Introduction

L’histoire des bibliothèques universitaires françaises de province a commencé en 1855, avec la première tentative d’unification des bibliothèques des facultés jusqu’alors séparées ; elle s’est achevée en 1985, avec la création des services communs de la documentation, dont l’objectif principal a été d’unifier les services qui concouraient à la fonction de documentation dans les universités. Les bibliothèques universitaires de province, qui constituaient seulement une partie de ces services, se sont alors trouvées intégrées dans des ensembles plus vastes.

Cette période de cent trente ans est inégalement connue, car l’intérêt de ceux - souvent des professionnels des bibliothèques - qui se sont penchés sur cette histoire s’est concentré sur certaines périodes considérées comme les plus intéressantes. On peut dire aussi de beaucoup de ces travaux qu’ils ont souvent limité leur ambition à l’exposé des faits, et qu’ils n’ont pas toujours tenu compte des relations que l’histoire des bibliothèques universitaires entretient naturellement avec celle des universités, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Nous avons pour notre part essayé de nous situer dans une perspective différente, et nous y avons probablement été aidé par le fait que l’histoire des bibliothèques universitaires (qui ne constitue qu’une partie de celle de la documentation universitaire) peut aujourd’hui être considérée comme achevée.

Nous avons choisi de prendre pour thème de cette étude une question d’organisation bibliothéconomique, et d’étudier cette question dans un groupe de bibliothèques universitaires (celles des universités de province), pendant toute la durée de l’histoire de ces bibliothèques. Nous nous sommes efforcé d’aborder cette histoire en la replaçant dans le cadre plus général de l’histoire de l’enseignement supérieur et de la recherche universitaire.

Les thèmes que cette étude aborde se sont constitués progressivement. Il peut donc être utile de retracer l’évolution qui a conduit à l’élaboration de notre sujet de recherche tel qu’il se présente aujourd’hui.

Nous nous sommes d’abord proposé d’étudier la forme particulière d’organisation des bibliothèques universitaires de province qui a été mise en place au moment où celles-ci se sont trouvées divisées en plusieurs sections, c’est-à-dire au moment où leurs collections et leurs services ont été répartis dans plusieurs bâtiments. Cette évolution s’est produite principalement entre le début des années 1960 et le milieu des années 1970. Notre premier projet consistait donc à étudier une période plus limitée (de 1955 à 1980), et à nous intéresser prioritairement à des questions d’organisation. Il nous avait en effet toujours semblé que la forme retenue pour l’organisation des bibliothèques universitaires déconcentrées n’était pas la seule possible, et qu’elle n’était probablement pas la plus rationnelle. En outre, une première exploration des sources avait permis d’entrevoir que cette forme d’organisation déconcentrée s’opposait presque trait pour trait à celle qui avait été considérée comme la plus rationnelle (la forme concentrée, dans laquelle collections et services étaient rassemblés dans un local unique) au moment de la fondation des bibliothèques universitaires dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il semblait donc intéressant d’examiner les motifs qui avaient conduit à ce bouleversement des principes d’organisation, ainsi que les circonstances dans lesquelles il s’était opéré.

