1- Une présence renforcée des règles par leur actualisation constante dans les décisions-engagements et à travers l’émergence des situations conflictuelles en réunion de coopérative

a) Lois orales imposées/décisions-engagements écrits et négociés

Comme dans les configurations de la Maison des Trois Espace et de Tom Pouce, les lois de la classe ne sont pas imposées arbitrairement, elles font appel à la raison des enfants: “Je veux que les enfants ne soient pas dociles, mais respectent les règles qu’on a pris ensemble, parce qu’ils en sentent la nécessité pour eux et pour les autres” (institutrice). Dans la classe, chacun (élève comme enseignante) est garant du respect des lois et si un enfant ne s’acquitte pas de sa responsabilité, “les autres râlent, c’est à dire que si par exemple quelqu’un ne donne jamais à manger aux animaux alors qu’il est responsable des animaux, il est soumis à une pression...alors y’en a qui sont fragiles à cette pression, qui sont sensibles, y’en a qui s’en moquent, y’en a qui réagissent en disant <<ouh là, il faut qu’je réagisse>>, y’en a qui s’effacent devant le problème, qui disent <<mais moi, ça m’intéresse pas>>“ 1721 (institutrice).

En début d’année, l’institutrice donne quatre lois indiscutables qui “cadrent les critères de valeurs” qui sont les siens (mais elle admet qu’ils ne sont pas universels et qu’ils peuvent changer en fonction des enseignants): ne pas se moquer des autres dans leurs difficultés d’apprentissage; ne pas se moquer des différences physiques; ne pas être raciste; ne pas taper les autres enfants. Elle explique aux enfants que ce sont des choses “impossibles parce qu’elles ne sont pas humaines” mais que par contre “pour le reste, tout peut se discuter”. Ces lois ne sont pas écrites et l’enseignante n’a jamais voulu afficher un règlement écrit pour une année: “c’est volontaire, parce qu’en plus je trouve que ça fait pas décor dans la classe, je sais pas comment dire, ça me gênerait que dans ma classe y’ait marqué <<je ne dois pas être raciste>>“ . Contrairement à ce que nous avions pu relever à la Maison des Trois Espaces, les élèves ne se distinguent pas dans la manière de présenter les lois, en fonction de leur niveaux scolaires (les élèves “en difficultés” connaissaient davantage les règles que ceux “en réussite” et ils les décrivaient moins en termes de finalité, plus selon les modalités de leurs applications) 1722 .

Sans doute peut-on chercher des éléments explicatifs de cette différence de réception et d’expression des règles entre les élèves des deux configurations par la manière dont les lois sont présentées et revalorisées dans chacune des deux classes observées. A C.Freinet, l’institutrice insiste énormément sur les quatre lois “fondamentales” qu’elle impose sans discussion en début d’année, qu’elle explique oralement en illustrant par des exemples réels pris à partir d’elle-même ou des élèves de la classe et les lois sont mobilisées notamment par le biais des décisions-engagements (règles réécrites chaque semaine) dans le cadre hebdomadaire de la réunion de coopérative. Les lois ont ainsi tendance à être beaucoup plus “contexualisées”, rapportées à des situations précises (avec des exemples donnés par l’institutrice ou avec des problèmes réels que la réunion de coopérative doit gérer), puis elles sont rédigées dans les “décisions-engagements” suivant une forme très “particularisante”, appliquée à des cas concrets, des événements spécifiques qui se rapportent à des problèmes réellement rencontrés 1723 . Certaines “décisions-engagements” sont une application directe des lois orales 1724 , d’autres ont un rapport plus lointain. Pour autant, les “décisions-engagements” ne sont pas “oubliées” d’une semaine sur l’autre: chaque élève les inscrit toutes les semaines sur son plan de travail (puis il indique lors de la réunion de coopérative le “bilan collectif”, c'est-à-dire l'évaluation faite par la classe de l'application de ces décisions) et l’institutrice les reproduit sur des affiches grand format conservées d’une semaine sur l’autre et consultables facilement par les élèves (elles sont accrochées contre un mur de la classe, ce qui constitue une “mémoire” des différentes décisions-engagements). La réunion de coopérative à C.Freinet est une institution active qui a le pouvoir de légiférer et dont les décisions-engagements impliquent directement les élèves: leur forme d’écriture “nous ferons ceci...nous ne ferons plus cela..." sont déjà une manière d’engager les enfants qui marquent leur accord en votant (ou alors exceptionnellement, c’est l’institutrice qui impose la décision, lorsqu'elle trouve une situation intolérable). A la Maison des Trois Espaces, les lois sont rédigées en début d'année, elles sont plus nombreuses (il est donc plus difficile de toutes se les remémorer) et elles sont écrites et affichées sous une forme plus “générale” même si elles peuvent s'appliquer à des cas particuliers, énoncés notamment lors des conseils hebdomadaires.

