5- L’attention, le rapport à soi et le maintien du corps

Insister sur la vie communautaire ne signifie pas que dans la configuration C.Freinet, l’attention n’est jamais portée sur la dimension spécifique de l'individu. Le “carnet secret” qui permet selon l’institutrice de diversifier les supports et les types d’écriture est un exemple de cette considération à l’égard de l’intimité et de l’individualité: “c’est quelque chose qui est tabou, qui ne doit pas être regardé par d’autres <...> Et je leur ai proposé un espèce de contrat, c’est que si à la fin de l’année, ils ont envie de socialiser certains écrits au bout de six mois, ça pourrait faire l’objet d’un journal scolaire spécial <<Nous ouvrons nos carnets secrets>>, s’ils en ont envie <elle insiste sur la dernière partie de la phrase>“ . L’enseignante a par ailleurs interdit aux parents d’aller voir dans les carnets de leurs enfants (mais selon elle, certains ne respectent pas l’intimité de leur enfant et vont lire ce qu’il a écrit).

Ensuite, nous l’avons déjà souligné, l’institutrice attache une grande importance à la connaissance individuelle des enfants, concernant leur manière d’apprendre, de résoudre des problèmes 1790 , de se comporter et elle s’appuie souvent sur des interprétations psychologiques individuelles du comportement des élèves, comme par exemple lorsqu’elle cherche à expliquer un comportement indiscipliné: “Indiscipliné, chahuteur, hein, sur les livrets scolaires c’est comme ça, c’est souvent un comportement qui cache des choses d’une souffrance, d’une non-intégration, etc...pour moi un enfant qui est indiscipliné, c’est un enfant auquel il faut faire attention, parce qu’il soulève des choses. Il nous pose problème et donc je vais l’entendre, entendre les actes divergents qu’il a” 1791 . La connaissance individuelle des enfants, l’institutrice l’acquiert notamment par l’entretien qui permet de cerner la personnalité de chaque élève et de prendre conscience des événements de sa vie, de manière à pouvoir intervenir de manière différenciée et circonstanciée auprès de chaque élève: “L’entretien est une séquence où l’enseignant apprend beaucoup sur chaque enfant: sa personnalité, sa vie, ses niveaux de connaissance” 1792 .

La conception de l’institutrice à l’égard des déplacements est révélatrice de son approche psychologique individuelle d’un certain nombre de comportements. Dans sa classe, l’enseignante n’interdit jamais les déplacements, sauf lorsqu’une personne (un élève ou elle-même) est en train d’exposer ou d’expliquer quelque chose, et exception faite aussi pour certains enfants qui sont particulièrement dynamiques. Pour gérer les déplacements à l’extérieur de la salle, l’enseignante avait mis au point antérieurement (cinq ans auparavant) un système de feux régulant les allers et venues à la BCD. Ce système (trois lampes rouges et trois lampes vertes), qui ne fonctionne plus l’année où nous observons, indiquait le nombre d’enfants en train de lire ou d’emprunter à la BCD et le nombre de places disponibles: une lampe rouge allumée signalait qu’un élève lisait dans la BCD; une lampe verte allumée, qu’un élève empruntait et lorsque les six lampes brillaient, plus aucun élève ne pouvait aller à la BCD. L’année où nous observons, la classe a manqué avoir un débat sur l’adoption d’un système de panneau indiquant qu’un enfant est déjà aux toilettes de manière à ce que les élèves puissent sortir, chacun à leur tour, sans être obligé de demander l’autorisation à la maîtresse.