Pour prendre connaissance des principes d’organisation qui avaient prévalu avant la période de l’organisation généralisée en sections des bibliothèques universitaires de province, il était nécessaire de s’intéresser à leur passé. Cette exploration a été conduite à l’aide de publications récentes sur l’histoire des bibliothèques et des universités, mais aussi en utilisant de nombreux documents de l’époque. Elle a occupé plus de temps qu’il n’était prévu, et elle a permis de constater la continuité depuis les origines de certains aspects de l’organisation de la fonction documentaire dans les universités, notamment la coexistence ancienne d’une bibliothèque universitaire à caractère ou à tendance encyclopédique, avec des bibliothèques spécialisées d’instituts et de laboratoires, le plus souvent dédiées à la recherche. Cette continuité, et l’insistance avec laquelle avait été posé le principe de l’installation des bibliothèques universitaires dans un local unique au moment de leur création, nous ont conduit à un premier remaniement de notre sujet de recherche. Celui-ci s’est traduit par une extension du sujet primitif, à la fois dans le temps et dans sa définition. Il nous a paru nécessaire, pour mieux saisir l’ampleur de la révision qui avait conduit, au début des années 1960, à la décision de diviser en plusieurs sections les bibliothèques universitaires de province, de partir de l’étude des principes qui avaient préexisté à cette décision, et donc de faire remonter l’origine de notre étude à 1855. Il est apparu en outre que l’existence, attestée à date ancienne, de bibliothèques spécialisées à côté des bibliothèques universitaires, manifestait une autre forme de déconcentration que la déconcentration interne (limitée aux bibliothèques universitaires elles-mêmes) du début des années 1960, que l’on pouvait qualifier de déconcentration externe. Notre sujet se trouvait par là étendu à d’autres formes d’organisation de la documentation dans les universités. Enfin, les remarques de notre directeur de thèse, M. Jean-François Tétu, nous ont amené à percevoir les relations entre les questions d’organisation de la fonction documentaire, qui avaient d’abord fait l’objet de notre intérêt, et des questions liées à la représentation des savoirs et aux facteurs culturels qui ont exercé une influence sur la conception encyclopédique ou spécialisée des bibliothèques d’étude et de recherche. Cet élargissement du champ de l’étude a permis de saisir les liens qui ont existé, à la fin du XIXe siècle, entre la conception concentrée de l’organisation des bibliothèques universitaires, leur caractère encyclopédique et la nature généraliste, c’est-à-dire indépendante de toute spécialisation dans une discipline déterminée, de la formation dispensée aux futurs bibliothécaires, et de mettre en rapport cette relative indifférence à l’égard des savoirs spécialisés avec les circonstances institutionnelles de la création des bibliothèques universitaires.

Une dernière retouche a été apportée au terme de la deuxième année de recherche. Elle a consisté à repousser le terminus ad quem de cette étude jusqu’en 1985, de manière à couvrir toute l’étendue de l’histoire des bibliothèques universitaires stricto sensu. Nous devons cette suggestion à M. Henri Comte. Elle a permis d’élargir le champ de la recherche à des questions de caractère institutionnel, dont nos recherches avaient montré qu’elles étaient liées de près aux questions d’organisation bibliothéconomique.

Au terme de ces modifications, notre sujet de recherche présente donc trois aspects principaux. Un aspect bibliothéconomique, dans lequel sont incluses des questions d’organisation des collections et des services, et des questions liées à la conception des bâtiments des bibliothèques universitaires ; un aspect intellectuel, lié à une thématique encyclopédisme-spécialisation, aux relations de cette thématique avec les questions de formation du personnel, et aux aspects symboliques de ces formes d’organisation de la documentation ; et un aspect institutionnel, relatif à la conception centralisée ou décentralisée des services de bibliothèque, lié à la nature des personnes morales (Etat ou universités) sous l’autorité desquelles ont été placées les bibliothèques universitaires. Ces trois aspects sont développés ci-dessous.

Du point de vue bibliothéconomique, la principale question que pose l’organisation d’une bibliothèque déconcentrée ou divisée en plusieurs bâtiments est la distinction qui doit être opérée entre les collections et les services à répartir dans des locaux différents, et ceux pour lesquels le maintien d’un degré variable de concentration est nécessaire ou préférable. Il s’agit d’un cas particulier d’une question plus générale d’organisation, qui concerne la répartition des ressources et des fonctions d’une entreprise ou d’un organisme entre un niveau central et des niveaux déconcentrés. Cette question a fait l’objet de nombreuses études générales ou appliquées à des cas particuliers, y compris celui de l’organisation des bibliothèques d’étude. Le choix d’une solution repose en principe sur l’appréciation de l’adéquation des différents modes d’organisation possibles aux objectifs généraux et aux possibilités de l’organisme concerné, et est fréquemment en relation avec des considérations économiques. Dans le cas particulier des bibliothèques universitaires, il s’agit de l’appréciation de la rationalité et de l’efficacité de chacun de ces modes d’organisation par rapport à la nature des collections et des services dont il s’agit.

