Conclusion générale

Rappelons d'abord que ce travail avait pour objectif l'analyse sociologique des modalités d'imposition de l'ordre scolaire moderne à l'école primaire. Il ne s'agissait donc pas pour nous de s'attacher directement à l'interprétation sociologique des comportements indisciplinés des élèves (même si nous espérons contribuer indirectement à leur compréhension). Cet objectif nous a conduit à poursuivre deux directions au sein de notre travail, indissociablement liées dans les approches théoriques et méthodologiques, même si elles sont présentées en deux parties pour les besoins de l'exposition: la définition sociologique de la "discipline scolaire" et l'interprétation de la variabilité dans les manières d'imposer l'ordre à l'école, notamment à partir des formes "nouvelles" de pédagogie. Pour autant, nous n'avons jamais eu l'ambition de décrire l'intégralité des pratiques pédagogiques à l'école primaire, mais beaucoup plus modestement de comprendre à partir de cinq configurations certaines combinaisons des modalités d'imposition de l'ordre scolaire et les différentes relations de pouvoir enseignant-enseigné qui en découlent. Ces configurations nous ont permis de considérer conjointement les formes pédagogiques de relation maître-élève et des éléments d'interprétation plus larges que ceux engagés le plus visiblement dans les situations observées: les données relatives à l'établissement, les caractéristiques des élèves (notamment leurs origines sociales), les réflexions pédagogiques engagées dans les pratiques des enseignants, les dimensions inhérentes à la construction de la forme scolaire.

L'ensemble de notre travail s'est efforcé de montrer que la discipline, même dans les écoles "nouvelles" fait partie intégrante du mode scolaire de socialisation à l'école primaire, apparaissant comme la dimension contraignante de la forme scolaire dont elle caractérise le mode d'exercice du pouvoir dans le rapport pédagogique. La discipline scolaire n'est donc pas seulement un ensemble de moyens "naturellement" indispensables au maintien des enfants dans des conditions propres à leur faciliter l'apprentissage scolaire et dont les punitions/récompenses, les règlements scolaires, les rappels à l'ordre oraux de l'enseignant ne constituent que la partie la plus directement visible: la dimension contraignante de la forme scolaire apparaît à des endroits où on ne s'y attendrait pas, nous obligeant conséquemment à considérer tant méthodologiquement que théoriquement l'ensemble de l'acte pédagogique sans pouvoir extraire artificiellement des données qui ne concerneraient que la "discipline".

La relation pédagogique apparaît ainsi comme une forme de relation spécifique à autrui (l'instituteur, les autres enfants) et au monde (organisation spatiale et temporelle, travail/jeu, matériel...), relation à l'intérieur de laquelle apparaît de manière transversale la dimension contraignante de la forme scolaire que nous avons analysée compte tenu d'éléments en partie dissociés pour les besoins de l'exposition, mais qui restent étroitement intriqués dans l'analyse de chaque configuration. Ces éléments prennent plus ou moins d'importance et s'inscrivent selon des formes et des significations différentes à l'intérieur de chaque configuration, soumettant l'enfant à une forme d'exercice du pouvoir spécifique qui traverse l'ensemble de son expérience d'élève au sein de la relation pédagogique: dans la dimension spatiale (principes de déplacement, critères de placement à l'intérieur de la classe, organisation spatiale de la classe et de l'école), dans la dimension temporelle (emplois du temps, rythme des travaux scolaires), dans la dimension corporelle (manière de s'asseoir, de mouvoir son corps, d'ordonner ses vêtements, répétition de gestes, obéissance à des signaux), dans la dimension relationnelle (manière de s'adresser à l'enseignant et aux élèves, régulation des comportements par des échanges verbaux, par des repères matériels, des signaux) et dans l'insertion active de l'enfant au sein du monde environnant (rangement et entretien de la classe, nature et forme du travail scolaire à effectuer, évaluations des performances scolaires). Lorsque l'élève parvient à s'inscrire dans une configuration (c'est à dire quand elle prend sens pour lui), il apprend aussi à être discipliné selon certaines modalités d'exercice du pouvoir qui ne sont plus nécessairement ni uniquement à rappeler sous forme de règlements, de punitions ou de rappels à l'ordre.

