4- Le rôle des relations sociales et du travail de groupe dans l’acquisition des connaissances et des compétences scolaires

Le travail de groupe, les relations sociales dans la classe sont là pour rappeler que “l’école est un lieu de contraintes, tout n’est pas choisi vraiment comme quand t’es tout seul à choisir, quand y’a énormément de pression, y’a énormément de contexte qui compte, y’a le fait que c’est l’équipe”(institutrice), en sachant que chaque élève garde à chaque fois sa place et qu’il ne s’agit pas de plier chacun à une tâche identique“Nous avons cherché, et trouvé la possibilité de permettre aux enfants de travailler à leur rythme, au sein d’une communauté vivante <...> Travailler en équipe ou en coopérative ne signifie pas forcément que chaque membre fait le même travail. L’individu doit au contraire garder au maximum sa personnalité mais au service d’une communauté” 1780 . Le groupe, le “travail d’équipe” permettent de stimuler et de motiver l’élève, de“mettre dans le coup des enfants qui tout seuls ne seraient pas capables, c’est à dire que quand tu as fait des choses quand même quatre ou cinq fois avec d’autres, j’pense qu’à un moment, quand t’es seul pour te poser la question, t’as plus de chances d’avoir une idée”(institutrice).

L’entretien est considéré comme un moment-clef de cette dynamique de groupe, ainsi qu’on peut le voir à travers un document rédigé par les enseignants de C.Freinet qui présente les finalités et les objectifs de l’entretien dans la pédagogie coopérative, notamment la “socialisation” (“c’est un moment intense au niveau des échanges, de la communication, de la vie du groupe. Cette socialisation favorise pour chaque individualité son développement, son intégration et sa différenciation”) et la “responsabilisation” (“elle apparaît sous forme d’attitude, de comportement, du groupe par rapport à l’enfant qui intervient ou bien d’un enfant par rapport aux autres. Les enfant prennent peu à peu conscience des conséquences que leur parole peut avoir sur les autres).

L’institutrice constitue des équipes de travail et de responsabilités 1781 (qui restent identiques pendant sept semaines entre deux périodes de vacances) sur la base d’une sorte de sociogramme: avant de partir en vacances, les élèves indiquent à la maîtresse trois enfants avec lesquels ils ne veulent absolument pas être et trois avec lesquels ils voudraient être, ce dernier critère n’étant pas obligatoirement respecté par l’institutrice: “je tente de répondre à sa demande, mais bien évidemment moi j’ai des critères de non homogénéité et en même temps de pas trop grande différence <...> Vygotsky a montré que si tu fais interagir des enfants trop différents, y’a pas de dialogue, c’est la zone proximale de développement". Au retour des vacances, l’institutrice indique la répartition des enfants qu’elle a constituée en tenant compte des compatibilités: des élèves qui ont certains bons camarades ne sont pas dans la même équipe, car ils n’arrivent pas à travailler ensemble 1782 ; les groupes ne sont pas toujours homogènes, les plus forts côtoyant les plus faibles; parfois au contraire, des élèves qui ont le même type de problème sont regroupés ensemble.

La composition de ces groupes implique donc une connaissance précise des enfants: “Donc j’essaie d’avoir des investigations des gamins sur leurs façons d’évoquer, j’essaie de leur demander pourquoi tu fais ça, et de retirer par exemple, pour mémoriser je fais comme ça, pour faire revenir quelque chose je fais comme ça, j’essaie d’avoir une représentation qualitative du fonctionnement mental. <...> Deux enfants dont je sais qu’ils sont complètement auditifs, je les mettrai pas ensemble. Par contre, j’essaierai de mettre un enfant qui est très auditif avec un enfant qui évoque auditivement mais aussi bien visuellement, de manière à ce que l’un puisse compléter l’autre et puis lui donner des idées sur les façons d’évoquer”. L’institutrice s’est d’ailleurs constituée un dossier pour chaque enfant, qu’elle consulte souvent. Ce mode de regroupement des élèves n’est pas infaillible, et l’enseignante reconnaît qu’il lui arrive de se tromper et d’associer des élèves qui, soit s’amusent trop ensemble, soit sont trop en désaccord ou bien ne s’apprécient pas. Ceci étant, l’insatisfaction affective ne lui paraît pas être forcément incompatible avec une dynamique de travail à l’intérieur d’un groupe.