Pour finir, une autre différence importante marque la spécificité des “décisions-engagements” de la configuration C.Freinet par rapport aux règlements relevés à Tom Pouce ou à la Maison des Trois Espaces: à travers la lecture des “décisions-engagements” on peut voir des éléments inhérents au maintien de l’ordre scolaire 1725 , mais aussi aux obligations de rendu des travaux scolaires 1726 , au planning des apprentissages et des exercices scolaires 1727 , à l’organisation dans les groupes de travail 1728 , au déroulement des séances de sport 1729 , à l’aménagement matériel de la classe et aux responsabilités 1730 , à l’attention scolaire 1731 . Ainsi dans la configuration C.Freinet plus qu'ailleurs, à travers ces décisions qui relèvent du règlement, du cahier de texte, de discussions personnelles maître/élève, des règles de sport, de l’organisation scolaire quotidienne, on relève en filigrane l’intrication entre la discipline et les disciplines scolaires, comme l’illustre bien cette décision-engagement “Nous travaillerons à la rentrée en français sur le règlement du foot” qui instaure une marque temporelle de prévision et crée une association entre contenu scolaire et forme de règlement sportif.

Dans la configuration C.Freinet, les “décisions-engagements” représentent en quelque sorte le règlement actualisé toutes les semaines, ce qui le rend certainement plus “présent” dans l’esprit des enfants qu’un texte de règles affichées et en tout cas plus “finalisé” par rapport à des actions concrètes. Les élèves doivent même s’engager par rapport aux règles écrites hebdomadairement: chaque début de réunion de coopérative est consacré à l’examen une par une des “décisions-engagements” de la semaine passée, avant d’aborder les points retenus à l’ordre du jour: “on voit ce qui a mal été tenu, ce qui a bien été tenu, et donc on le fait apparaître sur le plan de travail <...> on prend des décisions, on en tire le bilan et on voit s’il y a lieu de renouveler ou de prolonger” (institutrice). Les responsables de la réunion de coopérative distribuent alors la parole aux élèves qui le souhaitent à condition qu'ils le manifestent “dans les normes” en levant le doigt.

CM1 (27.01.96)

  • La réunion commence. Une responsable lit les décisions/engagements de la semaine dernière. Les enfants lèvent le doigt et interviennent après avoir été désignés par les responsables. A la fin des échanges, l’institutrice fait le “bilan” des interventions: “Est-ce que les décisions/engagements ont été tenues?”et fait remettre à l’ordre du jour les points non respectés pour la semaine qui vient de s’écouler: “Pour les WC, c’est Bertrand et Hayet”(ils doivent rédiger un panneau pour respecter la propreté des lieux; ils ont été choisis parmi les nombreux volontaires qui se proposaient).“Nous proposons des équipes lundi”(les enfants doivent trouver de nouvelles équipes de sport). L’enseignante demande aux enfants de sortir leurs plans de travail, pour remplir la case concernant le bilan des décisions/engagements: “Qu’est-ce qu’on peut mettre?” . Les enfants proposent: “bilan pas très bien tenu”, ce qui est retenu par l’institutrice, puis écrit par tous les élèves.

