2- Entre principe de justice et regard de compassion

Nous avons relevé combien dans la configuration de la Maison des Trois Espaces, le souci de justice est une dimension fondamentale, que ce soit dans la négociation des lois, dans le fonctionnement des conseils ou bien encore les relations avec les parents et avec les élèves 1767 . La préoccupation de se conformer à un principe de traitement égalitaire se trouve d'emblée dès la première rencontre de l'institutrice avec l'enfant, puisqu'elle refuse de lire la fiche de renseignement sur l’enfant, avec les professions des parents, le parcours scolaire antérieur des enfants, la date de naissance, afin de ne pas avoir d’a-priori. Le souci de justice transparaît dans de multiples pratiques quotidiennes, comme par exemple la manière de répartir les responsabilités. Les équipes d’enfants commencent par choisir, mais certaines responsabilités très prisées se confrontent à trop de candidats, tant et si bien que l’institutrice est obligée de faire un choix, qu’elle préfère par tirage au sort plutôt que par imposition: “moi j’voudrais pouvoir faire des choses plus malignes que le tirage au sort, parce que je trouve que c’est un peu nul, quoi, et en même temps c’est ce que les enfants acceptent le mieux, parce que y’a pas l’arbitraire adulte” (institutrice).

L’application du principe de justice s’observe aussi régulièrement dans la manière de gérer les conflits en réunion de coopérative, comme on peut le voir à travers cet extrait où est évoqué le problème du comportement perturbateur de certains enfants pendant la lecture du conte aux petits de CP:

CM1 (19.01.96)

Ici, l’institutrice dénoue la situation conflictuelle en faisant voter deux décisions-engagements pour garantir le calme et la tranquillité des auditeurs (ne pas s’installer sur les tables du fond, ne pas parler), mais en cherchant aussi une solution pour améliorer la manière dont est lu le conte (ce qui sous-entend en partie que si certains se sont fait remarquer par leur comportement perturbateur, c’est qu’ils s’ennuyaient et que le lecteur n’était pas performant).

Même lorsqu’un enfant a raison de critiquer d'autres élèves, l’enseignante essaie toujours de peser le pour et le contre et de montrer qu’elle est équitable pour tous, comme dans cet extrait où Gauthier reproche aux responsables du jardin de ne pas s’acquitter de leurs tâches:

CM1 (3.02.96)

L’objectif n’est pas tellement ici de désigner des coupables, mais de prendre en compte le plus objectivement possible les données du problème pour le solutionner. On retrouve cette recherche d'impartialité dans la manière de gérer les conflits lorsque Célestin Freinet décrit les réunions de coopérative:

Le souci d’avoir un traitement égal pour tous amène parfois l’enseignante a soumettre certains problèmes en réunion de coopérative, comme par exemple pour les caprices, réactions qui montrent d’ailleurs les risques d'ambiguïtés dans le fonctionnement pédagogique de la configuration C.Freinet où on peut choisir, mais où on doit aussi se soumettre à des obligations.

CM1 (27.01.96)

La réunion de coopérative joue un rôle de “place publique” dans le sens où chacun a la possibilité de se prononcer sur la difficulté rencontrée par l'enseignante, mais aussi où chacun prend acte de la réaffirmation de la soumission identique et pour tous face à la règle: l’institutrice a une façon faussement "candide" de faire émerger les problèmes posés par les caprices et la discussion sur la solution à adopter a l’avantage de renforcer auprès de chaque élève l’idée que la résistance égoïste à une règle est intolérable à l'enseignante.

La préoccupation de justice ne transforme pas pour autant la réunion de coopérative en tribunal d’enfants (comme dans le “monitorial system”) et l’ambiance décrite par Célestin Freinet relève plus de “l’atmosphère amicale de critique” et de la proximité affective 1771 que de la froide application d’un règlement et d’un code pénal scolaire prévus à l’avance 1772 . On retrouve ce trait dans la configuration C.Freinet, d’une manière tout à fait caractéristique par rapport aux autres configurations: par exemple, en fonction des circonstances, certains élèves peuvent bénéficier d’un traitement différentiel qui aménage les exigences auxquelles chaque enfant est tenu de se soumettre. C’est le cas notamment de Marguerite, qui durant notre présence à l’école C.Freinet est prise dans un conflit 1773 opposant ses parents à l’école et qui reporte son agressivité sur l’institutrice et les élèves de la classe:

CM1 (3.02.96)/réunion de coopérative

Cette confrontation très chargée en émotions illustre bien le dilemme dans lequel est prise l’institutrice, entre la considération d’un état affectif particulier qui demande des aménagements et l’application d’une règle commune. Même si l’enseignante choisit de réaffirmer la nécessité pour tous de se conformer à la loi “incontournable” qui interdit de battre les autres enfants, elle expose les données de l’alternative, ce qui amène les enfants à adopter en partie une attitude compréhensive à l’égard de Marguerite.