La manière de constituer les équipes relève en partie d’une négociation entre les élèves et la maîtresse qui joue un rôle irremplaçable du fait de son point de vue général, lui permettant de considérer à la fois l’intérêt de l’ensemble et les progrès de chaque élève. Au moment de changer les équipes, l’institutrice tient compte des propositions des élèves, elle fait aussi des “arrangements”, des “compensations” pour contenter des enfants frustrés par un choix précédent de co-équipiers, puis suite à une discussion, les groupes sont constitués. A l’école A.France 1783 , les institutrices procédaient sur la base d’un autre principe, considérant qu’il fallait laisser des camarades se mettre ensemble, car elle jugeait que c’était stimulant pour leur travail. L’enseignante de C.Freinet non seulement regarde de près la constitution des équipes qui ne peuvent s’effectuer sans son avis (même si les élèves font des propositions), mais en plus, elle surveille précisément le travail effectif de chaque élève dans le groupe (certains se font fréquemment rappeler à l’ordre, comme Ludovic qui a tendance à rêver et Yotam qui discute trop souvent) et elle incite les élèves à travailler sérieusement, en passant d’un groupe à l’autre 1784 . De manière générale, elle sollicite constamment les élèves pour qu’ils fassent moins de bruit et c’est une dimension qui nous paraît être ici plus présente qu’à la Maison des Trois Espaces où le niveau sonore augmentait très rapidement sur le même type de travail en équipes, sans que l’institutrice intervienne.

L’autre caractéristique de la manière de travailler dans la configuration C.Freinet est le décloisonnement: si l’institutrice de CM1 tient à n’avoir qu’un niveau dans sa classe 1785 contrairement aux configurations de Tom Pouce, la Maison des Trois Espaces et Guilloux, par contre les élèves collaborent souvent avec les enfants des autres classes, par exemple pour monter une exposition en commun sur le corps humain 1786 . D'autre part, les enfants de CM1 vont dans d’autres classes et accueillent eux-mêmes des élèves de ces classes. Ainsi, des enfants de CE2 peuvent venir travailler avec les CM1 sur des exercices de mathématiques, se répartissant dans les équipes déjà constituées. Inversement, des élèves de CM1 peuvent aller en classe de CE2 pour reprendre une notion mal comprise; ils peuvent aussi aller aider des enfants de CM2, par exemple pour leur expliquer comment faire la division à deux chiffres. Selon l’institutrice, quand un enfant a un problème dans une classe, il peut se faire aider dans une autre, cela permet de “dédramatiser”, de “relativiser ses difficultés”.

Régulièrement, les élèves de CP/CE1 se font aider en informatique par des enfants de CM1: un “grand” accompagne à chaque fois un “petit” qui tape son texte libre sur un traitement de texte 1787 , ce qui ne va pas sans difficultés, provoquant une réunion à l’initiative de l’institutrice de CP/CE1:

(19.01.96)

  • Tous les enfants sont réunis dans le petit théâtre de l’école, avec les deux enseignantes. Les élèves de CP/CE1 se sont réunis préalablement avec leur maîtresse pour faire le point et pour préparer leur entrevue avec les CM1.
  • L'institutrice des CP/CE1: “J’ai quelques remarques à faire, mais c’est pas pour vous dire que ce que vous faites les CM1, c’est négatif, mais c’est que la classe a quelques remarques pour améliorer” . Elle demande ensuite aux “petits” de lever le doigt pour “dire ce qu’ils ont à dire, sans en rajouter par rapport à la dernière fois”. Un garçon se plaint que le CM1 qui s’était occupé de lui au début l’a délaissé pour s’intéresser à un autre élève. Un garçon trouve que les “grands” de CM1 font trop de bruit et enfin un élève proteste car les “grands” ne le laissent pas taper sur l’ordinateur.
  • Seule la dernière proposition va donner lieu à un grand débat: les deux institutrices la reprennent et laissent les autres récriminations de côté. L’institutrice des “petits” explique que lorsqu’elle veut apprendre aux élèves à faire du vélo, cela ne sert à rien qu’elle en fasse devant eux, il vaut mieux qu’ils essaient eux-mêmes. La discussion aboutit à la conclusion qu’il faut laisser faire les enfants de CP/CE1, mais qu’il faut leur apprendre avant où sont situées les lettres du clavier et leur montrer comment corriger un mot sans être obligé d’effacer tout le texte.

