’utilisation mathématique des partages pour faire des répartitions: la grand-mère d’une élève a apporté des bonbons; la stagiaire IUFM s’est proposée pour faire un gâteau (le “problème” posé étant de cette manière plus ou moins incité par une entente préalable entre l'institutrice et la stagiaire IUFM); le temps imparti pour chaque enfant qui se présente à l’entretien du matin doit être minuté de manière équitable pour éviter de dépasser la demi-heure d’entretien; il faut calculer le nombre de photocopies du journal scolaire pour évaluer la dépense globale du journal. L’institutrice part de problèmes "authentiques" qui se posent à la classe, desquels elle fait émerger le besoin de connaissance qui conduira par une démarche essentiellement hypothético-déductive à la compréhension progressive par l’enfant de la notion de partage. L’analyse précise de deux séances (le partage des bonbons, le partage du gâteau) va nous permettre de mieux comprendre la manière de procéder de l’institutrice:

CM1 (23.01.96)/partage des bonbons

  • (16h) L’institutrice sort des bonbons de son bureau, qui ont été donnés récemment à la classe par la grand-mère de Marion. Elle explique qu’ils doivent trouver une solution pour partager les bonbons sans que personne ne se “fasse avoir”. Le nombre total de bonbons est inconnu et l’institutrice a emballé de papier la boîte placée sur le bord du tableau, de manière à ce que les enfants puissent soupeser le récipient, en examiner les volumes mais sans pouvoir relever d’indication sur l'étiquette quant au nombre de bonbons:“Premier temps, je vais vous demander de travailler en équipe pour voir comment on va faire pour le partage” . Elle promet qu’à la fin, les enfants pourront manger les bonbons, puis elle rappelle qu’ils sont 27 élèves dans la classe. “Proposez-nous une situation et expliquez comment ça se passerait, le meilleur nombre qu’il nous faudrait pour notre partage” . Les enfants se mettent par équipes et travaillent sur de grandes affiches. L’institutrice leur demande de choisir une “hypothèse du nombre de bonbons au départ”: “regardez ce qui se passe à chaque fois, ce que cela donne au point de vue de la répartition” <...>
  • Toutes les équipes ont scotché leurs affiches au tableau, différenciées par des lettres. L’institutrice: “Donc euh...si vous voulez avoir un échange sur les différentes hypothèses...c’que vous en pensez” . Quelques enfants lèvent le doigt, mais l’institutrice attend trois minutes que le calme revienne, puis elle donne la parole à Bertrand: “La A et la H, c’est les mêmes, parce que c’est marqué 27 + 27”. Elle commente: “C’est un cas très agréable, pourquoi?” . Des enfants répondent que dans cette situation, chaque élève a deux bonbons et qu’il n’en reste pas. Puis l’institutrice demande “Je ne comprends pas l’affiche F, qui peut nous expliquer? Mais pas l’équipe qui l’a fait, les autres...”. Sur l’affiche, il est écrit: “Nous pensons que le nombre est trente-deux parce que la boîte est petite alors les bonbons sont pas très gros” (un dessin représente 32 bonbons dans un sac) <...>
  • Quand toutes les affiches ont été passées en revue et argumentées par leurs auteurs, l’institutrice ouvre la boîte et elle compte les bonbons pour que les enfants en déduisent combien chaque personne aura de bonbons. La boîte contient 27+7 bonbons et l’institutrice propose de donner les 7 bonbons restant aux adultes de la classe. Les élèves donnent leur accord. L’enseignante distribue les bonbons <...>
  • (16h40) L'institutrice:“Prenez votre cahier rose, maintenant, on va écrire un problème. Vous allez faire silence maintenant! Silence s’il vous plaît! Chut!...Chut!....”. Les enfants se calment. “Dans le travail en équipe, vous n’avez pas tellement suivi les règles du jeu d’un partage tel que le font les adultes. On va dire qu’on se situe dans le cadre d’un partage égalitaire. Comment on pourrait dire ce qu’on a fait, pour que vos parents comprennent? Imaginez quelqu’un qui aurait été optimiste, qui se serait dit je vais trouver plus que 2x27 et je peux les partager de manière égalitaire”. Les élèves proposent dans tous les sens des nombres pour évaluer le total de bonbons dans la boîte. L’institutrice est obligée de crier “stop!” et demande “Qu’est-ce qu’on pourrait imaginer pour être encore plus optimiste?” . Un garçon propose de partir de 10 bonbons par enfant. L’institutrice demande aux enfants de “chercher dans la tête”. Elle passe vers eux et ils lui soufflent la réponse dans l’oreille.
  • L’institutrice écrit au tableau et les enfants doivent recopier sur leur “cahier de vie de maths”: “Les bonbons. Marion a apporté une boîte de bonbons. Nous imaginons combien elle peut contenir . 54 est une bonne hypothèse, car 27x2=54 bonbons. S’il y avait 54 bonbons, nous en aurions 2 chacun et il resterait 0 bonbons. En réalité, il y en a 34. Donc nous en avons eu un chacun et il en est resté 7 car 27+7=34”; Pour finir, l’institutrice demande à Marion comment s’appelle sa grand-mère pour la remercier et lance un “Merci à Simone!” dans toute la classe, repris par les élèves.