Autrement dit, le souci de respecter la justice se double chez l’institutrice d’une inquiétude quant aux conséquences individuelles de certaines règles ou de l’obligation de se conformer à certains comportement. Cette attention à la protection de l’affectivité à travers le respect des émotions et de la sensibilité des élèves se retrouve en d’autres pratiques de l’enseignante, par exemple son insistance à toujours encourager les élèves dans leurs apprentissages. Ainsi, lorsque les élèves doivent voter pour un texte libre parmi toutes les productions de la classe, l’enseignante impose toujours de choisir des textes dont les auteurs n’ont pas encore été désignés depuis le début de l’année:“je trouve que ce serait hyper-sélectif, si on choisissait toujours les quatre qui écrivent bien <...> Je l’ai déjà essayé, de ne pas donner d’règles mais en fait c’est une catastrophe parce que y’en a huit qui sont choisis dans l’année, et je trouve ça lamentable parce que justement ça voudrait dire que les autres sont nuls, c’est le contraire de ce qu’on cherche à atteindre en travaillant dessus avec Philippe <Meirieu>, c’est à dire que tout écrit d’un enfant, s’il est cohérent, s’il est bien porté peut avoir un intérêt" 1774 . L’enseignante tente également de développer cette “attente positive” à l’égard des enfants qui n’arrivent pas à effectuer leurs responsabilités: “même si je pense que ça va être très dur, je ne me dis pas à priori, toi c’est pas la peine que tu sois dans une responsabilité, tu y arriveras pas”. On est proche ici d'une des dimensions de la pédagogie Oury telle que G.Snyders l'a décrite, où l'enseignant doit envisager "et l'intérêt de l'ensemble et l'intérêt de chacun. Il n'y a pas d'opposition fondamentale entre les deux, sinon c'est tout le système qui s'effondrerait; mais, selon les moments, l'accent principal sera mis sur un aspect ou sur l'autre. Et c'est là que l'adulte est irremplaçable. Certains élèves sont ou passent auprès de leurs camarades pour des élèves médiocres, pourtant eux aussi, eux surtout, ont besoin de se voir publiés dans le journal scolaire" 1775 .

Cette insistance à positiver toujours les apprentissage des enfants est également une dimension constitutive de la configuration Guilloux 1776 dans laquelle l’institutrice s’efforce de relativiser les échecs et de montrer leur aspect formateur, comme le fait l’enseignante de C.Freinet:

CM1 (30.01.96)/entretien

Célestin Freinet défendait d’ailleurs dans ses écrits l'idée d'une “pédagogie de la réussite” “Les premiers de la classe réussissent certes parce qu’ils ont des aptitudes particulières mais aussi parce qu’ils ont toujours de bonnes notes, des Bien et des Très Bien, et qu’ils réussissent aux examens. Mais l’Ecole accable les autres sous l’avalanche des échecs: excès de rouge dans les devoirs, mauvaises notes, <<à refaire>>, cahiers mal tenus...Les observations ne laissent que très rarement à l’enfant le réconfort d’une réussite. Il se décourage et cherche dans d’autres voies -répréhensibles- d’autres réussites. Faites toujours réussir vos enfants. Le tonus de l’enseignement en sera du coup très notablement réhabilité” 1777 .

Pour donner une autre trace de la "dimension compassionnelle" dans la configuration C.Freinet, nous avons noté que contrairement aux élèves responsables de conseil à la Maison des Trois Espaces qui sont élus, les enfants responsables de la réunion de coopérative et les délégués du conseil d’école se présentent eux-mêmes pour avoir la fonction ou éventuellement sont désignés par tirage au sort, si plusieurs équipes candidates se présentent. Là encore, l’enseignante souhaite épargner les élèves impopulaires qui sont systématiquement écartés lorsqu’il s’agit d’élire un responsable à une fonction investie d’un très grand pouvoir, notamment celui de distribuer la parole en réunion de coopérative. Parfois même l’institutrice “force” les règles habituelles en fonction de la détresse psychologique qu’elle perçoit chez un élève, comme par exemple pour cette fille (“en pleine régression”, “suçant son pouce constamment”, “avec des notes qui n’arrêtent pas de baisser”) à qui elle a donné une correspondante que beaucoup d’enfants souhaitaient, tout en justifiant son choix aux yeux de la classe: “en ce moment, elle rit pas beaucoup”.

Notes
1767.

Voir infra la partie III de cette configuration: "Un univers de justice"

1768.

Les enfants étaient rassemblés avec les élèves de CP dans le petit théâtre de l’école. Des élèves de CM1 étaient chargés de lire une histoire, tâche difficile (il faut arriver à intéresser les petits), d’autant plus si quelques “grands” de CM1 s’agitent et n’écoutent pas l’histoire (comme cela s’est produit).

1769.

Ce matin, la maîtresse a repris des enfants qui s’étaient assis sur les tables, en leur demandant de venir s’asseoir parmi les autres enfants.

1770.

Pour l’école du peuple, p. 75

1771.

“<L’instituteur s’est placé au fond de la salle> et un des benjamins est venu s’appuyer sur ses genoux comme pour être en plus complète et plus familière sécurité”(Pour l’école du peuple, p.73)

1772.

Même si Célestin Freinet parle d’une “petite amende” pour certains délits, dont le profit va à la caisse de la coopérative, il ne conseille pas pour autant l’usage des sanctions sur lesquelles “il ne faut pas trop compter <...> pour améliorer une situation quelle qu’elle soit. La critique collective, la reconnaissance des fautes, le sentiment communautaire, le désir de mieux faire, se montrent en général suffisamment efficaces” (Pour l’école du peuple, p.76).

1773.

Voir l’évocation que nous en avons fait dans la partie II: “L’école Freinet”

1774.

Du coup, certains enfants ne comprennent pas pourquoi ils continuent à écrire des textes alors qu’ils ont déjà été choisis, comme Jérémy qui demande “Pourquoi on continue à écrire des textes quand on a déjà été choisi?”.

1775.

Où vont les pédagogies non directives?, Paris, PUF, collection l'éducateur, 1974, p.237

1776.

Voir infra la partie II,4 de cette configuration: "Valoriser les élèves et positiver les situations d'apprentissage"

1777.

Pour l’école du peuple, p.154