L'investigation menée dans le cadre de notre travail nous laisse à penser qu'au-delà des cinq configurations analysées, la forme scolaire se caractérise de manière générale par une dimension contraignante, et que vouloir insérer l'élève dans un mode de socialisation scolaire en ôtant tout caractère disciplinaire relève d'utopies, sauf à reconsidérer entièrement la relation sociale aux principes de la forme scolaire d'apprentissage, ce qui conduirait à un autre mode de socialisation. Au moment d'écrire une telle conclusion nous avons conscience des effets qu'elle risque de produire, alimentant les critiques émises parfois à l'encontre des sociologues qui peuvent laisser l'impression de se retrancher dans leur tour d'ivoire, analysant "de loin", sans s'impliquer, des relations sociales et leurs problèmes. Nombre de pédagogues, d'instituteurs, qui cherchent des solutions pour enseigner "sans discipline" 1803 peuvent ainsi trouver déconcertante et désespérante notre interprétation, la considérant comme une remise en cause gratuite de certaines idéologies engagées sur le terrain des pratiques pédagogiques. Il n'est pas besoin de rappeler que la sociologie, proche en cela de la psychanalyse, contient des effets de dévoilement des choses cachées, de rupture avec les évidences et le sens commun 1804 et "avec les croyances fondamentales du corps des professionnels" 1805 conduisant à un certain "désenchantement".

Les travaux de P.Bourdieu et J.C Passeron ont mis en valeur le discours mystificateur de l'égalité des chances à l'école et le travail de légitimation qu'elle opère, transformant le privilège de la naissance en mérite scolaire: les enseignants et l'opinion semblent avoir retenu de la Reproduction essentiellement "une dénonciation globale de l'école et de la culture, outils de légitimation et de reproduction des inégalités sociales" 1806 . Cependant, l'impact que peuvent avoir nos interprétations sociologiques sur les instituteurs nous semble devoir être relativisé, d'une part bien sûr parce que notre travail n'a pas la prétention de connaître l'ampleur de la diffusion des travaux de P.Bourdieu et J.C Passeron et d'autre part parce qu'il convient sans doute d'apprécier à sa juste valeur la connaissance que peut avoir le milieu enseignant en général des travaux sociologiques. J.P Bourgeois analysant la manière dont les instituteurs perçoivent l'échec scolaire souligne combien "la diffusion des publications de sociologie de l'éducation a eu peu d'écho auprès des instituteurs interrogés: moins de la moitié d'entre eux déclarent avoir eu quelques informations de type sociologique <...> en ce qui concerne les livres, la littérature psychologique et pédagogique en vogue à l'époque de l'enquête (F.Dolto, M.Mannoni, A.S Neil par exemple) est plus souvent citée que les références sociologiques les plus connues (les ouvrages de Baudelot et Establet ou de Bourdieu et Passeron par exemple n'apparaissent qu'exceptionnellement)" 1807 .

Par ailleurs, la perspective comparatiste adoptée pour analyser nos cinq configurations ne doit pas laisser penser que nous avons procédé à une évaluation des pratiques pédagogiques rencontrées. Un travail sociologique sur la discipline scolaire provoque une demande légitime de la part des enseignants, ainsi que nous avons pu le constater lors de notre investigation de terrain où il est apparu que notre objet était encore un sujet sensible d'actualité. Pour autant, un jugement sur la "nécessité" ou non de la discipline, sur "l'absurdité" ou non de l'utilisation des punitions et un classement des différentes modalités d'imposer l'ordre scolaire ne nous paraissent pas être de notre ressort: le sociologue doit s'efforcer de décrire, de donner des instruments de compréhension de la réalité sociale. L'analyse de nos configurations souligne bien ce qu'engagerait une évaluation des pratiques pédagogiques en termes de prises de position: outre qu'il faudrait tenir compte du public scolarisé (milieux sociaux, élèves désignés comme "instables" dont les parents ont cherché une école plus "adaptée"), il s'agirait de désigner les objectifs assignés à la scolarisation, en termes de savoirs, de compétences et d'aptitudes que doit avoir un élève en sortant de l'école primaire. Cette réflexion implique un positionnement politique sur l'être à former (quelle forme d'éducation pour quelle forme de société) et il appartient à d'autres (notamment les pédagogues, certains responsables politiques) de se prononcer sur les choix de l'action éducative quotidienne à l'école dans laquelle sont engagées des valeurs, des convictions qui outrepassent notre investigation sociologique, mais que celle-ci peut prendre pour objet. Il serait donc vain de chercher dans notre travail une apologie de telle ou telle pratique "novatrice" contre l'école traditionnelle, ni à l'inverse une défense nostalgique des "valeurs anciennes" de l'ordre scolaire.