lundi 29 janvier/partage des gâteaux

  • (10h45) L’objectif final de cette séquence sur la notion de partage (qui m’est expliqué par l’enseignante avant qu’elle ne commence) est d’approcher la relation entre fraction et quotient. L’institutrice explique à la classe que le problème, c’est qu’il faut partager le gâteau en parts égales entre tous les enfants. Puis elle demande: “Si on faisait passer une ficelle par le centre, qui rejoindrait les deux bords, elle ferait 28 cm. Combien ferait la distance entre le bord et le centre?” . Les enfants font des propositions jusqu’à ce que l’un suggère la bonne réponse, 14 cm. “Comment s’appellent ces deux distances?” . Les élèves trouvent que c’est le diamètre et le rayon <...>
  • “Les gâteaux de P. <stagiaire IUFM> ont 28cm de diamètre, c’est à dire que si on prenait une ficelle passant par le centre et rejoignant la circonférence, elle ferait 28cm. On est dans le monde des partages, c’est un monde un peu spécial, c’est à dire que tout le monde est égal <...> Il s’agit de trouver une solution pour que les parts soient toutes à l’identique” . Elle explique qu’elle va les laisser faire, qu’elle sait qu’au bout d’un moment ils auront des problèmes, alors ils afficheront leurs feuilles pour voir les problèmes, pour comparer.
  • Les enfants se répartissent en équipes. Ils ont des compas. L’institutrice écrit au tableau (en lisant la phrase au fur et à mesure qu’elle l’écrit): “Chaque gâteau a un rayon de 14cm. Nous voulons réaliser 30 parts égales”. Puis elle explique oralement sans écrire: “C’est à vous de vous débrouiller pour qu’il y ait des parts égales” <...>
  • (11h10) L’institutrice a fait le tour des équipes “Là, on s’arrête parce que y’a plein de problèmes qui sont apparus déjà, on s’arrête en plein milieu, c’est vraiment intéressant” . Les enfants viennent afficher au tableau. Certains groupes ont partagé au hasard et ils ont calculé après coup pour voir si c’était égal. D’autres ont divisé systématiquement en quatre, mais le compte de parts total n’arrivera jamais à 30 (qui n’est pas un multiple de 4).
  • (11h15) L’institutrice affiche toutes les feuilles. Certains groupes ont fait deux propositions. Les enfants se lèvent pour ajouter des précisions sur leurs feuilles. L’enseignante intervient: “Alors attention, tous ceux qui ont quelque chose à dire, ils vont l’dire. On attend que Filiz et Fatih soient assis” . Florentine est chargée de distribuer la parole. Les enfants font leurs premières remarques, puis l’enseignante explique qu’il est possible de couper un gâteau en 15 parts égales. Elle demande pourquoi certains ont choisi de couper par quatre les parts du gâteau. Les enfants expliquent que c’est plus facile pour faire des parts égales. Un élève suggère de mesurer avec son doigt, mais l’institutrice lui explique que l’inconvénient, c’est que le doigt s’écrase dans le gâteau, et qu’il n’est pas de la même longueur entre les enfants, puis elle rappelle sa question: “Est-ce que quelqu’un peut répondre à la question, pourquoi vous avez coupé en 16 au lieu de 15? Parce qu’il y a une solution très juste, mais vous n’arrivez pas à dire pourquoi”. Les enfants cherchent, mais n’arrivent pas à expliquer. L’institutrice demande: “Est-ce qu’il serait juste d’avoir d’un côté 14 parts et de l’autre 16? Quel est le plus chanceux?”<...>
  • L’enseignante recentre le débat et suggère qu’il faudrait une méthode de mesure pour partager le gâteau: “En fait, il faudrait mesurer quoi?” . Un enfant propose la longueur du rayon, mais l’institutrice demande: “Est-ce que les autres vous pensez que le rayon peut changer de longueur dans un cercle?” . Les élèves répondent par la négative. L’enseignante interrompt la séance, car il est l’heure: “On terminera cet après-midi”.
  • (15h05) L’institutrice revient sur l’une des questions posées ce matin: “Comment faire pour partager un gâteau en 16 parts équitables?”. Les enfants se regroupent en équipes et l’enseignante passe de l’un à l’autre, leur faisant des suggestions: par exemple détacher aux ciseaux un rond et découper ensuite à l’intérieur des parts; ou bien plier le rond en quatre, de manière à ce que les plis indiquent l’endroit où couper; ou bien encore de garder un “gabarit” (une part de gâteau découpée dans du papier) pour être sûr de reproduire plusieurs fois la même part <...> Plus tard, les élèves écriront la démarche effectuée dans leur cahier de vie de mathématiques.