Ainsi, lorsque certaines décisions-engagements ne sont pas respectées, une discussion est ouverte afin d’arriver à une deuxième rédaction qui marquera un nouvel engagement de la part des enfants; certains problèmes délicats requièrent même plusieurs discussions et nécessitent la rédaction d'une succession de “décisions-engagements”. C’est le cas par exemple pour les pogs 1732 , dont on peut suivre “l’historique” depuis la semaine de la rentrée jusqu’à la fin janvier:

  • 6 septembre: “Nous ne jouerons plus aux pogs devant les classes si les enfants travaillent”
  • 24 octobre: “Pas de pog le jeudi 26. Une semaine d’observation, en cas de problème, plus de pog”
  • 10 novembre: “Nous annulerons les pogs pendant la semaine du 13 au 17/11”
  • 17 novembre: “La semaine prochaine, les pogs seront autorisés mais chacun pourra choisir de faire autre chose. Bilan samedi”
  • 25 novembre: “Les pogs sont autorisés mais nous n’en parlons plus en classe”
  • 27 janvier: “Les pogs sont interdits à partir de lundi”
  • 3 février: "Les pogs sont interdits à partir de 8h30 à 11h30 et de 14h à 17h. La maîtresse ramasse les pogs"

Au départ, la restriction concernant le jeu des pogs touche au travail des enfants, qu’il ne faut pas perturber, puis les pogs occasionnent de nombreux conflits entre les élèves (vols, trocs inégaux, tricheries...) qui amènent l’interdiction de jouer d'abord pendant une journée, ensuite pendant une semaine. La “décision-engagement” qui suit réinstaure l’autorisation de jouer aux pogs, en spécifiant qu’”on peut jouer à autre chose!”. Le 25 novembre, il est indiqué qu’on peut jouer aux pogs, mais qu’il est interdit d’en parler en classe. L’institutrice trouve en effet que les réunions de coopérative monopolisent trop souvent l’attention sur les pogs (désaccords sur les règles du jeu, sur la manière de les appliquer, pogs qui disparaissent...). A partir de cette réunion de coopérative, l’institutrice considère que “pog” devient un gros mot, alors que contrairement à la configuration Tom Pouce 1733 , cette enseignante ne reprend d'ordinaire jamais les élèves qui disent des mots "grossiers", car elle considère que “c’est moins dur que d’insulter quelqu’un parce qu’il est arabe, ou de se moquer de quelqu’un parce qu’il ne sait pas, il s’est trompé dans un apprentissage” .

Dans ses écrits, Célestin Freinet insiste sur l’aspect inutile et artificiel des formes adéquates de la politesse:“Nous ne sommes pas rigoureux sur la forme de la politesse. Cet enfant vient vers nous, pressé de nous faire part d’une découverte faite en route ou d’une nouvelle à nous annoncer. Dans sa hâte, il oublie de dire bonjour: mais sa confiance affectueuse n’est-elle pas le plus délicat des bonjours!” 1734 . Cette conception serait impensable dans la configuration Tom Pouce où la politesse et le langage maîtrisé sont très valorisés en tant qu’indicateurs d’une urbanité contrôlée et d’une maîtrise suffisante de soi. Sachant le peu d’importance que l’institutrice accorde à la "politesse" et à l’utilisation des “gros mots” (sauf s’ils vont à l’encontre du respect d’autrui) 1735 on peut penser que la “décision-engagement” relative à l’interdiction de prononcer le mot “pog” relève davantage d’une manière humoristique d’interdire aux enfants de parler des pogs, que d’un principe fondamental sur lequel reposent les lois orales énoncées en début d’année. Ainsi un jour, alors qu’un élève prononce le mot “pog” devant tous les autres enfants qui rient, car ils connaissent l’interdiction, l’institutrice répond que “ça va, c’est pas trop grave, kini c’est encore pire” . D’ailleurs certains enfants essaient de contourner de manière humoristique eux aussi cette décision-engagement: le samedi 3 février, alors que deux filles préparent l’ordre du jour pour la réunion de coopérative, une autre élève entre dans la classe et inscrit à l’ordre du jour: “P.O.G”. Les deux responsables s’insurgent immédiatement en rappelant qu’on n’a pas le droit de parler des pogs, ce à quoi la fille répond qu’elle n’en parle pas, qu’elle l’écrit et qu’elle n’a noté que les lettres “P”, “O”, “G”.

Après quelques levées d’interdiction, on reviendra le 27 janvier à une interdiction absolue de venir en classe avec des pogs, interdiction proposée par l’institutrice suite à de nombreux problèmes.