En même temps, nous ne pouvons ignorer que la problématique à l'origine de notre recherche s'enracine dans un questionnement réel auquel sont confrontés les instituteurs, générant des enjeux desquels nous ne pouvons complètement nous abstraire. Si nous restons persuadée que sur un sujet comme le nôtre, il n'appartient pas au sociologue de trouver les réponses pédagogiques et politiques aux problèmes de discipline et aux valeurs qui s'agit de viser dans l'être à former, il nous semble par contre que notre travail peut contribuer à apporter des éléments de réflexion, à poser les questions différemment en vue de futures applications. Le travail sociologique implique une mise à distance des interrogations de sens commun, un temps nécessaire à l'élaboration d'une démarche éloignée de l'urgence et de la pression des "acteurs du terrain" en recherche de solutions, mais il nous semble que le sociologue ne peut pas rester complètement hermétique aux enjeux dont il participe, ne serait-ce que parce qu'il choisit un sujet tel que la discipline scolaire et qu'il produit du savoir sur la question.

Nous avons montré dans notre travail que la discipline fait partie intégrante du mode de socialisation scolaire. Mais cette dimension contraignante qui caractérise de manière transversale le rapport pédagogique prend des significations variables en fonction des configurations analysées, insérant l'élève dans des formes d'exercices du pouvoir différentes, même si on peut les caractériser globalement comme la soumission aux règles impersonnelles. Autrement dit, il existerait une pluralité de façons d'assujettir l'enfant dans le mode de socialisation scolaire, diversité dont nous avons essayé de rendre compte par l'analyse des modalités d'imposition de l'ordre scolaire, à partir notamment des variantes de la forme scolaire (règle imposée, expliquée, négociée). Si aucune de ces variantes ne permet de caractériser de manière exclusive chaque configuration observée et inversement si aucune variante n'est complètement absente d'une configuration, nous pouvons dire par contre que le mode d'imposition de l'ordre scolaire valorise chaque fois une ou deux variantes: J.Giono insiste le plus sur la règle imposée de l'extérieur; Guilloux et Tom Pouce s'appuient sur la règle imposée mais aussi sur une forme plus raisonnée; la Maison des Trois Espaces et C.Freinet mettent l'accent sur la forme raisonnée et négociée de la règle. Une telle synthèse, si elle a le mérite de mettre en valeur les dimensions des formes d'imposition de la règle à l'intérieur de chacune des configurations, ne doit pas gommer pour autant la diversité des modalités par lesquelles chacune des configurations acquiert tout son sens, diversité que nous nous sommes efforcée de souligner tout au long de notre travail.

