3- Stratégies mentales et modes de raisonnement

Comme dans les configurations de Guilloux et de la Maison des Trois Espaces, l’enseignante explicite souvent différentes manières d’apprendre, soit qu’elle demande aux enfants d’expliquer eux-mêmes leurs démarches, soit qu’elle indique de manière individuelle la meilleure façon pour chaque élève de réaliser un exercice, soit qu’elle indique plusieurs manières de procéder pour apprendre une règle et s’exercer (mais elle laisse à chaque enfant la liberté d’essayer celle qui lui convient). Ces explicitations sont recensées fréquemment dans le classeur “BCD-méthodes” des élèves (ils peuvent le consulter ensuite quand ils en ont besoin) 1700 .

L’enseignante sollicite fréquemment les enfants pour qu’ils fassent des retours en arrière sur leurs façons d’accéder aux savoirs, puis elle concentre les réponses dans un tableau qu’elle distribue aux élèves. Chacun peut ainsi situer ses techniques et voir qu’il existe d’autres manières d’apprendre (pour éventuellement s’en inspirer). Par exemple, l’institutrice synthétise les réponses des enfants apportées à une question posée à la rentrée (le 7 septembre): “Nous réfléchissons à ce que nous avons appris pendant les vacances, et nous tirons les apprentissages” (on peut trouver comme réponse par exemple “J’ai appris à être poli”). L’enseignante demande souvent aux élèves d’expliciter leurs manières de mémoriser et de se rappeler: “certains évoquent auditivement, d’autres visuellement, j’essaie après de socialiser ça” . Dans le cadre d’un travail en danse pour préparer un spectacle, elle montre une cassette aux élèves avec des danseurs qui effectuent une série de mouvements, puis elle demande aux enfants de reproduire ces gestes et enfin elle recueille par écrit leurs manières de se rappeler, qu’elle regroupe dans un tableau qui sera collé dans chaque classeur BCD-méthode.

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Tableau des différentes manières de se rappeler les gestes de danse
Niveau scolaire des élèves 1701 Comment as-tu fait pour faire revenir les gestes à ta mémoire? Sous quelle forme, de quelle façon sont-ils revenus?
Elèves classés “excellents”    
Juliette J’ai essayé de faire repasser la cassette dans ma tête  
Joëlle   J’ai ressenti comme un coup dans le dos
Elèves classés “très bons”    
Patricia J’ai pensé, pensé, et c’est revenu dans ma tête Une petite
Catherine J’ai fermé les yeux et j’ai essayé de m’en rappeler J’ai essayé de me rappeler, comme si c’était moi qui dansait
Anne Je me suis bien entraînée et j’ai bien réfléchi  
Marion J’ai revu le spectacle dans ma tête  
Jeanne J’ai fermé les yeux et j’ai réfléchi  
Filiz J’ai bien regardé au début et à la fin J’ai senti que ça venait doucement
Elèves classés “bons”    
Salma J’ai repensé au spectacle dans ma tête Je les trouve et je les garde dans ma tête
Bertrand J’ai fait des gestes  
Elèves classés “moyens”    
Carine J’ai fermé les yeux et je me suis concentrée Je ne peux pas expliquer
Yaëlle J’ai fermé les yeux après j’ai revu les images dans ma tête Un peu comme les films, mais ça transformait les images
Vivian Je me suis rappelé, j’ai regardé le début et j’ai dessiné  
Fatih J’ai regardé la cassette de danse et je l’ai fait  
Maud Je me rappelais de la danse  
Daniel Je l’ai fait revenir dans ma mémoire, le film J’ai fait repasser le film dans ma tête
Elèves classés “en difficultés”    
Sophie J’ai fermé les yeux et j’ai réfléchi et c’est revenu  
Arnaud Les musiques  
Hayet j’ai recommencé le spectacle du début à la fin  
Ludovic J’ai retenu ce que j’ai vu  
Nadine J’ai bien regardé le film et je me le suis mis dans la tête Il y a des images dans ma tête