CM1 (27.01.96)/réunion de coopérative

  • L’institutrice s’est inscrite a l’ordre du jour pour intervenir concernant les pogs: “Je voudrais dire quelque chose concernant les pogs. Je pense qu’ils ont causé tellement de problèmes que je propose de les interdire à partir de lundi. Qu’est-ce que vous en pensez?”La majorité des enfants lève le doigt. L’institutrice fait marquer la décision sur le compte-rendu <...>

Lors des premières “décisions-engagements”, l’enseignante avait soumis une alternative aux enfants: soit ils interdisaient les pogs, soit ils arrivaient à les gérer. Elle avait souligné d'emblée l'injustice de ce jeu car ceux qui ont de l'argent peuvent acheter des pogs, ce qui peut susciter de la jalousie et provoquer des vols. A l’époque, les élèves avaient voté pour la deuxième solution qui ne s’avère pas être concluante aux yeux de l’enseignante: elle change alors de manière de procéder en suggérant fortement l'interdiction des pogs, suggestion qui recueille l’assentiment des enfants. Selon elle, “les enfants l’entendent très bien, j’ai pas l’impression que c’est moi qui décide, mais qu’en fait le problème est formulé tellement clairement que y’a une nécessité de prendre une mesure qui est de l’ordre de l’interdiction. Peut-être je suis dans l’utopie, mais j’ai pas l’impression vraiment d’être censeur”. Elle se pose en tant que porte-parole d’une volonté générale, mais aussi en tant que “garante” d’un certain “ordre minimum nécessaire”, en justifiant toujours l’interdiction, surtout lorsque la décision peut paraître injuste 1736 . Les décisions-engagements ne sont ainsi pas toujours négociées avec l’institutrice qui peut en imposer, comme par exemple en 1995/96 l’interdiction d’entrer seul en classe, suite aux nombreux vols dont se plaignent les élèves:

CM1 (27.01.96)/réunion de coopérative

  • Plusieurs enfants se plaignent de vols et l’institutrice conclue la longue liste de plaintes par: “Je pense qu’on ne peut plus faire confiance aux enfants qui restent seuls dans la classe. Maintenant, on va le marquer en décisions-engagements, on peut même pas en discuter, on ne rentrera plus seul en classe. Je suis extrêmement en colère. On le marquera dans le prochain plan de travail”

Cependant, la décision-engagement imposée sur les pogs du 27 janvier n’a que peu d’effet, puisque dans la semaine qui suit, les élèves continuent à jouer aux pogs, sous les yeux de l’institutrice qui ne réagit pas (elle est même très détendue, ne prenant pas cela pour de la provocation), mais qui laisse les enfants soulever le problème à la réunion de coopérative du 3 février. Lors des entretiens, certains enfants abordent d'ailleurs spontanément la question, comme Jérémy: "La semaine dernière, on avait dit qu'il fallait pas apporter des pogs, mais y'en a qui les apportent, alors on leur redira de ne pas les apporter".