Dans les deux séances relatées ici, les élèves partent d’un problème concret, d’une difficulté réellement rencontrée, puis ils accèdent aux savoirs abstraits, aux règles mathématiques du partage par tâtonnement, par décomposition inductive. Cette démarche est contraire au raisonnement hypothético-déductif qui semble caractériser le mode scolaire traditionnel, où on apprend une règle, puis des exemples qui illustrent la règle et où on applique ensuite des exercices pour apprendre à “faire fonctionner” cette règle. L’enseignante “raconte” le problème mathématique, on dirait qu’elle le “met en scène” de manière très pratique en montrant les conséquences concrètes des solutions proposées: au départ, elle n’utilise pas de termes “savants” (par exemple elle parle de “galette”), on dirait qu’elle “dé-mathématise” la question (par exemple, quand l’enfant propose d’utiliser son doigt pour mesurer les parts du gâteau, elle argumente en disant d’abord qu’il risque de s’enfoncer puis que les doigts ne sont pas tous de la même longueur), avant d’en tirer les enseignements plus abstraits. Après la phase d’expérimentation et d’explication, l’institutrice écrit au tableau le raisonnement engagé dans la situation et les enfants doivent recopier le texte sur leurs cahiers de vie de mathématiques. Cette progression est à l’inverse de ce que préconise Alain qui ne trouve pas d’efficacité aux leçons de chose et qui reste persuadé que l’enseignement doit procéder de l’abstrait (plus aisément compréhensible pour l’élève) au concret. Par contre Kant conseille la méthode socratique, non pas qu’il soit persuadé que l’esprit contienne déjà en lui-même toutes les idées, mais il croit que la connaissance se bâtit à partir de l’expérience 1691 .