Si l’on quitte le point de vue théorique pour s’intéresser aux évolutions réelles, on peut constater que la démarche qui conduit à ce type de décision s’inspire assez rarement d’une analyse purement rationnelle, et qu’elle repose aussi et peut-être surtout sur des considérations d’opportunité et sur des facteurs de nature empirique, comme le poids de pratiques antérieures, la capacité à concevoir de nouveaux modes d’organisation, et la plus ou moins grande facilité pratique de leur réalisation. Il apparaît donc qu’une tension se manifeste toujours entre des éléments de rationalité théorique et la réalité des évolutions. Nous avons toujours soupçonné qu’une tension de cette nature avait dû aussi se manifester au moment où une forme d’organisation déconcentrée a été choisie pour les bibliothèques universitaires françaises de province, et nous avons voulu essayer de le vérifier.

Les notions de concentration et de déconcentration peuvent recevoir une définition limitée, interne aux bibliothèques universitaires, lorsqu’elles sont relatives aux collections et aux service des ces seules bibliothèques. Mais elles peuvent aussi être considérées d’un point de vue plus large, étendu aux collections et aux services d’autres bibliothèques. Certains rapprochements entre bibliothèques universitaires et bibliothèques municipales peuvent ainsi être qualifiés comme des formes de concentration externe. Nous avons précédemment caractérisé l’existence, à côté des bibliothèques universitaires, de bibliothèques spécialisées dans les universités comme une forme de déconcentration externe.

La thématique concentration-déconcentration est aussi liée de près à la conception des bâtiments destinés aux bibliothèques. Les bâtiments des bibliothèques universitaires ont longtemps été conçus pour accueillir la totalité des collections et des services de ces bibliothèques lorsque celles-ci devaient se conformer à un mode d’organisation concentré. En revanche, les bibliothèques spécialisées des universités ont toujours été situées à proximité des locaux d’enseignement et de recherche, et donc dispersées à l’intérieur des locaux universitaires. Ce n’est qu’à partir du début des années 1960 qu’il a été admis que les bibliothèques universitaires pouvaient ou devaient être installées sur plusieurs sites pour s’adapter à la diversité des implantations universitaires. Il en est résulté un certain rapprochement, sur le plan de l’organisation spatiale, avec les bibliothèques spécialisées des universités ; ce rapprochement est cependant resté limité car sur les nouveaux « campus », les bibliothèques universitaires ont presque toujours été conçues comme des bâtiments indépendants des autres locaux universitaires.

Sur le plan intellectuel, la concentration des collections d’une bibliothèque universitaire en un même lieu a eu pour conséquence le caractère encyclopédique de ces collections. Chaque bibliothèque universitaire concentrée rassemblait dans un local unique les collections correspondant à l’ensemble des disciplines pratiquées dans les facultés qu’elle desservait. Sur un plan imaginaire ou symbolique, le caractère encyclopédique des collections a pu être en relation avec un idéal d’unité de la connaissance, bien que la forme documentaire correspondant à cet idéal ait été constituée à un moment où le mouvement de spécialisation des savoirs était déjà bien perceptible. Il y a donc eu probablement dès l’origine opposition entre ce modèle de bibliothèque encyclopédique et d’autres formes plus adaptée à la spécialisation des savoirs, comme les bibliothèques spécialisées. Cette tension entre caractère encyclopédique et spécialisation a nécessairement eu des conséquences sur les qualifications exigées des personnels appelés à travailler dans chaque catégorie de bibliothèques, ainsi que sur les programmes de formation destinés à développer ces qualifications. C’est donc en fonction de systèmes divergents de représentation du savoir que certaines bibliothèques ont été organisées sous une forme encyclopédique, et d’autres sous une forme spécialisée. Cependant, dès lors que les études supérieures et les activités de recherche font appel à diverses formes de spécialisation des connaissances, il apparaît immédiatement que les formes spécialisées d’organisation de la documentation sont plus en adéquation que les formes généralistes ou encyclopédiques avec la nature de ces activités. La pluridisciplinarité des collections d’une bibliothèque universitaire encyclopédique a néanmoins trouvé des défenseurs chez les responsables de l’administration des bibliothèques jusque vers le milieu des années 1960. On lui attribuait notamment un rôle éminent dans la formation intellectuelle des étudiants, à laquelle une spécialisation trop précoce était considérée comme nuisible. On avançait aussi des arguments selon lesquels le progrès des connaissances s’effectuait souvent par transposition de concepts et de méthodes d’une discipline dans une ou plusieurs autres. Ces débats et ces formes d’organisation divergentes de la documentation permettent d’identifier deux grands modèles d’organisation des bibliothèques d’étude et de recherche. Le premier se caractérise par la combinaison de la concentration des collections et des services, du caractère encyclopédique des collections et de la formation généraliste, à caractère principalement technique, du personnel. L’autre modèle présente des caractères opposés : déconcentration des collections et des services à proximité des activités d’enseignement et de recherche, spécialisation corrélative des collections et qualification scientifique du personnel. On peut concevoir que ces deux modèles d’organisation répondent à des besoins différents, et qu’ils fonctionnent dans une certaine complémentarité, comme deux éléments d’un ensemble.

