VI- Les représentations enfantines des relations de pouvoir avec l'institutrice

1- Le thème majeur des rapports de pouvoir et de domination

L’institutrice est très sensible aux rapports de pouvoir et à l’imposition d’un ordre, d’une décision contre la raison et la volonté de l’enfant. Elle incite toujours les élèves à trouver “d’eux-mêmes” quand on peut se déplacer et quand on ne le doit pas, ce qu’il faut faire dans une responsabilité, quel est le meilleur planning pour la semaine prochaine, comment améliorer des comportements inadéquats avec les “décisions-engagements”. Selon l’OCCE auquel adhère l’institutrice, la réunion de coopérative exige la nomination d’un trésorier responsable, mais l’enseignante ne veut pas adopter ce fonctionnement qui présente l’inconvénient de distribuer des rôles avec le risque de “dérives du petit bras droit de l’instit qui sait alors que les autres ne savent pas”(institutrice). Par ailleurs, elle considère que les élèves sont en formation, qu’ils doivent apprendre à donner la parole dans une réunion, ce qu’ils ne savent pas vraiment faire (“j’pense que c’est une compétence, savoir donner la parole, savoir essayer d’organiser une réunion” ) et que par conséquent, les élèves d’une équipe responsable de la réunion de coopérative doivent se succéder dans la fonction de président (qui reste par contre le même tout au long d’une séance). L’institutrice ne se fait pas d’illusion sur les capacités d’un groupe d’enfants à pouvoir se gérer seuls et à organiser une réunion de coopérative sans l’aide et la présence d’un enseignant: “sans l’adulte, ça ne peut pas fonctionner, ça j’en suis intimement convaincue, c’est à dire que j’ai pas du tout d’illusion sur le fait que si je m’en vais demain, à la réunion de coopé, je ne pense pas que ça pourra bien se gérer, et c’est normal, j’pense que les enfants sont des enfants, donc leur attribuer un rôle, comme ça, j’trouve que c’est gênant”.

L’institutrice s’interroge constamment sur ses pratiques, pour savoir si ses relations avec les enfants n’induisent pas un rapport de pouvoir abusif, ne signifient pas une directivité trop importante. Ainsi lorsqu’il lui arrive de demander à un enfant de faire quelque chose qui n’était pas prévu dans une responsabilité, l’enseignante se culpabilise énormément car c’est la preuve selon elle d’un abus de pouvoir anormal sur l’élève:”Ce qu’i faut pas, c’est que l’équipe devienne simplement exécutante...l’exécutante matérielle d’un projet adulte. Ca aussi c’est un enjeu, c’est certain...ben là par exemple ce matin, j’ai sollicité l’équipe du JS <journal scolaire> en disant attention, je sais pas combien y’en a eu de vendus, mais j’essaie de faire en sorte que ce soit eux qui prennent l’initiative notamment à l’entretien, juste je souligne qu’il faut le faire, parce que sinon...on abuse”.

Par ailleurs, l’enseignante très préoccupée par ses relations d’autorité avec les élèves, “s’auto-accuse” fréquemment de ne pas être capable de “lâcher” du pouvoir en donnant plus de responsabilités aux enfants. Par exemple, elle se culpabilise de ne pas arriver à laisser les élèves effacer le tableau (contrairement à d’autres collègues qu’elle trouve “beaucoup plus cadrés sur ce point-là”) alors que “tout ça est vachement important, parce que tout ça est lié au pouvoir , parce que c’est un pouvoir d’effacer le tableau”. Elle attribue ses “difficultés” à sa “personnalité”, “parce que je fais un peu de rétention à ce niveau-là...c’est à dire que...oui, c’est un peu ça, et j’arrive pas bien à...à être plus claire sur les aspects matériels, tout en étant consciente que c’est un enjeu et tout en étant fragile moi, par rapport à cet enjeu” . Les élèves se plaignent effectivement de ne jamais pouvoir effacer le tableau: à l'entretien plusieurs enfants nous parlent de cette difficulté pour les responsables de l'organisation, comme par exemple Joëlle: "ils changent l’eau du tableau, ils lavent pas beaucoup, c’est la maîtresse qui lave en général” et dans un compte-rendu de réunion de coopérative, on peut lire que “la maîtresse doit mettre une croix quand le responsable doit effacer le tableau”.

Nous ayant questionnée sur les autres écoles rencontrées pour notre recherche, l’enseignante fait un parallèle entre ses pratiques et celles de l’école Tom Pouce concernant la gestion du matériel:“Et l’organisation, c’est quelque chose qu’ils adorent et c’est vrai que par rapport à ce que tu disais sur Montessori, j’crois qu’on est un peu déficient par rapport à ça 1797, moi c’est un truc que je ressens de plus en plus d’ailleurs, qu’en fait je ne suis pas assez claire sur les lieux, les rangements, l’institutionnalisation de certaines choses matérielles, enfin y’en a, ils ont des casiers collectifs, ils savent où sont les dictionnaires, y’a un casier pour Freinet <qui rassemble les documents pour le travail qu’ils effectuent sur Freinet>, donc j’essaie d’institutionnaliser les lieux...je pense que pour une partie ça serait utile, parce que je m’aperçois que pour les enfants, c’est cadrant, c’est rassurant, ils aiment les choses matérielles, ils aiment savoir qu’y’a une règle pour effacer le tableau, moi ça me semble tellement sans intérêt quoi, et en fait ils aiment savoir que ça s’est passé, il faut le barrer, ils me l’ont rappelé l’autre fois en réunion notamment. Et je me rends compte que là j’ai quelque chose à puiser pour un certain cadrage, un peu plus rituel, un peu plus d’habitudes fortes au niveau matériel”. Dans son discours, l’institutrice s’approprie d’une certaine manière ce qu’elle pense être les pratiques pédagogiques d’une école Montessori, mais en fonction de ses convictions et des éléments propres à sa configuration. Ainsi, elle utilise souvent le mot “institutionnalisation” qui ne nous paraît pas du tout être une caractéristique de la configuration Tom Pouce, mais bien plutôt un élément constitutif des configurations C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces. Elle parle du matériel en termes de relations de pouvoir, de respect des règles, alors que dans la configuration Tom Pouce, le rapport au matériel nous semble davantage caractérisé par l’acquisition d’une disposition de soi à travers la mise en ordre rationnelle et esthétique du monde environnant 1798 . Contrairement à l’institutrice de C.Freinet, l’enseignante de Tom Pouce ne semble absolument pas préoccupée par l’idée de demander à un élève de faire une tâche dans la classe, et cette sollicitation n’apparaît pas du tout “choquante” dans une configuration où le rapport au matériel s’inscrit dans une autre logique que celle plus tournée vers la question des “rapports de pouvoir” caractéristique de la configuration C.Freinet.