Cette confrontation entre “petits” et “grands” est jugée formatrice par l'enseignante de CM1,“parce que le petit il est pas forcément bête, y’a un mépris quand même de la part des grands comme des petits, qu’on essaie de faire disparaître par la pratique, par la vie ensemble” . La réunion convoquée ici reprend la question fondamentale de la manière d’apprendre les savoirs, conçue comme une démarche active de la pédagogie Freinet et on se rend compte à cette occasion de la difficulté pour nombre d’élèves de CM1 à se conformer à ces pratiques pédagogiques, comme nous avons pu l'observer dans les pratiques de parrainage de la configuration de la Maison des Trois Espaces 1788 . Au cours de leurs entretiens, certains enfants de CM1 ne soulignent pas leur rôle pédagogique dans l’aide apportée aux petits, réduisant leur participation à une fonction de surveillance: par exemple, Bertrand explique qu’”on aide des petits CP à l’informatique parce qu’ils n’ont pas le droit d’y aller tous seuls” . Dans le travail en décloisonnement, le rôle des élèves est assimilable à celui d’un “moniteur”, en ce qu’il prend pour un temps le rôle de l’institutrice dans ses fonctions enseignantes, mais également dans ses fonctions évaluatrices puisque les CM1 qui aident les CP/CE1 en informatique ont un tableau d’évaluation où ils indiquent par exemple si l’enfant sait se servir de l’imprimante.

Fréquemment, les “grands” de CM1 lisent un conte aux élèves de CP:

(19.01.96)

  • (8h30) Les deux classes sont réunies dans le petit théâtre de l’école. Les élèves de CP ayant demandé un conte avec un objet magique, les enfants de CM1 ont choisi “La flûte magique”. Le conte est long (une demi-heure) et les élèves finissent par s’agiter. L’institutrice les rappelle à l’ordre trois fois, d'un ton calme, contrôlé et peu élevé (elle dit par exemple “Allez, vous vous reprenez au niveau de l’attention!”). Elle déplace deux enfants, puis comme ils continuent à s’exciter, elle demande à un troisième élève de “se mettre entre les deux, parce qu’ils pètent les plombs”. Elle vérifie à deux reprises que le groupe d’enfants écoute bien l’histoire, en posant des questions.
  • A la fin de la lecture, l’institutrice demande aux enfants: “Alors, qu’est-ce que vous en avez pensé, du conte? Ceux qui ont lu, donnez la parole!” . Un garçon trouve que le conte était trop long et qu’il était mal lu. Une fille trouve que c’était dur, car il fallait se rappeler du début, au fur et à mesure que le conte avançait. L’institutrice ne fait pas de remarque, sauf qu’il faudrait voir en réunion de coopérative comment faire pour expliquer les mots difficiles du conte <...>
  • (9h05) De retour en classe de CM1, les enfants s’installent en mélangeant CP et CM. L’institutrice réexplique le conte et demande aux enfant de bien écouter la fin, car elle permet de comprendre toute l’histoire. Les élèves de CM1 doivent résumer l’histoire pendant que les élèves de CP la dessinent. L’institutrice écrit des mots au tableau, pour aider les CM1 dans leur écriture.