CM1 (3.02.96)/réunion de coopérative

  • (10h30) Les enfants entrent progressivement dans la classe en revenant de récréation <...> Filiz et Marc donnent la parole et Anne prend des notes. Quelques enfants ont écrit des remarques dans la colonne “autre” <...> L’institutrice: “A trois, vous faites le silence!” . Filiz lit les décisions-engagements de la semaine dernière, puis elle enchaîne en donnant tout de suite son avis: “Moi je trouve que les pogs, ça a pas bien marché, parce que j’en ai vu plein, ben qui jouaient...”. Beaucoup d’enfants lèvent le doigt pour venir confirmer ses propos: tout le monde joue aux pogs, personne n’a tenu compte de la décision-engagement. Plusieurs élèves s’accusent entre eux d’avoir apporté des pogs. Une fille se défend en expliquant qu’elle a remarqué que tout le monde apportait des pogs et que la maîtresse ne disait rien. Daniel demande pourquoi ils ont supprimé les pogs, parce qu’il n’était pas là la semaine dernière, le jour où la décision a été prise. Les responsables de la réunion lui donnent les raisons. Un élève demande s’il a le droit d’apporter les pogs à la cantine. L’institutrice répond que ce n’est pas à la classe de décider de ces problèmes: ils ont des adultes-responsables pour la cantine, ils doivent en discuter avec eux, elle ne peut rien faire <...>
  • L’institutrice met fin à la suite de plaintes concernant le non-respect de la décision-engagement sur les pogs: “Alors qu’est-ce je dois faire?” . Des enfants suggèrent à l’institutrice qu’elle confisque les pogs et Filiz va même jusqu’à lui conseiller de les casser et de les jeter à la poubelle, comme le fait son père. La séance devient très animée. Certains enfants protestent, car on ne leur donne pas la parole. Les responsables de la réunion se donnent la parole entre eux au lieu de la distribuer dans la salle et l’enseignante est obligée plusieurs fois de ramener le calme<...>
  • L’institutrice: “Je vous propose une règle: seuls ceux qui vont à la cantine ont le droit d’apporter des pogs. De 8h30 à 11h30 et de 14h à 17h, ils mettent les pogs dans une boîte en hauteur et à la cantine, ils pourront les prendre car la cantine n’a rien à voir avec l’école” . Les élèves étant majoritairement d’accord avec cette proposition (mais sans qu’un comptage précis soit effectué), l’enseignante leur demande de sortir le plan de travail et d’écrire à la rubrique “bilan collectif”, puis elle dicte: “Les décisions des pogs et des WC n’ont pas été tenues...Est-ce qu’il y a d’autres propositions que celle que j’ai faite?” . Filiz propose d’apporter les pogs, mais de ne pas y jouer et de les laisser dans une caisse. Damien a peur que les pogs soient volés dans la caisse. L’institutrice: “Y’a deux hypothèses: soit on interdit les pogs à la cantine et dans la classe, mais je suis contre cette proposition, parce qu’elle est dangereuse, car je ne peux pas faire respecter cette règle, soit on prend ma proposition”. Un vote est effectué, où la proposition de l’enseignante l’emporte à 18 voix pour. Elle demande aux enfant ce qu’elle doit écrire et elle reformule sa proposition sur la base de ce que les élèves lui disent, puis elle dicte cette proposition: “Les pogs sont interdits de 8h30 à 11h30 et de 14h à 17h. La maîtresse ramasse les pogs”<...>

Cet exemple illustre l'une fonction du conseil que nous avons déjà soulignée à la Maison des Trois Espaces 1737 , qui est de différer les gestes et les actes. Cette manière de procéder est plus efficace et plus économique que si l’enseignante s’obstinait à traquer les moindres joueurs de pogs: lorsque d’autres élèves énoncent le fait qu’un engagement n’a pas été tenu, que c’est inscrit sur le bilan de travail et qu’une nouvelle décision doit être rédigée, on peut penser que cela favorise chez les enfants l'intériorisation et la compréhension de la règle.

Autrement dit, si les lois orales énoncées en début d’année sont imposées, on peut dire que les “décisions-engagements” qui sont en quelque sorte leurs “applications” suivent dans la plupart des cas une négociation, sauf lorsque l’institutrice décide de les imposer (pour des problèmes “graves”, qu’elle considère ne pas pouvoir être résolus par la négociation). L’examen hebdomadaire des “décisions-engagements” écrites permet aux élèves de faire un retour sur les lois à respecter et de les rendre plus “présentes” dans leur esprit que les règles générales d'un règlement. Cependant, la discussion sur l'interdiction des pogs au moment de la cantine (alors que les élèves ne sont plus sous la surveillance de l'institutrice) rappelle que pour être respectées, il ne suffit pas que les décisions-engagements soient décidées par les enfants et l'institutrice reste la garante de leur application.

Avec cette manière de procéder, on comprend que peu d’enfants de la configuration C.Freinet ont des chances de ne pas être au courant des quatre lois de leur classe et sur les vingt quatre enfants interrogés, seule Marion (très bonne) affirme ne pas connaître ces lois (“Je sais pas si y’en a”). Dans la manière de présenter les lois, beaucoup commencent par donner le nombre de lois (quatre, certains se trompent en disant cinq). Une majorité d’enfants s’appuie sur des exemples, reprenant notamment ceux donnés par l’institutrice qui semble les avoir “marqués”: cinq enfants utilisent ainsi l’illustration d’une des lois que l’institutrice applique à sa personne où elle a expliqué qu’elle n’aimerait pas qu’on se moque de ses “moustaches” et qu’on peut toujours trouver chez une personne l’occasion de se moquer d’un trait physique:

  • Vivian (moyen):“On doit pas dire euh...Si par exemple y’en a qui sont moustachus ...”
  • Daniel (moyen): “...on n’a pas le droit de se moquer parce que y’en a un qui a un peu de barbe ou...ou qu’il a un truc euh...autre chose”
  • Arnaud (difficultés): “c’est de...pas dire que par exemple si on a des moustaches...”
  • Catherine (très bonne): “Ne pas se moquer de ceux qui ont de la moustache, un petit peu comme la maîtresse, quoi”
  • Marc (très bon): “Euh...y’a...ne pas se moquer quand par exemple on dit qu’y’en a qui a une moustache”

Certains élèves retiennent particulièrement des lois relatives à ce qu’ils peuvent craindre pour leur personne ou ce qu’ils ont eu à subir dans leur vie scolaire antérieure. Ainsi Florentine (excellente) répond que les règles “c’est...de pas se moquer des autres”, puis elle explicite sa pensée“y’a aussi, pas s’moquer d’un enfant qui fait une erreur par exemple, parce que des fois, l’année dernière, j’avais fait une erreur, pi tout l’monde s’était moqué de moi...Y’en a souvent, c’est comme ça, quand on fait une erreur, i’s’moquent de nous”. Cette remarque d’une élève qui obtient par ailleurs de très bons résultats scolaires et dont on peut donc penser raisonnablement que les moqueries de ses camarades concernant ses “erreurs” ne doivent pas être fréquentes, nous confirme dans l’idée que les élèves réfèrent les lois à leurs impressions, leurs inquiétudes personnelles et qu’ils ne retiennent pas tant les “principes généraux” des lois que leurs conséquences pratiques concrètes sur leur vie scolaire quotidienne. Le thème du racisme en offre une autre illustration: dans leurs réponses à la question “est-ce que tu pourrais me dire si vous avez des règles, des lois dans la classe?”, Fatih, Hayet, Salma abordent en premier la loi selon laquelle “on n’a pas le droit d’être raciste”:

  • Fatih (moyen, d’origine turque): “Quoi des...’faut pas dire des trucs racistes, comme ça et tout”
  • Hayet (difficultés, d’origine algérienne): “<...> il faut pas se moquer des races...et la couleur des gens...”
  • Salma (bonne, d’origine algérienne): “...pas le droit de se moquer euh...on n’a pas le droit s’il est raciste <elle veut dire qu’on n’a pas le droit d’être raciste>, ou noir ou truc (sic)...”

D’autres enfants de la classe sont d’origine arménienne, mais c’est souvent à la deuxième, voire la troisième génération (leurs grands-parents ou arrières grands-parents). Même si la douloureuse histoire arménienne est souvent rappelée dans la vie quotidienne de la classe observée (par exemple Filiz en parle presque tous les matins, lors de l’entretien), il semblerait que cela se traduise plus en termes de “mémoire” chez ces enfants d’origine arménienne qu’en tant que difficultés quotidiennes liées au racisme. D'ailleurs parmi les quatre enfants d’origine arménienne, seule Catherine aborde la loi sur le racisme (“Ne pas dire euh...<<ah, t’es noir!>>, des machins comme ça euh..."), en troisième position, après l’évocation de deux autres lois, alors que chez Hayet, Salma et Fatih, cette loi semblait leur “tenir à coeur” car elle était citée d’emblée en première position. De la même manière, chez les autres élèves, cette loi interdisant le racisme n’apparaît jamais en première position quand elle est citée 1738 .