Par ailleurs, l’institutrice accompagne beaucoup les élèves: elle recentre les discussions sur la question qu’elle pose, elle guide leur progression qui ne se fait pas “au hasard”, en suggérant des manières de procéder, en réorientant les élèves qui s’égarent sur une fausse piste (elle ne les laisse pas s’enfermer dans des situations impossibles). En même temps, la discussion entre pairs joue un rôle important dans la résolution du problème et la construction des savoirs: les élèves travaillent d’abord en groupes, d’où ils doivent faire émerger des propositions qui sont ensuite comparées par toute la classe. Ainsi lors d’une séance d’astronomie, l'enseignante met en place un dispositif expérimental à la BCD pour que les groupes d’élèves déduisent les principes mécaniques du fonctionnement des quatre phases de la Lune ainsi que des éclipses de Lune et de Soleil (qui avaient suscité beaucoup de questions de la part des enfants):

CM1 (30.01.96)

  • (14h) Séance d’astronomie. L’institutrice: “Je vais demander à chaque équipe de faire un dessin qui nous explique pourquoi on voit la lune comme on la voit. Tout de suite, j’élimine une idée fausse, pour éviter que vous vous trompiez: la Lune n’est pas une étoile, elle ne brille pas toute seule <...> A mesure que chaque équipe a trouvé un dispositif qui tient debout, chaque équipe ira en BCD, où vous aurez la Lune, le Soleil et la Terre. Si vous n’avez pas le même point de vue, vous mettez les deux ou trois façons de faire” . Elle demande aux enfants de ne pas regarder dans les livres, mais de “faire ce qu’ils ont dans la tête”.
  • A la BCD, l’enseignante a installé une lampe électrique (le Soleil) et deux balles (la Lune et la Terre), afin que les enfants puissent déduire la position de la Lune en fonction de sa face éclairée par le Soleil et vue depuis la Terre. L’institutrice explique aux enfants qu’ils pourront venir modifier leur schéma si jamais ils se rendent compte dans l’expérience qu’ils se sont trompés. Pendant qu’elle reste à la BCD avec le dispositif, les enfants font des va-et-vients entre la salle de classe et la BCD. Certains groupes arrivent très bien à expliquer les quatre phases de la Lune lorsqu’ils sont en expérimentation, mais ils n’arrivent pas à le retranscrire sur leur affiche <...>. Beaucoup d’enfants font des décorations et des dessins sur leurs schémas (par exemple sur la Terre des continents, des forêts, de petits hommes...Le Soleil est dessiné parfois avec une bouche, des yeux, un nez. Sur une affiche, on peut voir une grosse boule rouge qui symbolise Jupiter) 1692 <...>
  • (14h50) Les enfants affichent leurs productions au tableau. L’institutrice: “Bien! Vous faites le silence complet, maintenant! On va regarder, on va avoir un échange, mais on essaie de faire le silence dans sa tête. Tout le monde est assis sur ses deux fesses, vous regardez tous au tableau, vous lâchez tous ce que vous avez dans les mains” . Les enfants posent des questions et les groupes se justifient. Par exemple, une équipe pense que le Soleil est en fait derrière la Lune qui serait transparente et s’éclairerait. Les autres élèves font des objections: “Où est la pleine Lune? Comment sont les quatre faces? Comment on peut expliquer que parfois on ne voit pas la Lune?”. L’un des enfants explique que c’est le Soleil qui bouge derrière la Lune, et donc qu’il l’éclaire différemment. L’enseignante n’intervient pas dans le débat, mais elle demande à la fin: “Est-ce que vous êtes sûr de ce que vous dites? Est-ce que vous avez testé le dispositif?”.