En essayant de comprendre par quels moyens les relations pédagogiques construisent différemment chez les élèves des dispositions sociales à se soumettre à une forme de pouvoir, nous avons été amenée à dresser des idéaux-types, modèles soulignant les caractéristiques visées chez l'élève dans chacune des configurations analysées. Outre le fait qu'aucun élève ne se retrouve totalement dans chaque portrait idéal-typique (qui reste une construction théorique pour rendre compte sociologiquement de la réalité observée), il est apparu qu'il existe plusieurs manières d'être en conformité ou non dans chaque configuration. Pour autant, il semblerait que certains profils d'élèves s'ajustent mieux à certaines configurations et nous avons pointé des cas d'enfants qui seraient sans doute mieux insérés dans d'autres configurations ou qui au contraire ne pourraient pas s'y adapter. Autrement dit, il semblerait qu'aucune des configurations observées ne soit idéale pour tous les élèves et que chaque enfant s'intègre et se retrouve plus ou moins bien dans un mode de relation, dans des formes d'exercice du pouvoir spécifiques. Nous avons d'ailleurs eu l'occasion dans notre recherche de souligner combien les enseignants sont obligés de tenir compte dans leurs applications pédagogiques du public d'élèves: pour ne prendre qu'un exemple, les pratiques issues du mouvement Freinet ne sont pas les mêmes face aux enfants issus majoritairement des milieux populaires à l'école A.France de Vaulx-en-Velin, ceux plus proches des classes moyennes fréquentant l'école C.Freinet et ceux provenant davantage de familles aisées (lorsque l'école C.Freinet était localisée dans un autre quartier de Valence). Par conséquent, il nous semble qu'il serait risqué de vouloir appliquer à tout prix une pédagogie sans tenir compte du type de public accueilli dans une école.

Un autre résultat de notre travail nous paraît essentiel à souligner: dans chacune des configurations observées, les élèves qui ont des difficultés face à l'acquisition des savoirs et à l'effectuation des exercices scolaires se retrouvent plus fréquemment parmi ceux qui d'une manière générale n'arrivent pas à s'orienter dans une forme d'exercice du pouvoir caractérisant de manière transversale l'acte pédagogique. Certains enfants laissent l'impression d'être tellement étrangers à la forme de relation valorisée dans leur configuration à la fois dans l'imposition de l'ordre scolaire et dans l'organisation des apprentissages (dont nous avons souligné maintes fois qu'ils sont étroitement liés), qu'ils ont besoin plus que les autres de découper en actions précises et en séquences courtes ce qu'ils ne perçoivent pas en termes d'objectifs plus lointains. Quelques exemples nous ont montré notamment combien des élèves peuvent être déconcertés par des mises en situation où on leur demande de "s'exprimer librement" sans donner préalablement des modèles, et donc où on exige d'eux qu'ils aient suffisamment compris et intégré les règles d'expression scolairement autorisées. D'autres situations ont été analysées, où certains enfants retiennent d'une règle, d'une loi, d'une tâche, d'un service ou d'une responsabilité décidés de manière collective dans la classe, uniquement les applications pratiques attachées à des situations précises et/ou à des gestes spécifiques. S'ils arrivent à reproduire des gestes, des pratiques, ce n'est qu'en tant qu'ils sont liés à des contextes semblables à d'autres contextes qu'ils ont déjà rencontrés. Dans leur manière de "séquencer" les activités de la classe, ces élèves montrent bien qu'ils ne "maîtrisent" pas les finalités de la situation scolaire et qu'ils sont obligés de donner du sens à des pratiques qui deviennent indépendantes de la finalité globale.

Mais cela ne signifie pas que ces élèves ont plus de difficultés à conceptualiser ou qu'ils sont trop proches des contingences matérielles pour s'en détacher: ils se comportent comme tout individu inséré dans un univers social qui n'a pas ou peu de signification à ses yeux, cherchant des repères immédiats, ce qui le conduit à segmenter son expérience. Ces élèves ne suivent en cela rien d'autre que la logique du processus de pédagogisation des savoirs où pour acquérir une aptitude, on va découper et organiser l'apprentissage en une série d'objectifs à courts termes avec des exercices progressifs correspondants, qui ont leur validité propre en ce sens que leur réussite devient la finalité poursuivie à la place des capacités initialement visées. Ainsi donc, il semblerait que plus une configuration détaille et découpe en séquences précises le travail à effectuer et les activités à mener sans donner uniquement les objectifs à atteindre, plus elle offre la possibilité de s'intégrer et de se repérer à des élèves dont l'expérience est trop étrangère au mode de relation valorisé.