Ainsi, il semblerait que la connaissance des lois que peuvent avoir les élèves de la classe de C.Freinet observée, relève d’un rapport “pratique” à ces lois dont ils semblent se souvenir en fonction des réappropriations qu’ils mènent à partir des situations scolaires vécues ou à partir de ce qu’ils craignent dans leurs relations sociales. Les entretiens menés avec les élèves des configurations Tom Pouce 1739 et de la Maison des Trois Espaces 1740 indiquaient aussi un rapport “pratique” aux lois, mais qui semblait davantage lié aux rappels et aux répétitions effectués par l’institutrice en cours de journée (les enfants en déduisaient ainsi ce qu’il ne faut pas faire) alors que dans la configuration C.Freinet, les lois ne sont rappelées que dans des contextes particuliers et souvent avec des protagonistes précis (cités dans les “décisions-engagements”). L’enjeu du respect des lois rejoint ici nous semble-t-il davantage le souci de ne pas “perdre la face” (au sens d’E.Goffman 1741 ) que l’obligation de suivre les modalités d’un ordre scolaire, quand bien même elles seraient négociées avec l’enseignante (comme c’est le cas à la Maison des Trois Espaces et à Tom Pouce). Autrement dit dans la configuration C.Freinet, l’obéissance aux lois se base essentiellement sur le principe de réciprocité (“ne fait pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fît”) selon lequel personne n’a envie d’être la victime d’une loi violée. Selon E.Goffman, “La face que l’on porte et celle des autres sont des constructions du même ordre” 1742 , ce qui implique que celui qui veut "sauver sa face" (c'est à dire conserver la "valeur sociale positive" de sa personne dans son engagement avec les autres) doit d’abord faire la preuve qu’il sauve celle des autres.

Notes
1721.

Dans la suite de l’entretien, l’institutrice explique qu’elle intervient “en amont” pour ne pas laisser “pourrir la situation”; il lui arrive ainsi de proposer à un enfant de changer de responsabilité, ce qui évite d’arriver au point où les autres élèves le dénoncent parce qu’il ne s’acquitte pas correctement de sa responsabilité

1722.

Voir infra la partie VI de cette configuration: "Les représentations enfantines des relations de pouvoir avec l'institutrice"

1723.

On peut consulter en annexe K6 l'ensemble des “décisions-engagements” relevées pour la période du 6 septembre 1996 au 27 janvier 1997.

1724.

Par exemple, “Nous ne nous moquerons jamais des enfants qui font des erreurs parce que ça empêche d’apprendre et que c’est méchant”; “Pas de moqueries!”; “On ne fait pas tomber les autres”.

1725.

“Pour que nous ne discutions plus, nous nous inscrirons à l’entretien”, “Nous chuchoterons”, “Nous ne parlerons plus sans lever la main”; “Plus de poil à gratter!”; “Tout le monde portera le cartable” (certains enfants faisaient porter leurs cartables par d’autres élèves); “Nous serons plus calmes à la sortie”; “Nous ne tenons pas compte des caprices, la règle est la même pour tout le monde”

1726.

Tout le monde aura recopié son texte n°1 à la fin de la semaine”; “Armand, Ludovic, Yotam et Jérémy recopieront leur texte la semaine prochaine”; “Nous enverrons la lettre à Isabelle et Fabrice lundi” (ces deux enfants sont des correspondants auxquels les élèves responsables n’ont toujours pas adressé leur lettre); “Nous répondrons aux correspondants. Le brouillon sera prêt le jour de la rentrée”

1727.

“Après Toussaint, nous ferons course de vitesse”; “Nous irons à la BCD de l’école maternelle jeudi à 3 heures”; “Les contrôles auront lieu Jeudi 26/10 et Lundi 6/11”; “Nous finirons le travail sur Van Gogh Mardi 6/11”; “Nous essaierons d’organiser un tournoi de rugby”; “Nous ferons deux autres séances avec les CM1-CM2 sur les multiplications à partir du 11/12"

1728.

“Pour le travail d’équipe, tout le monde travaille mais on écrit chacun par ordre alphabétique”; “Travail en équipe: on écrit chacun son tour par ordre alphabétique du prénom”; “Nous changerons les équipes le jour de la rentrée”

1729.

“Nous sortirons ceux qui restent dans les cages” (comprendre: les enfants gardiens de but doivent laisser leur place au bout d'un moment);“En rugby, celui qui est attrapé doit s’arrêter en douceur, il compte 3 et il passe derrière”; “En foot multi-ballon, on ne tirera pas fort et on devra dribbler la balle jusqu’au milieu de chaque demi-terrain”; “En basket, Joëlle, Jérémy, Marguerite arbitreront les matchs”

1730.