Cette manière de procéder par contradiction, par construction et par “émergence” collectives des savoirs rappelle les principes de la “dispute” (disputatio) des écoliers du Moyen-Age qui selon E.Durkheim 1693 ne connaissaient que cette forme d’exercice à côté de la lecture et de la récapitulation chaque semaine des leçons entendues (resumptiones): chaque samedi, les boursiers disputaient sous la présidence du chef d’établissement, en qualité de répondant ou d’opposant. Cette pratique de la dispute au Moyen Age s'inspire de la théorie aristotélicienne (à laquelle rien d’essentiel n’aurait été ajouté): pour Aristote, la démonstration mathématique est le modèle de la démonstration scientifique et par conséquent on ne peut désigner par “science” que ce qui participe de la nature des mathématiques. Or il est impossible d’appliquer la démonstration mathématique à notre connaissance du monde sensible et du monde moral qui ne peut procéder que par l’expérience (avec une induction ou une observation). Aristote propose alors de pratiquer la confrontation entre les arguments, les raisonnements, donc de discuter sur les propositions qui ne peuvent pas être scientifiquement démontrées: la dispute apparaît ainsi comme un “procédé de méthode”, comme un “instrument indispensable à la recherche de la vérité” 1694 qui, à condition d’être appliqué de manière honnête (contrairement au sophiste, qui cherche surtout à embarrasser l’adversaire), permet de démontrer des propositions plausibles (c’est ce que fait le dialecticien). Dans la configuration C.Freinet, les élèves avancent des propositions par petits groupes sur la base d’expérimentations, de recherches documentaires, de déductions, puis ils argumentent ensuite leurs propositions devant le groupe, ce qui permet de vérifier si elles sont plausibles par des échanges de raisonnements (aidés par l’institutrice).

Parfois l’enseignante met en scène une forme d’échange théâtralisé où elle demande aux élèves de jouer des personnages, protagonistes d’une situation qui, s’ils avaient été mis réellement en confrontation, auraient permis de répondre aux questionnements initiaux (ici les enfants peuvent jouer les rôles en s'aidant de leurs réflexions et de leurs recherches documentaires préalables):

CM1 (19.01.96)

  • (10h35) Séance d’éveil autour de l’histoire de C.Freinet. A l’occasion du centenaire de la naissance du pédagogue, les élèves vont écrire un livre sur Célestin Freinet, sa pédagogie et leur école. Avant les vacances de Noël, ils ont commencé à aborder le sujet: l’institutrice leur a distribué des documents. Elle vient se placer devant le tableau, face aux bureaux. Elle leur explique qu’ils vont travailler sur “Pourquoi l’école a déménagé”. Les enfants vont réfléchir par équipes et l’institutrice explique que les élèves doivent s’interroger entre eux, se poser des questions sur ce qu’ils n’ont pas compris. “Il ne faudra pas dire de bêtises et il faudra garder toutes vos idées pour répondre à la question” . Puis elle demande “Qui peut me dire les trois étapes que je propose?”(elle procède toujours par ces étapes pour répondre en groupe à une question en éveil): les équipes doivent faire une liste des idées, sur une grande feuille, ensuite ils regardent dans le classeur de géographie, pour voir si les hypothèses sont bonnes (elle explique que les hypothèses sont des “raisons qui vont expliquer nos questions”) et enfin, les groupes afficheront les panneaux qui seront comparés devant toute la classe <...>
  • L’institutrice avertit qu’elle veut une ambiance de travail, pas comme la dernière fois. Un garçon lève le doigt pour demander ce qu’il faut faire, car il n’a rien compris. L’institutrice recommence ses explications “Je vous demande de trouver des hypothèses sur <<Pourquoi l’école a déménagé>>. Vous pouvez tout avancer comme supposition, à condition de donner des arguments <...> Pour vous mettre sur la piste, je peux vous dire que c’est le maire qui a décidé d’ouvrir la nouvelle école et l’ancienne a fermé. Je vous rappelle que l’école a ouvert ici en 1986” <...>
  • (11h05) L’institutrice propose aux groupes de regarder dans leur livre de géographie dans les pages 7, 8 et 9 qui peuvent leur donner des idées, ou alors modifier leurs réponses <...>
  • (11h15) L’institutrice impose la lecture des documents de géographie 1695 (dans leur classeur): “Maintenant, cinq minutes pour lire les documents de géo! <...> Vous prenez connaissance d’autre chose que ce que vous avez dans la tête! Vous n’avez plus besoin de parler, vous bouquinez!". L’institutrice demande aux groupes d’écrire d’une couleur ce qu’ils pensaient comme réponses et d’une autre couleur les idées nouvelles survenues après la lecture des documents 1696 .