Par ailleurs, certaines difficultés rencontrées par des élèves laissent penser que ces enfants ont particulièrement besoin d'un rapport personnel avec l'instituteur, notamment ceux issus de familles populaires dans lesquelles le mode d'exercice de l'autorité semblerait être à dominante affective-personnelle (donc contradictoire avec le mode d'assujettissement scolaire de l'élève à la règle impersonnelle). Nous avons souligné la notion d'autonomie comme centrale dans notre analyse pour comprendre les formes de relation de pouvoir engagées dans chacune des configurations, dont l'analyse confirme l'une des hypothèses que nous avions posées dans notre cadre problématique, à savoir qu'il n'existe pas une seule autonomie mais plusieurs à l'intérieur d'un registre où prédomine encore la soumission à des règles impersonnelles: entre la discipline et l'autonomie, il n'y aurait ainsi pas disparition de la soumission à des règles impersonnelles, mais plutôt redéfinition des modalités d'exercice du pouvoir par lesquelles la règle va être imposée à l'enfant. Ceci étant, cette autonomie reste toujours un but lointain à atteindre et tous les enseignants rencontrés dans notre recherche ont conscience du fait que les élèves ne sont jamais complètement capables de s'orienter d'eux-mêmes à l'intérieur d'une configuration indépendamment de l'action de l'instituteur ou au moins de sa présence, en tant que responsable de l'application des règles inscrites dans les modalités d'imposition de l'ordre scolaire.

On peut se demander d'ailleurs si un enfant au comportement vraiment autonome ne viendrait pas contredire les principes de la relation pédagogique au sein de laquelle le rôle du maître, même lorsqu'il ne rappelle pas de manière directe les règles imposées, reste prédominant puisqu'il est celui qui organise dans sa relation avec l'élève et à travers l'organisation pédagogique l'inscription de l'élève dans des formes d'exercice du pouvoir. Par conséquent, il nous semble que dans une relation pédagogique où on insiste sur l'acquisition d'un comportement autonome (même si la finalité est lointaine), le rôle de l'enseignant, loin de s'effacer, prend des formes différentes: il est celui qui organise les modalités pratiques de la classe et qui reste garant d'un certain ordre même s'il ne le rappelle plus directement. Ainsi beaucoup d'exemples montrent dans l'analyse de nos configurations que lorsque l'enseignant est absent ou lorsqu'il est remplacé (notamment par un intervenant extérieur), la soumission à la forme d'exercice du pouvoir valorisée dans la classe tend à disparaître. Par ailleurs, certains élèves, percevant bien la place de l'instituteur dans l'imposition de l'ordre scolaire, peuvent se trouver par contre désemparés devant la forme indirecte que prend cette imposition, qui vient contredire les rappels à l'ordre plus directs auxquels ils sont accoutumés dans leur famille.

Il nous reste maintenant à exposer les points restés inexplorés de notre recherche et qu'il conviendrait d'approfondir éventuellement dans d'autres travaux ultérieurs. Tout d'abord, l'analyse des entretiens menés avec les élèves des configurations Tom Pouce, C.Freinet et de la Maison des Trois Espaces nous amène à penser que les élèves qui fréquentent l'école depuis le plus longtemps ne sont pas toujours ceux qui arrivent le mieux à décrire son fonctionnement et qui en ont le mieux compris les principes aux fondements du mode de relation maître-élève. Il semblerait donc qu'une socialisation scolaire sur le long terme n'a pas forcément plus d'impact que sur le court terme. Nous avons noté également combien une configuration ne conduit pas à une seule représentation enfantine des relations de pouvoir avec l'enseignante. La construction de notre objet de recherche a volontairement occulté certaines données relatives aux enfants, notamment du côté de la socialisation familiale, s'attachant davantage à décrire les modalités différentes par lesquelles s'imposent l'ordre scolaire moderne. Pour autant, il nous semble que notre travail pourrait être approfondi en s'interrogeant sur les manières différentes d'être en adéquation ou non avec une configuration, relativement au mode de socialisation familial. Sur ce point, nous ne partageons pas entièrement le choix interprétatif d'A.Pardo selon laquelle "si les notions d'échec et de réussite scolaire peuvent être sociologiquement rapportées aux détails d'une socialisation familiale, il nous semble plus problématique d'y rapporter l'analyse des comportements scolaires": "Suivant notre hypothèse, <<les manières d'être écolier>> ne tiennent pas tant à des exigences familiales dominées (dans leur globalité) par la socialisation scolaire, ni tant à une socialisation familiale en adéquation du point de vue partiel de la discipline scolaire, qu'aux variantes <<pédagogiques>> de la discipline scolaire, intégrant la transmission scolaire des disciplines (scolaires)" 1808 . Nous pensons en effet que si les variantes dans les modalités d'imposer l'ordre scolaire peuvent expliquer certaines différences de comportements tels qu'ils sont valorisés dans les configurations, il resterait intéressant par contre d'observer d'une part la variabilité de ces comportements à l'intérieur d'une même configuration en fonction d'autres critères, notamment le mode familial de socialisation et d'autre part de poursuivre l'interprétation de nos portraits idéal-typiques afin de relever s'ils se rapprochent plus de certains modes de socialisation familiale. Une autre caractéristique des élèves serait intéressante à prendre en compte pour analyser les différences de réactions et d'interprétations face à l'imposition de l'ordre scolaire: celle de leur identité sexuelle, que nous n'avons considérée que succinctement dans notre recherche.