Cette observation amène principalement deux remarques, qu’on pourrait étendre à d’autres séances de conte. D’une part, même si le rôle de ces lectures est en partie “affectif” pour rapprocher les enfants de différents âges 1789 et que cette affectivité est un moteur pour l’apprentissage, l’enseignante renforce la finalité scolaire de cette rencontre: elle pose des questions en cours de lecture (pour vérifier que les enfants comprennent et qu’ils suivent) et elle leur demande de représenter ce qu’ils ont compris en dessinant (CP) ou en rédigeant un résumé (CM1). Le même conte sert de base à deux travaux scolaires différents. D’autre part, elle fait une évaluation “à chaud” de la manière dont le conte a été lu, tous (lecteurs comme auditeurs) peuvent donner leur avis et elle envisage de réfléchir avec les enfants à la façon d’améliorer la lecture (lors d’une réunion de coopérative).

Par ailleurs, l’aide entre enfants au sein de la classe de CM1 observée est une pratique répandue, parfois systématisée par l’institutrice qui écrit au tableau les enfants qui sont “en aide”, c’est à dire susceptibles (car ils maîtrisent une notion, ils ont compris une méthode, une technique) d’apporter une aide à d’autres élèves, devenant ainsi pour un temps une sorte de “moniteur”, comme le souligne très bien Florentine (excellents) qui trouve qu’il est très difficile d’apprendre aux autres enfants, “parce que ça fait comme une deuxième maîtresse”. Plus ponctuellement et sans dresser une liste des élèves susceptibles d’apporter de l’aide, l’enseignante peut demander à un enfant de s’occuper d’un autre, ou bien elle fait appel aux bonnes volontés. Fréquemment, l’institutrice rappelle les modalités de cette aide, en disant par exemple un jour à Bertrand: “Yotam, il en est aux règles. J’aimerais que tu en discutes avec lui, sans trop lui dire” (il s’agit d’exercices de grammaire sur les compléments).

Notes
1780.

idem, pp.166 et 167

1781.

Chaque équipe a en chargeune responsabilité de la classe par semaine (dont le conseil): organisation/ sport; BCD; textes/tableau de correspondance; JS; correspondants; facteurs/délégués; jardin; animal; coopérative de classe.

1782.

Les entretiens avec les élèves révèlent (ce qui n’est pas surprenant) que les enfants choisissent d’abord leurs camarades et qu’ils ne se soucient pas de savoir s’ils pourront réellement travailler avec eux. Par exemple Carine (moyens) explique“moi, je mets les meilleures copines dans mon équipe, pas pour travailler!”.

1783.

Analysée dans le cadre de notre mémoire de maîtrise: La pédagogie Freinet, une "école pour le peuple?", Université Lyon II, sous la direction de R.Bernard, B.Lahire et D.Thin, 1990/91

1784.

Pour donner quelques exemples, elle va voir une équipe qu’elle surveille depuis longtemps et dit aux enfants: “Je comprends pas pourquoi y’en a deux qui pioncent”; elle reprend une fille: “Catherine, t’es quand même pas en train de parler de c’que t’es allée voir hier au cinéma!!”; elle stoppe deux garçons qui jouent au lieu de travailler.

1785.

Le cumul de plusieurs niveaux dans une même classe lui paraît trop fastidieux à gérer.

1786.

Les délégués se sont réunis et ont décidé que les CP s’occuperaient des dents, les CP/CE1 des sens, les CE1/CE2 de la vue, les CE2 de la digestion et de la circulation, les CM1 du corps humain dans l’art et les CM1/CM2 du corps humain en sport.

1787.

Chaque élève de CM1 a la charge d’un enfant de CP pour trois semaines, puis d’autres binômes CP/CM1 sont constitués. L’aide des élèves consiste essentiellement à montrer comment arriver au traitement de texte, effacer des lettres ou des mots, se servir du clavier, enregistrer, imprimer et copier sur disquette.

1788.

Voir infra la partie IV,1,b: "Le parrainage"

1789.

“c’est aussi une gestion d’une certaine différence par une certaine affectivité parce que les grands adorent raconter des histoires aux petits, c’est quelque chose pour lequel il y a une charge affective et donc ça porte l’apprentissage par la charge affective” (institutrice)