(22.01.96)

  • (15h10) L’institutrice félicite les enfants pour leur travail sur les affiches effectué vendredi. Elle leur demande d’écrire sur une feuille individuelle ce qu’ils pensent vraiment, "au fond d’eux-mêmes", pour répondre à la question de lundi: “Ne vous inquiétez pas, c’est vraiment pour vous, moi je ne le lirai pas. Vous écrivez votre secret <...> Il ne faut pas avoir peur de vous tromper, il faut oser écrire ce que vous pensez” . Un garçon demande à quoi ça sert et elle répond: “C’est pour être sûr de soi-même, de ce qu’on pense” . Par la suite, les enfants pourront relire leur réponse première et la comparer avec la réponse apportée après la confrontation entre les affiches rédigées par les groupes.
  • (15h25) L’institutrice installe au tableau les affiches préparées vendredi 1697 et les enfants peuvent les comparer. Après s’être assurée que les élèves ont terminé d’écrire leur “secret”, elle annonce “Maintenant, on va faire une émission de télévision” . Une grosse effervescence agite la classe“Je vous demande d’avoir les trois feuilles de géo sur Valence <...> Quels sont les rôles qu’il faut qu’on tienne?” . Les enfants lèvent le doigt et elle leur donne la parole, puis elle récapitule au tableau en écrivant: présentation (c’est “celui qui présente le problème”); l’invité; le public (“alors on dirait que le public, il aurait le droit d’intervenir, c'est ceux qui ont envie de parler” ); l’animateur (“c’est celui qui réveille ceux qui dorment trop et c’est celui qui donne la parole aux spectateurs”); celui qui s’occupe du standard (“c’est celui qui reçoit les questions par téléphone”). L’institutrice pense que l’invité pourrait être le directeur de l’école, joué par un enfant de la classe <...>
  • (15h35) Les enfants sont très agités. L’institutrice distribue les rôles. Ceux qui ne sont pas choisis protestent, mais elle les rassure en leur expliquant que dans cinq minutes, les rôles seront redistribués. Elle leur donne pour consigne de ne pas dire de gros mots pendant les scènes, elle demande à ceux qui “passent à la télévision” de ne pas rire, elle explique qu’on imagine les caméras et que le public peut intervenir quand il veut puis elle lance: “Silence, on tourne! Attention SVP, avertissez-nous si vous recevez des coups de téléphone!” . Les enfants qui auront un rôle le joueront pleinement, transformant leur voix et leurs gestes.
  • L’enfant qui joue le directeur de l’école C.Freinet avance deux affirmations contradictoires: l’école aurait déménagé parce qu’il y avait trop d’enfants et parce qu’il n’y en avait pas assez. Un enfant fait la remarque, mais l’institutrice ne relève pas et ne donne pas la réponse à la question à la fin de la scène. Elle échange les rôles. Les enfants crient, se lèvent, protestent quand elle ne les choisit pas. Pour ramener le calme, l’enseignante crie: “Cinq, quatre, trois, deux, un, Action! Caméra en place!”Quelques enfants s’agitent encore et l'institutrice proteste:“Ah non! Si vous arrêtez pas de faire les pitres, on ne pourra pas commencer! Avant une émission, on fait toujours 10 secondes de silence!”.
  • Parmi les spectateurs, un garçon demande pourquoi l’école a déménagé. L’enfant qui joue le directeur explique qu’il pense que les enfants venaient de trop loin. Filiz: “Vous pensez ou vous êtes sûr? Vous êtes pas le directeur?” <...> Une fille demande: “Pourquoi dans cette école on commence à deux heures?”et le “directeur” répond: “Parce que c’est la loi!”. Les élèves éclatent de rire, puis ils discutent sur cette affirmation: elle ne convient pas, car si c’était la loi, les autres écoles aussi devraient commencer à 14 heures. L’institutrice intervient: “Je peux t’aider, monsieur M. <nom du directeur>?”. L’enfant donne son accord et elle continue: “En effet, il a bien exposé, c’est la loi, c’était il y a quelques années, tout le monde commençait à 14 heures. Et puis il y a eu une nouvelle loi qui disait qu’on peut commencer à 13h30 si on veut. Mais monsieur M. et ses collègues ont lu des livres qui disaient que c’est pas bon de commencer à 13h30, parce qu’on se sent fatigué. D’ailleurs, moi je me sens fatiguée entre 13h et 14h. D’ailleurs on commence par un TI <travail individuel>, parce que tout le monde commence par son rythme”<...>
  • (15h50) L’institutrice annonce qu’on “change encore une fois l’équipe télé” et puis qu’après, ils s’arrêteront. Elle aide encore l’enfant qui joue le directeur: “Si je peux aider monsieur M., l’école d’ici accueille des enfants du quartier, alors que l’école d’avant accueillait des enfants de partout. Il y avait de moins en moins d’enfants qui habitaient rue Mésangère <...> C’est bien mieux d’accueillir des enfants du quartier!”. Un élève demande pourquoi le nombre d’enfants baissait rue Mésangère et l’institutrice demande qui veut jouer le rôle du maire de Valence de l’époque (10 ans auparavant), pour répondre à la question. Un garçon se porte volontaire et explique (sur la base de ce qu’il a lu dans les documents de géographie), que la ville était de moins en moins peuplée, les gens partaient hors de Valence. L’institutrice complète ses explications: la municipalité a voulu faire un nouveau quartier neuf, plus “campagnard” à la Chamberlière en 1994/95, pour retenir les gens qui fuyaient Valence, mais ils se sont trompés. A l’origine, il devait y avoir un parc dans le quartier, mais les promoteurs ne l’ont jamais installé <...>.
  • En revenant de récréation, à 16h20, l’institutrice demandera aux enfants de relire les documents de géographie qui permettent selon elle de répondre à la question de départ, puis elle leur dit: “Et maintenant que vous êtes des gens avertis, je vais vous distribuer un papier, avec la population de Valence dans ces années-là 1698 . Elle leur explique que l’augmentation constatée en 1987 correspond au quartier de La Chamberlière: les classes moyennes qui avaient tendance à partir vers 1982, sont allées vers ce nouveau quartier qui leur était destiné, même si selon l’institutrice la municipalité n’a pas compris que ce quartier allait connaître des changements dans la composition de sa population <...>