Il serait également intéressant de poursuivre notre investigation à d'autres niveaux d'enseignement (maternelle, collège, lycée) pour observer quelles formes prennent les modalités d'imposition de l'ordre scolaire (est-il encore adéquat de parler de variantes de la forme scolaire?) et si l'on peut relever une continuité entre ce que l'enfant a connu en termes de socialisation scolaire. Notamment, on pourrait s'attacher à analyser la manière dont les élèves se comportent en fonction de la configuration précédente dans laquelle ils ont été scolarisés, selon qu'elle l'inscrit dans des formes d'exercices du pouvoir différentes ou non: y-a-t'il continuité, adaptation ou rupture de l'élève face à de nouvelles exigences? Autrement dit, les modalités de l'ordre scolaire s'inscrivent-elles tellement profondément dans le comportement de l'enfant qu'elles pourraient conduire à la construction de dispositions sociales durables dont on retrouverait la trace, même lorsque l'élève est inséré dans une configuration où les formes d'exercice du pouvoir diffèrent de ce qu'il a connu précédemment? Nous ferions volontiers l'hypothèse d'une part que de telles dispositions ne peuvent s'inscrire chez l'élève qu'à la condition qu'elles ne viennent pas heurter trop profondément les formes de relations sociales auxquels est accoutumé l'enfant, relatives notamment à son mode de socialisation familial et d'autre part que ces dispositions ont peu de chances de se manifester si l'élève est inséré dans une configuration où les formes d'exercice du pouvoir sont en rupture avec ce qu'il a connu précédemment.

Par ailleurs, les instituteurs qui nous ont donné accès à l'observation de leur classe et de leurs pratiques sont tous des enseignants qui n'ont que peu de problèmes face à l'indiscipline (et donc qui restent "montrables" à une sociologue). Cet aspect n'a pas gêné notre travail, dans la mesure où nous avions délibérément opté pour la compréhension des modalités d'imposition de l'ordre scolaire et non pas directement pour l'analyse des comportements indisciplinés. Il reste qu'il serait intéressant d'interpréter aussi des situations où les instituteurs (de même que certains des intervenants extérieurs rencontrés) sont plus fréquemment "débordés" et rencontrent davantage de difficultés pour maintenir l'ordre scolaire dans la classe. Cependant, nous avons bien conscience des difficultés méthodologiques qu'impliquerait une telle optique, puisqu'il s'agirait d'observer des enseignants placés dans une situation vécue comme très humiliante, ne maîtrisant plus le cadre dont ils sont censés être les garants.

Enfin au-delà de notre objet de recherche, il nous semble que la sociologie a trop négligé d'interroger les enfants 1809 , notamment dans le domaine de l'éducation: de nombreuses recherches s'intéressent aux adolescents, voire aux pré-adolescents des collèges et des lycées mais les élèves de l'école primaire sont peu interrogés, comme si les sociologues craignaient de s'aventurer dans un domaine très investi par la psychologie et la pédagogie où les interrogations d'enfants sont plus fréquentes. Or il nous semble qu'il est tout à fait possible, en restant dans le domaine de la sociologie, de s'entretenir avec des enfants et que ce mode d'investigation gagnerait à être travaillé de manière plus approfondie que nous n'avons pu le faire dans le cadre de notre recherche, en réfléchissant sur des moyens spécifiques d'interroger, soit par l'adaptation de techniques déjà connues pour les adultes, soit par l'invention de nouveaux procédés. La méthode d'entretiens plus systématiques avec les enfants permettrait ainsi d'aborder sous un autre angle notre objet de recherche, éclairant les modes de socialisation familiale et les processus qui conduisent un élève à être désigné comme "indiscipliné".