“Nous demanderons aux parents s’ils peuvent donner des plantes pour le jardin”; “Nous apporterons de la nourriture pour les animaux”; “Nous placerons les vêtements dans le couloir”; “Nous rangerons les fichiers”; “Nous achèterons des balles de ping-pong avec la caisse de la classe”

1731.

“Ceux qui ont envie de discuter se rappellent des méthodes que nous avons trouvées”; “Nous travaillerons sur comment être attentifs”

1732.

Jeu avec des ronds de carton empilés qu'il s'agit de retourner en jetant un "kini" (gros rond de plastique) sur le tas.

1733.

Voir infra la partie V,2,c de cette configuration: "La politesse comme expression d'une urbanité contrôlée"

1734.

Pour l’école du peuple, p.78. L’enseignante de la classe observée nous explique par ailleurs qu’à ses débuts dans l’école C.Freinet, elle avait autorisé les enfants à écrire des mots grossiers sur le journal scolaire, car elle pensait qu’il fallait conserver la "spontanéité", la "libre expression". Le directeur lui avait demandé de supprimer ces mots grossiers, par crainte de l’opinion que pourraient avoir les parents lisant le journal.

1735.

Par contre, il est surprenant de relever qu’au cours des entretiens menés à C.Freinet, six élèves sur vingt-quatre (indistinctement ceux en réussite et ceux en difficultés) citent comme loi “ne pas dire de gros mots”: Marguerite (bonne), Marc (très bon), Joëlle (excellente), Arnaud (difficultés), Ludovic (difficultés), Daniel (moyen). Peut-être l’ont-ils déjà rencontrée auprès des enseignants précédents ou bien la déduisent-ils de ce qu’ils pensent être une interdiction scolaire “normale”. Catherine (très bonne) cite cette loi, puis se rétracte en disant “mais ça, ça fait rien”; Florentine (excellente) déclare “vaut mieux pas dire de gros mots, mais c’est pas interdit”; Gauthier (excellent) explique “la maîtresse elle a dit que c’était pas vraiment très important, c’est de pas dire de gros mots”; Filiz (très bonne) commente “dire des gros mots encore, ça va, la maîtresse, là”; Jérémy (difficultés) affirme que “les gros mots, la maîtresse, elle s’en fout, c’est pas une loi” et Maud (bonne): “Et les gros mots, on peut les dire parce que les enfants i’z’en disent souvent, des gros mots!...<elle éclate de rire>“

1736.

L’enseignante explique qu’une année, suite à des vols dans la classe elle a renoncé à participer avec ses élèves au carnaval de l’école et qu’elle a justifié sa position de la manière suivante: “j’ai essayé de leur expliquer que le carnaval c’était une fête d’irrespect, une fête de transgression des lois et qu’en fait je n’avais pas envie de me prêter à cela parce que la transgression avait été suffisante et que je n’avais pas envie de jouer avec ça. J’crois qu’en fait ils l’ont compris, mais ils n’ont pas partagé parce qu’ils ont souffert, parce que les autres étaient en train de faire les fous, voilà, mais j’ai été intransigeante, j’ai voulu montrer justement que y’a un moment où l’individu doit signifier qu’une limite est dépassée”.

1737.

Voir infra la partie III,2 de cette configuration: "La fonction institutionnelle des conseils"

1738.

Chez Daniel et Jérémy:“<...> on n’a pas le droit d’être raciste...”, Florentine: “pas être raciste...”, Vivian “<...>si y’en a qui sont racistes euh...On n’a pas le droit de dire sur la couleur de tes yeux, s’ils sont bruns...”

1739.

Voir infra la partie VI,2 de cette configuration: "Une connaissance pratique des règles"

1740.

Voir infra la partie VI de cette configuration: "Les représentations enfantines des relations de pouvoir avec l'institutrice"

1741.

“Un individu garde la face lorsque la ligne d’action qu’il suit manifeste une image de lui-même consistante, c’est-à-dire appuyée par les jugements et les indications venus des autres participants, et confirmée par ce que révèlent les éléments impersonnels de la situation” (Les rites d’interaction, Ed. de Minuit, Paris, 1993, p.10)

1742.

Les rites d’interaction, Ed. de Minuit, Paris, 1993, p.10