Dans cette séance d’éveil, la “dispute” prend un aspect très individuel, lorsque l’institutrice demande aux élèves d’inscrire leur réflexions sur un “carnet secret” puis de confronter entre ce qu’ils ont trouvé et ce qu’ils ont appris dans les documents, les savoirs livresques. Les élèves sont ainsi amenés à distinguer les différentes phases de leur raisonnement. Par ailleurs, l’enseignante a une intervention très “cadrante” puisqu’elle donne des pistes de recherche, des indications, elle incite les enfants à consulter leur livre de géographie (puis elle leur impose, au bout d’un moment). Le contexte ludique du débat “comme à la télé” amuse beaucoup les élèves, mais il instaure aussi un ordre, celui dont on suppose qu’il est nécessaire pour tourner sur un plateau (le silence, les appels communiqués par téléphone...) et l’enseignante fait accepter des règles qui permettent notamment de faire tourner les enfants sur les rôles (et donc de changer les protagonistes de la discussion). On peut donc dire que cette mise en situation ludique, loin de faire disparaître l’imposition d’une discipline, modifie le cadre (au sens d’Erving Goffman 1699 ) et donc les règles, mais n’annihile pas le principe d’une soumission à un ordre.

Notes
1687.

telle qu’elle a été décrite par J.Rancière dans Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Ed. Fayard, Paris, 1987

1688.