Pour finir, nous voudrions revenir sur l'une des questions posées en introduction où nous soulignions le lien fort entre notre objet de recherche et le domaine du politique: nous nous demandions notamment si ce qui est désigné comme la "crise" de l'école pouvait être interprété comme la fin du modèle républicain. Au terme de notre recherche, la dimension politique ne nous semble pas pouvoir être évacuée des analyses de l'école actuelle. A l'heure où beaucoup dénoncent le "manque de civisme" et de "citoyenneté" des élèves et où certains veulent restaurer la morale par la réaffirmation de la place de l'instruction civique, l'analyse de nos configurations nous amène à penser que l'éducation du citoyen est encore fortement inscrite dans la forme scolaire: même si elle ne fait pas l'objet d'un enseignement spécifique, cette éducation est plus que jamais présente dans les pratiques pédagogiques et dans les finalités visées chez l'être à former.

La notion de citoyenneté est associée aux contextes politiques de la Révolution et de la IIIème République. Or la forme scolaire est liée aux formes politiques, ainsi que montrent les modifications du sens de l'imposition de la règle dans le courant du XVIIIème et du XIXème siècle: la règle ne doit plus être imposée de l'extérieur, mais elle doit être la manifestation en chacun d'une Raison Universelle. A la Révolution, l'instruction du peuple apparaît comme fondamentale pour la fondation de la cité politique et la formation du lien social. Condorcet a pour projet la constitution d'une instruction publique généralisée: il faut "rendre la raison populaire" car la souveraineté du peuple n'est légitime qu'à la condition que ses décisions soient fondées sur un minimum de connaissances. On connaît l'influence de Condorcet sur les idéologues de la IIIème République: le projet d'une République qui vise à reconnaître comme seul légitime le suffrage universel suppose que le citoyen respecte les lois grâce à une conscience autonome et raisonnée, sans être en position de soumission ou d'adoration par rapport à la société. C'est dans ce sens que l'école de la IIIème République souhaite former un citoyen respectueux et obéissant, mais connaissant ses droits et ses devoirs. La Révolution et la IIIème République soulignent ainsi l'importance d'une instruction articulée à une morale civique pour éduquer le futur citoyen: l'école est ce par quoi on forme l'entendement permettant au peuple de juger, de discuter et donc d'exercer sa souveraineté.

La Maison des Trois Espaces et C.Freinet sont évidemment les plus proches de ces conceptions de la formation à la citoyenneté telles qu'elles apparaissent dans les réflexions sur l'éducation menée pendant la Révolution et à propos de l'école de la IIIème République: les projets éducatifs de ces deux configurations sont délibérément orientés en direction de la formation du futur citoyen, de manière articulée au projet politique d'une société démocratique. Pour autant, il nous semble que la dimension éducative du citoyen n'est pas absente des autres configurations. Le citoyen est libre parce qu'il reconnaît la source de l'autorité dans le principe impersonnel de la loi (et non pas parce que cette autorité serait attachée au pouvoir d'un individu, d'une famille ou d'une caste). D'où découlent les droits et les devoirs du citoyen: tous les citoyens sont égaux devant la loi puisque celle-ci s'impose à tous. Si on définit la citoyenneté comme étant l'inscription d'un ressortissant dans un Etat, on peut dire qu'il existe différentes manières de concevoir cette appartenance à l'Etat, plusieurs formes de soumission aux devoirs et d'expression des droits civiques.

