b) La garantie du respect des décisions-engagements

Nous l’avons vu dans l’exemple des pogs, lorsqu’une décision-engagement n’est pas tenue, l’enseignante essaie au maximum de ne pas intervenir directement et de faire “émerger” le problème par les enfants eux-mêmes. Les observations faites en classe nous amènent à penser qu’elle adopte souvent cette attitude et son discours souligne combien elle essaie d’accepter le plus possible les comportements marginaux sans donner de punitions "inutiles et dangereuses" car elles cherchent trop à "changer directement le comportement, sans chercher à comprendre pourquoi": tous les comportements sont à entendre, ça rejoint ce que je disais sur le sens un peu cosmique qui passe à travers les comportements humains, c’est à dire que je pense qu’un enfant qui bouge beaucoup, qui parle beaucoup, qui est perturbé...c’est pas un jugement de valeur, mais qui est moins calme que ce qu’on attend de lui, je pense qu’il exprime quelque chose et je n’ai pas à priori à refuser cette expression là."

Certains élèves sont en congruence avec ce discours qui porte l’accent moins sur la répression que sur la compréhension voire l’indulgence face à certains comportements "déviants". Leurs réponses à la question “Et si jamais un enfant ne respecte pas les lois, les règles, comment ça se passe?” montre que pour ces élèves, il est acquis que la maîtresse ne donne pas de punition:

  • Fatih (moyen): “Pour l’instant, la maîtresse elle a pas donné une punition et euh...j’sais pas, ou la maîtresse elle nous engueule, en réunion, ils le disent et ou...elle nous engueule et puis c’est tout”
    Q: “Elle vous donne pas de punition?”
    Fatih: “Non”
  • Yaëlle (moyenne): “Ben par exemple si quelqu’un il s’est moqué de quelqu’un, la maîtresse elle le gronde...”
    Q: “Et vous avez des punitions?”
    Yaëlle: “Non, la maîtresse elle donne pas de punitions”
  • Marguerite (bonne): “Ca se passe mal”
    Q: “Ouais? C’est à dire, y’a des punitions, ou...?”
    Marguerite: “Non, y’a pas de punitions”

Par contre, certains élèves ont une représentation beaucoup plus répressive de l’institutrice comme par exemple Vivian (moyen) selon lequel “la maîtresse sévit. Surtout c’qu’elle aime pas, c’est ceux qui sont bien racistes. Si elle entend ça, et ben elle nous gronde, elle nous tape” . Daniel (moyen) accorde une importance prépondérante au directeur dans le règlement des conflits: “des fois, c’est la maîtresse qui règle ça, et des fois, c’est Mr M. <le directeur> <...> Si jamais il recommence, il va voir Mr M. directement”. Ces représentations sont en décalage avec le fonctionnement scolaire tel que nous l’avons observé et tel que nous l’a décrit l’institutrice: d’une part nous ne l’avons jamais vu frapper un élève et il nous est difficile de l’imaginer avoir de telles pratiques sans que d’autres élèves en parlent ou que leurs comportements s’en ressentent; d’autre part elle affirme n’avoir jamais envoyé de toute sa carrière un enfant chez le directeur.

Enfin d’autres élèves évoquent des punitions, mais quand on leur demande plus de précision, ils répondent qu’ils ne les ont jamais vues être appliquées à la classe. Pour ces enfants, il semblerait qu’il est impensable qu’on ne soit pas obligé “évidemment” d’avoir recours à la punition en cas de non respect des lois:

  • Ludovic (difficultés): <réponse très rapide, comme si c’était évident pour lui> “Ben on le punit!”
    Q: “Et qu’est-ce qui y’a comme punition?”
    Ludovic: “Et ben euh...on lui fait écrire cent fois le mot <<Ne pas taper>>“
    Q: “D’accord. Et est-ce que y’a d’autres punitions, encore?”
    Ludovic: “Ben...par exemple, il va pas en récré”
    Q: “Et ça arrive souvent?”
    Ludovic: “Non” 1743
  • Jérémy (difficultés): “Ben la maîtresse elle le punit, elle lui dit <<Tu resteras dans la classe un moment, on respecte les règles>>, j’pense”
    Q: “D’accord. Et ça s’est déjà passé?”
    Jérémy: “Non, pas encore”
  • Marc (très bon): “Les lois je les respecte, il vaut mieux, parce qu’après c’est la punition, je crois!”
    Q: “Et c’est quoi comme punition?”
    Marc: “J’sais pas ce que c’est comme punition, parce que j’en ai jamais eu, moi”
    Q: “Et y’a d’autres enfants qui en ont eu, déjà?”
    Marc: “Hein? Non”
  • Catherine (très bonne): “Y’a une punition”
    Q: “Ah ouais?”
    Catherine: “Ouais, parce que la maîtresse, elle aime pas quand on fait ça”
    Q: “Et y’a quoi comme punition?”
    Catherine: “J’sais pas parce que personne en a encore eu”