Les questions sur l’astronomie

1) Pourquoi si le soleil explose, la terre explosera-t-elle aussi? (Hayet)

2) Comment s’est formé l’univers? (Maud et Daniel)

3) Comment se sont formées les planètes et les étoiles? (Gauthier)

4) Comment se sont formées les planètes? (Marc et Catherine)

5) Comment se sont formées les étoiles? (Fatih)

6) Pourquoi y a-t-il des étoiles? (Jeanne)

7) Pourquoi y a-t-il plusieurs planètes et des satellites? (Juliette)

8) Comment les étoiles restent-elles en l’air? (Catherine)

9) Nous ne volons pas, pourquoi les oiseaux volent-ils? (Salma)

10) Pourquoi la lune ne tourne-t-elle pas sur elle-même? (Clémentine)

11) Pourquoi existe-t-il des planètes et des satellites? (Salma)

12) Pourquoi le ciel est-il bleu clair le jour et bleu foncé la nuit? (Yaëlle)

13) Comment la lune peut-elle éclairer? (Maud)

14) Comment les étoiles apparaissent-elles le soir? (Nadine)

15) Pourquoi allons-nous dans l’espace avec des protections? (Jeanne)

16) Qui a eu l’idée de donner des noms aux planètes? (Catherine)

17) Qu’est-ce que l’astronomie? (Vivian et Bertrand)

1689.

Pour cette séance, l’institutrice n’apprend “de manière directe” aux enfants que les noms des planètes et leur succession dans le système solaire. Elle explique que cela ne l’intéresse pas que les élèves sachent “une tonne de savoir”.

1690.

Car selon J.Rancière, Jacotot trouve que Socrate “abrutit” ses élèves quand il les interroge à la manière des savants et non pas des hommes.

1691.

Dans Réflexions sur l’éducation (pp.55 et 56), A.Philonenko souligne que chez Kant l’application de la méthode socratique semble surtout être réalisable à propos du domaine moral. Elle comporte par contre des inconvénients pour les autres disciplines, étant donné que le maître ne peut pas s’occuper que d’un seul élève à la fois. Kant propose alors des substituts à la méthode socratique, par exemple mettre en pratique la règle grammaticale qu’on vient d’apprendre, ne pas simplement regarder une carte, mais aussi la faire.

1692.

L’institutrice ne fait jamais aucune remarque aux élèves à propos de ces dessins qui ne correspondent bien sûr à aucune réalité observée. On peut penser qu’elle suit le principe pédagogique selon lequel on doit laisser le plus possible l’enfant s’exprimer dans les situations d’apprentissage. Par comparaison, rappelons l'attitude des maîtresses de CP à J.Giono, qui n'autorisaient pas de telles "interprétations libres" dans des exercices de copie du réel.

1693.

L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, collection Quadrige, p.165 et suite

1694.

idem, p.171

1695.

L’institutrice a distribué des polycopiés avec des extraits du livre “Valence sur Rhône”, des plans et des cartes de la ville qui permettent de comprendre son développement et les évolutions de sa démographie (ce qui constitue un des éléments d’explication du déménagement de l’école C.Freinet).

1696.

Selon l’institutrice (qui s’inspire ici des livres de P.Meirieu), les enfants montrent de la résistance dans la lecture des documents, car ils ont peur de découvrir des différences entre ce qu’ils pensent et ce qu’ils vont lire. C’est pour cela qu’ils mettent du temps à consulter leurs documents de géographie, et qu’elle est obligée au bout d’un moment de leur imposer cette lecture. La deuxième manière de procéder (celle du 22.01.96, décrite après) impliquerait plus les enfants, et ils feraient moins de résistance (toujours selon l’institutrice).

1697.

On trouve par exemple une affiche:

sûr : parce qu’il y avait trop d’enfants qui venaient

pas sûr : parce qu’elle <l’école> n’était pas bien placée parce qu’il n’y avait pas assez de place dans l’école.

1698.

Ce tableau montre notamment que la population de Valence croît entre 1921 et 1975, mais que jusqu’en 1982, l’agglomération augmente, alors que le nombre d’habitants en ville régresse, pour augmenter à nouveau en 1987.

1699.

Les cadres de l’expérience, Ed. de Minuit, Paris, 1991