Chacune des configurations analysées, en privilégiant un type d'autonomie dans l'être à former, valorise ainsi une dimension différente de la notion de citoyenneté. La configuration J.Giono insiste sur la capacité à se soumettre et à obéir à une loi collective. A Guilloux, l'éducation du futur citoyen comme personne autonome mais respectueuse des règles collectives est très articulée aux fonctions d'instruction de l'école. L'apprentissage à la citoyenneté s'effectue dans la configuration Tom Pouce relativement à l'idée que pour être inséré dans d'autres relations sociales, l'élève doit avoir intériorisé un certain nombre de dispositions (la politesse et l'urbanité contrôlée étant caractéristiques de ces dispositions): l'ordre collectif repose alors davantage sur la régulation individuelle des comportements de chaque élève que sur les échanges collectifs. S'il n'appartient pas au sociologue de se prononcer sur les choix politiques menant à privilégier tel ou tel type de citoyen, il peut contribuer par contre à l'analyse des différentes formes de citoyenneté à laquelle une configuration scolaire peut conduire.

Notes
1803.

Citons parmi d'autres les tentatives de Tolstoï qui chercha à "expérimenter une éducation fondée sur la liberté de l'élève et du maître" avec une éducation prenant la forme de <<rapports libres>> entre les maîtres et les élèves, c'est-à-dire entre des personnes qui désirent apprendre et des personnes qui désirent enseigner"(selon J.C Filloux, Durkheim et l'éducation, PUF, Paris, 1994, p.47) ou celles de N.S Neill: "Nous décidâmes, ma femme et moi, d'avoir une école où nous accorderions aux élèves la liberté d'expression. Pour cela, il nous fallait renoncer à toute discipline, toute suggestion, toute morale préconçue, toute instruction religieuse quelle qu'elle soit", Libres enfants de Summerhill, Ed. F.Maspéro, Paris, 1973, p.22

1804.

C'est-à-dire, pour reprendre les propos de P.Bourdieu, "avec des représentations partagées par tous, qu'il s'agisse de simples lieux communs de l'existence ordinaire ou des représentations officielles, souvent inscrites dans des institutions, donc à la fois dans l'objectivité des organisations sociales et dans les cerveaux", Réponses, Ed. du Seuil, Paris, 1992, p.207

1805.

idem, p.211

1806.

J.L Derouet, Ecole et justice. De l'égalité des chances aux compromis locaux, Ed. Métailié, Paris, 1992, p.54. L'auteur souligne que "Le succès des analyses de Bourdieu et Passeron a donc quelque peu dépassé leur propos initial: leurs conséquences ne furent pas une réforme de l'école de l'égalité des chances, qui l'aurait rendue plus conforme à ses objectifs, mais un effondrement de sa légitimité"

1807.

"Comment les instituteurs perçoivent l'échec scolaire", Revue française de pédagogie, n°62, janv-fév-mars 1983, p.28. Même si les instituteurs peuvent avoir d'autres sources d'information que les lectures d'ouvrages (médias, discussions entre professionnels), J.P Bourgeois trouve que la diffusion des connaissances sociologiques est relativement faible: "La critique de l'idéologie des dons, pourtant largement vulgarisée n'a pas eu raison des représentations archaïques de nombreux maîtres chez lesquels on rencontre une forte adhésion à cette conception biologisante de l'échec scolaire: l'absence de dons reste l'explication la plus souvent invoquée parmi les instituteurs interrogés, malgré une érosion de cette croyance chez les plus jeunes maîtres. L'influence du milieu social n'est pas absente des explications avancées mais elle est le plus souvent seconde par rapport à celles qui consistent à ne voir dans l'échec qu'un phénomène socialement aléatoire, lié d'abord à la personnalité de l'élève. Enfin le fonctionnement social de l'école n'est guère remis en cause " (idem, p.37)

1808.

Docilité et manière d'être écolier. Analyse du rapport pédagogique de sujétion dans les détails des comportements corporels et langagiers d'élèves scolarisés en zone d'éducation prioritaire, mémoire de DEA, Université Lyon II, 1995, pp.4 et 5

1809.

Alain fait remarquer combien "Les sociologues étudient les moeurs des sauvages et s'ébahissent. Que n'étudient-ils les moeurs des enfants? Ce peuple est mal connu"(Propos II, texte n°452, Gallimard/La Pléiade, Paris, 1978)