Souvent l’enseignante indique aux élèves individuellement la méthode qu’ils doivent utiliser pour résoudre un exercice. Par exemple pour les soustractions, elle distingue “l’ajout”, “l’emprunt avec cube” et “l’emprunt sans cube”; pour les multiplications, elle propose la méthode “enfant”, “adulte” (on découpe les dizaines, les unités et on ajoute les dizaines en haut “comme les adultes”), “le quadrillage” (qui consiste à trouver la solution d'une multiplication à partir d'un carré ou d'un rectangle dont les deux côtés sont composés à chaque fois d'un nombre de carrés égal à l'un des deux nombres de la multiplication). Lorsque les élèves remplissent leur plan de travail individuel, ils savent ainsi pour certains exercices ce qu’ils devront résoudre et la manière dont ils devront s’y prendre. Cette façon de procéder suppose une connaissance assez exacte du niveau de l’élève et de sa manière de résoudre les problèmes: l’enseignante doit ainsi faire un travail préalable de repérage et de répartition des enfants.

Nous avons vu à la partie précédente combien la démarche hypothético-inductive est souvent valorisée par l’institutrice comme mode de connaissance (et on pourrait ajouter plus globalement, par la pédagogie Freinet qui prône le “tâtonnement expérimental”): cette approche privilégie plutôt l’induction, puisqu’à partir de faits réels observés, de cas donnés, singuliers, on va remonter à la loi, à une proposition plus générale. Mais l’enseignante ne se cantonne pas à ce mode de raisonnement et lorsque les élèves ont des exercices à résoudre, elle montre souvent plusieurs manières de procéder 1702 : l’analogie (donner un exemple et s’en inspirer pour faire les exercices); l’induction (donner un exemple puis trouver la règle); la déduction (donner la règle, puis trouver un exemple). L’enfant choisit un “parcours”, c’est à dire qu’il privilégie un mode de production des connaissances (analogie, induction ou déduction) puis qu’après il se corrige avec les autres manières de s’exercer:

CM1 (19.01.96)

Feuille d'exercices pour la leçon sur les compléments

  1. 1- Tu as des exemple, tu cherches la règle,
  2. Tu as des exemples, tu cherches d'autres exemplesAu passage, il est intéressant de noter encore une fois dans les phrases données en exemple l’intrication entre ce qui relève des “disciplines scolaires” (ici, des illustrations de règles grammaticales) et la “discipline scolaire” (organisation de la vie quotidienne, planification des activités à venir, justification de la nécessité d’apprendre l’astronomie...).,
Compléments de nom Compléments de verbe Compléments de phrase
Nous cherchons des vêtements de danse 1704 Nous cherchons des vêtements de danse Ce matin plusieurs filles ont présenté des vêtements
Filiz qui est la responsable de la coopé de classe nous a dit que nous possédons 478F40c Nous irons au ski en Février

Nous parlons de l'astronomie
Nous irons au ski à Lente avec la classe les 30/1, 6/2 et 13/2
Nous travaillons au livre sur Célestin Freinet Filiz nous a dit que nous possédons 478F40c L'été dernier, Juliette est allée dans les Vosges
Le livre que nous ferons sera intéressant Nous ferons le concours des PTT Dans les Vosges, Juliette a visité l'ossuaire de Douaumont
Ce matin, Cécile a présenté un article sur les pogs Nous avons décidé de répondre aux corres  
Nous apporterons des musiques que nous aimons Nous pensons à réparer la cage des animaux Nous travaillerons encore sur l'astronomie parce que cela intéresse les enfants et pour devenir très savants
Nous proposerons encore des costumes pour la danse Florentine a envoyé un cadeau à sa corres  
  1. 3- Tu as la règle, tu cherches les exemplesNous n'avons pas indiqué l'intégralité des règles données dans l'exercice.,
Compléments de nom Compléments de verbe Compléments de phrases
Les compléments de nom peuvent compléter un nom commun (NC) ou un nom propre (NP) Les compléments de verbe complètent un verbe Les compléments de phrase complètent l’ensemble de la phrase
Le plus souvent, on peut les enlever; la phrase est alors moins précise, mais elle a toujours du sens On ne peut jamais les enlever (si on le faisait, la phrase n’aurait plus de sens) On peut les supprimer et les déplacer (la phrase est alors moins précise mais elle a toujours du sens)
Les compléments de nom commencent toujours par un petit mot qui est un mot qui relie Les compléments de verbe commencent quelques fois par un mot qui relie, mais ils peuvent aussi commencer par un déterminant Les compléments de phrase commencent quelques fois par un mot qui relie, mais ils peuvent aussi commencer par un déterminant