Nous avions observé à l’école Anatole France 1793 , un fonctionnement avec des feux rouge et vert signalant aux élèves la possibilité ou l’interdiction de sortir de la classe (ce qui ne laissait qu’un enfant dehors à chaque fois). Mais dans la configuration C.Freinet, la discussion n’a finalement pas eu lieu et l’enseignante trouve que c’est mieux ainsi, car cela lui permet de contrôler elle-même les sorties de la classe, qu’elle trouve souvent significatives d’autre chose que d’aller aux WC: “quand y’a un apprentissage nouveau, y’a beaucoup d’enfants qui se lèvent et qui ont envie d’aller faire pipi <...> j’ai envie de leur dire <<non>>, c’est mon rôle, <<non, reste, on est en train de faire quelque chose d’important, mais 10 minutes après, tu peux y aller <...> c’est un peu dur parce qu’en même temps, avoir envie de faire pipi, y’a rien de plus biologique, mais en fait souvent, c’est pas biologique, ça veut dire autre chose”. En somme, l’inscription des règles dans une matérialité et un espace signalétiques ont peu d’intérêt dans la configuration C.Freinet où l’enseignante voit dans les déplacements l’indicateur possible d’une fuite de l’élève face à une difficulté d’apprentissage: la justification du contrôle des élèves pour aller aux toilettes n’est plus moralisatrice 1794 , elle ne repose pas non plus sur une signalétique qui rendrait les enfants indépendants de l’avis immédiat de l’enseignante, elle est basée sur des interprétations psychologiques.

Par ailleurs, même si le mode d’organisation dominant de la configuration C.Freinet est collectif, cela n’empêche pas l’institutrice d’avoir un mode d’intervention plus individuel, parfois très direct, pour réguler les comportements:

CM1 (19.01.96)

CM1 (22.01.96)

CM1 (23.01.96)

Dans ses rappels à l’ordre individuels, l’institutrice insiste sur l’attention et la concentration, notamment à certains moments-clefs comme lorsque les élèves viennent lire leurs textes libres (où elle exhorte les enfants au calme et à l'arrêt de mouvements en disant par exemple: “Tout le monde est assis sur ses deux fesses, vous écoutez, on ne bouge pas!”) ou bien lorsque les enfants reviennent de récréation (en disant par exemple: "Est-ce que vous voulez vous taire maintenant? Vraiment! Il faut vous taire dans votre tête pour vous reposer...Plus un bruit maintenant!"). Comme dans la configuration Guilloux 1796 , l'enseignante utilise des techniques de décontraction pour calmer l’ensemble de la classe, notamment avant de passer à d'autres apprentissages:

CM1 (19.01.96)

CM1 (2.02.96)

Notes
1790.

Elle remarque par exemple que les élèves qui sont plus visuels ont tendance à davantage utiliser la multiplication que les enfants auditifs, qui vont avoir besoin de décomposer en passant par les additions.

1791.

Elle souligne tout de suite après que “ce serait un peu Noël si j’arrivais à être comme ça tout l’temps, mais je crois que c’est comme ça qu’il faudrait être. On n’y arrive pas tout le temps, hein! Des fois je gronde vertement un enfant dont en fait je m’aperçois que il aurait mieux fallu l’écouter”.

1792.

Pédagogie coopérative. L'entretien, école C.Freinet, 1990/91

1793.

Dans le cadre de notre mémoire de maîtrise: La pédagogie Freinet, une "école pour le peuple?", Université Lyon II, sous la direction de R.Bernard, B.Lahire et D.Thin, 1990/91

1794.

Contrairement par exemple à la surveillance des “lieux d’aisance” exercée par le maître des écoles mutuelles selon M.Lainé (Les constructions scolaires en France, PUF, collection l’éducateur, Paris, 1996, pp.78 et 79)

1795.

Elle fait allusion à l’entretien.

1796.

Voir infra la partie II,2 de cette configuration: "Optimaliser le rendement de la réception par un travail sur la concentration et l'attention". On trouve également, mais de manière moins fréquente, des pratiques de décontraction dans les configuration J.Giono (voir infra la partie II,5,b: "Les rondes et danses") et Tom Pouce (voir infra la partie V,2,b: "L'expérience répétée d'une exigence de maintien corporel").