Cependant, une autre explication pourrait être avancée, relative à l’expérience scolaire antérieure qu’ont connue les élèves, dans d’autres écoles ou même au sein de l’école C.Freinet puisque certains enseignants ont, aux dires de leurs collègues et d’une partie des enfants, des pratiques de punition et d’exclusion, en tout cas une manière différente de procéder dans la relation maître/élève que l’institutrice de la classe de CM1 observée. On le voit par exemple à travers ces extraits d’entretiens avec des élèves qui ont tous passé leur scolarité antérieure à C.Freinet:

  • Vivian (moyens): “Chez Mr F. <instituteur C.Freinet>, c’était pas très bien parce que à chaque fois il nous engueulait, alors qu’ici chez Mme C. <nom institutrice> c’est mieux”
  • Anne (très bons): “Mme C. et Mr F. <instituteurs C.Freinet>, ils donnaient des punitions et pas Mme C. <institutrice CM1>”
    Q: “Et ils donnaient qui comme punition par exemple?”
    Anne: “Et ben...il faut recopier 10 fois c’qu’on a fait”
    Q: “D’accord. Et quand vous aviez fait quoi comme bêtise par exemple?”
    Anne: “Ben des fois, on avait des chewing-gums, on n’avait pas le droit...”
    Q: “Ouais”
    Anne: “Des fois, on criait trop dans la classe quand elle était pas là, puis...ch’sais plus”
  • Marion (très bons): “Mme C., elle punit pas beaucoup, et les autres par contre, ils nous mettaient à la porte”
  • Florentine (excellente): “Mme C., elle donne pas de punitions”
    Q: “Dans les autres classes, y’avait des punitions?”
    Florentine: “Ouais”
    Q: “Y’avait quoi comme punitions?”
    Florentine: “Par exemple...si on parlait sans lever le doigt, des fois, ben on devait recopier dix fois euh...<<je ne parlerai pas sans lever le doigt>>, on devait le copier dix fois”
  • Maud (bons): “Mme C., elle est pas pareille que les autres maîtresses, je trouve, parce que quand j’étais chez Mr F. (instituteur école C.Freinet), il donnait que des punitions et que ici, elle (n’)en donne plus”.

Contrairement à nos attentes, les élèves “en difficultés scolaires” n’ont pas une représentation forcément plus “traditionnelle” de l’usage des punitions où l’enfant est sanctionné pour ne pas avoir obéi à la volonté de l’instituteur appliquant des lois sans concertation avec les enfants. D’ailleurs la seule élève qui s’approche le plus de la manière de régler la violation des lois dans la classe est une fille en difficulté, Hayet, qui évoque le rôle des décisions-engagements et l’implication du groupe-classe (“on”) et non pas seulement de la maîtresse.

  • Q: “Et si jamais y’a un enfant qui respecte pas ces règles ou qui se moque, par exemple, comment ça se passe?”
    Hayet (difficultés): “Et ben on le marque sur un papier euh...par exemple Bertrand ne se moquera plus de Marc par exemple. Et il le fait plus”
    Q: “D’accord. Et le papier, il est où? C’est les <<décisions-engagements>>, là?”
    Hayet: “Ouais “

Inversement, les deux enfants qui ont une réponse la plus “conforme” à une obéissance quasi-aveugle aux lois, du fait qu’elles sont énoncées par l’institutrice et qu’une règle doit être respectée (sinon on ne voit pas à quoi elle servirait) sont des élèves en réussite scolaire: elles n’apportent pas la preuve d’une intériorisation des lois et des décisions-engagements négociées collectivement, dont on peut penser pourtant que c’est l’attitude scolaire recherchée par l’institutrice pour ses élèves.

  • Maud (bonne): “Ben y’en a un qui le dit en réunion de coopé, après la maîtresse, elle le gronde, pour pas qu’i le disent parce que c’est pas bien, c’est les règles de la maîtresse”
  • Florentine (excellente): “Ben la maîtresse, elle nous dit de les respecter, parce que y’a des règles à respecter et que les règles, c’est pas fait pour rien”
  • Q: “Et est-ce que y’a des punitions par exemple?”
  • Florentine: “Euh...non, la maîtresse elle fait pas de punition, mais par contre euh...elle les gronde parce que ‘faut pas...’faut faire c’que la maîtresse dit”

Notes
1743.

Les deux “punitions” évoquées par Ludovic n’ont jamais été observées et l’institutrice nous a affirmé ne jamais les avoir pratiquées.