L’analyse des entretiens menés avec les enfants nous amène à penser que certains élèves “en réussite scolaire” ont tendance à ne pas privilégier un “parcours” (ce qui les rendrait plus aptes à réaliser des formes diversifiées d’exercices). Ainsi à la question “J’ai vu que ta maîtresse, elle propose différents parcours pour apprendre: les exemples vers la règle, la règle vers les exemples, les exemples vers les exemples. Est-ce que tu pourrais m’expliquer la manière de faire que tu préfères?”, Joëlle, Gauthier, Florentine (excellents), Catherine et Anne (très bonnes), Maud (bonne) déclarent qu'elles n'ont pas de préférence et qu'elles aiment les trois manières de faire. D'autres élèves “en réussite” semblent privilégier plus facilement les “parcours” où on progresse de la règle vers l’exemple 1706 : c’est le cas pour Marc, Marion, Patricia (très bons), Bertrand (bon) et Filiz (très bonne) qui explique qu’elle préfère avoir d’abord la règle “parce que si tu connais la règle, après tu comprends tout”. Ces enfants préfèrent ainsi une approche déductive, contrairement à la méthode inductive valorisée par l’institutrice dans les activités d’éveil et de recherche. Chez les élèves qui ne sont pas en réussite scolaire, le problème est surtout que beaucoup ne se rappellent pas les parcours proposés (c’est le cas pour Yaëlle, Carine, Vivian chez les moyens) ou bien même ne comprennent pas la question (comme Fatih, moyen ou bien Arnaud, Hayet, Ludovic en difficultés) 1707 . Ces derniers donnent l’impression de ne même pas saisir les fondements et l’intérêt du retour réflexif sur la manière d’apprendre: on peut penser qu’ils effectuent de manière “mécanique” les exercices, sans s’interroger sur leur façon de procéder (ou alors s’ils le font, ils ne l’intègrent pas comme une donnée importante pour améliorer leurs apprentissages) .

Notes
1700.

Ce classeur contient aussi la classification Dewey qui sert de principe de rangement des livres à la BCD ainsi que des moyens pour chercher mieux et plus vite des informations dans les livres documentaires. A la BCD, l’institutrice de CM1 (chargée de l’organisation de la bibliothèque de l’école) a repris la classification de Dewey, avec les mêmes couleurs que dans les autres bibliothèques pour que les enfants se repèrent plus facilement. Le classement est affiché dans la bibliothèque, avec les couleurs correspondantes, et les enfants de CM1 ont travaillé sur cette classification (avec des photos découpées dans des magazines pour illustrer le panneau).

1701.

La précision concernant le niveau scolaire des enfants est rajoutée dans notre travail, elle n’existe pas dans le tableau initial. Nous n’avons pas relevé de différences significatives entre les élèves en fonction de leurs niveaux scolaires dans le contenu des réponses et dans le principe même d’avoir répondu (sept élèves n’ont pas répondu: deux “excellents”, un “très bon”, deux “bons”, un “moyen” et un “en difficultés”).

1702.

“J’essaie de leur montrer qu’il y a plusieurs manières d’apprendre, j’essaie de travailler sur l’inductif, le déductif et l’analogie, qu’ils soient capables de déceler que y’a plusieurs démarches intellectuelles”(institutrice)

1704.

Sur le polycopié d'origine, les mots soulignés sont entourés et pour les compléments de nom et de verbe, une flèche indique le nom ou le verbe qui est complété.

1706.

Dans la catégorie des “très bons” interrogés, seule Jeanne préfère l’exemple pour aller vers l’exemple.

1707.

Dans la catégorie des “très bons”, tout le monde a su répondre; dans la catégorie des “bons”, seules Salma et Marguerite n’ont pas su répondu. Il faut préciser que Marguerite a une relation très distante au cours de l’entretien sans doute due aux épreuves relationnelles difficiles qu’elle traverse à l’école au moment de l’entretien. A la question portant sur le parcours préféré pour réaliser les exercices, elle répond "n'importe" comme pour se débarrasser de la question.