Ainsi, cette sensibilité de l’institutrice C.Freinet aux rapports de domination et aux relations de pouvoir enseignant/enseigné nous semble vraiment révélatrice d’une dimension importante de la configuration C.Freinet où l’élève est incité à avoir une démarche active, concernée par ses apprentissages et par la vie de la classe, une attitude critique et attentive qui suppose chez l’enfant essentiellement deux convictions: premièrement, la certitude qu’il peut (c’est à dire qu’il a le droit et la capacité de) remettre en question, de porter un jugement dans l’univers scolaire (et la conviction que lui personnellement peut le faire); deuxièmement, la confiance dans l’idée qu’il sera écouté et qu’il aura réellement le pouvoir de faire évoluer la situation scolaire (en éliminant ou en proposant des éléments nouveaux). Or on peut penser que les élèves qui maîtrisent le plus mal la situation scolaire dans laquelle ils ne se sentent pas à l’aise, ne se trouvent pas dans une relation de confiance et/ou ne sont pas persuadés qu’il relève de leur rôle de modifier des éléments de la vie scolaire, sont ceux aussi qui se “désengagent”, qui interviennent le moins concernant la situation scolaire (les enfants qui pensent qu’il ne faut pas trop en dire parce qu’ils risquent d’avoir des problèmes ou bien qui pensent que ce qu’ils disent ne sera de toute façon pas pris en compte), entretenant une relation très passive et peu “responsable” eu égard aux caractéristiques de la configuration C.Freinet.

Nous avons fait l’hypothèse, de manière similaire à notre analyse de la configuration de la Maison des Trois Espaces, que les élèves “en difficultés” scolaires doivent se sentir mal à l’aise dans la situation (parce qu’ils sont en échec et/ou ils sont en échec parce qu’ils sont mal à l’aise) et qu’il leur est plus difficile d’avoir une attitude critique par rapport à la situation scolaire. C’est ce que nous voudrions vérifier en interprétant les extraits d’entretiens passés avec les enfants: est-ce qu’on remarque des différences entre les enfants en fonction de leurs performances scolaires, concernant les représentations enfantines des relations de pouvoir? Est-ce qu’ils se décrivent comme acteur ayant du pouvoir dans certaines situations scolaires  ou bien accordent-ils une importance exagérée à l’autorité de l’enseignante, compte tenu de ce que nous a révélée l’analyse de nos observations et des multiples échanges avec l’institutrice? Pour vérifier s’il existe une relation entre la manière de percevoir les relations avec l’institutrice et les performances scolaires de l’enfant, nous avons comparé les réactions des élèves “en réussite” et “en difficultés” sur un certain nombre de domaines tels que l’élaboration du planning, la participation à la réunion de coopérative et à l’écriture des décisions-engagements qui permettent d’appréhender quelle est la représentation de leur implication, de leur éventuel “pouvoir” sur la vie scolaire en train de se faire.

Un deuxième aspect qui est lié aux représentations de pouvoir avec la maîtresse rejoint un point que nous avions analysé dans la configuration de la Maison des Trois Espaces, à savoir la capacité à s'extraire des particularismes attachés aux situations, aux objets et aux gestes précis afin de pouvoir appliquer en d’autres circonstances des principes et des lois de fonctionnement. En analysant les réponses des élèves de la configuration C.Freinet relatives aux lois de la classe, nous nous sommes rendu compte combien on ne peut pas différencier les enfants en fonction de leurs performances scolaires et nous avions avancé l’interprétation que les lois étaient de toute façon déjà transposées dans des applications pratiques et des finalités immédiates (exemples donnés par la maîtresse, actualisation constante dans les décisions-engagements et à travers les discussions menées en réunion de coopérative). Par contre, nous pouvons vérifier cette hypothèse sur les responsabilités (que nous avions déjà utilisées comme “indicateur” dans la configuration de la Maison des Trois Espaces) ainsi que sur des éléments tels que le plan de travail et le livre de vie.

Notes
1797.

Il faut préciser que lors de nos rencontres avec l’institutrice (comme avec les autres enseignants), nous n’avons jamais poussé la comparaison entre les fonctionnements des écoles visitées, et encore moins émis de jugements de valeur.

1798.

Voir infra la partie IV,2 de cette configuration: "Le travail comme transformation et médiation entre la conscience de soi et le monde"