Sur le plan institutionnel, pendant très longtemps, les bibliothèques universitaires ont été placées sous l’autorité du recteur de l’académie, qui était simultanément le président du conseil de l’université et le représentant de l’Etat. Leur administration avait donc un caractère nettement centralisé. A l’opposé, les bibliothèques spécialisées des universités ont toujours relevé d’une autorité autonome, en droit (facultés) ou en fait (instituts ou laboratoires), en tout cas décentralisée. Cette opposition n’a commencé à s’atténuer qu’après la création d’universités autonomes en 1968, mais est restée forte jusqu’en 1985, date à laquelle les universités ont été dotées de services communs de la documentation placés sous l’autorité de leur président.

L’évolution complexe des bibliothèques universitaires de province fait ainsi intervenir plusieurs éléments, entre lesquels se sont produites des interactions fréquentes.

Sur les trois plans identifiés précédemment, on peut percevoir l’évolution des bibliothèques universitaires françaises de province sous la forme suivante.

En ce qui concerne l’organisation des collections et des services et la conception des bâtiments, deux mouvements opposés se sont manifestés. A partir de 1855, la tendance a été d’imposer la concentration des collections et des services en un local unique. Cet idéal, maintes fois réaffirmé, n’a pas été entièrement réalisé, puisque certaines bibliothèques universitaires ont été été installées dans plusieurs bâtiments depuis leur origine. Le modèle d’organisation qui avait ainsi été recherché a néanmoins longtemps été considéré comme le plus rationnel, car il répondait à la fois à des considérations d’économie (ne pas multiplier sans nécessité le nombre d’exemplaires des documents) et à des objectifs institutionnels (favoriser, à travers l’unification des bibliothèques de facultés, la réunion des facultés d’une même ville en universités). En raison de cet objectif institutionnel, la création officielle des bibliothèques universitaires en 1879 a précédé de dix-sept ans celle des universités en 1896.

L’idéal d’une bibliothèque universitaire encyclopédique n’a pas été sérieusement entamé par le fait qu’au cours des années 1930 quelques bâtiments séparés ont été édifiés ou prévus pour accueillir des collections médicales et pharmaceutiques.

A partir du début des années 1960 s’est produit un retournement complet de perspective, puisque l’organisation déconcentrée des bibliothèques universitaires de province, qui avait été jusqu’alors considérée comme l’exception, est devenue la règle. Ce mouvement de division des bibliothèques existantes, et aussi des bibliothèques nouvellement créées, en « sections », fondées sur la division des universités d’alors en facultés, a eu des causes immédiates qu’il est facile d’identifier. Il est la conséquence, sur l’organisation spatiale des bibliothèques universitaires, de la dispersion des locaux universitaires qui s’est alors produite, dans les anciennes comme dans les nouvelles villes universitaires. Quant à cette dispersion elle-même, elle peut être considérée comme la conséquence de la forte augmentation du nombre des étudiants et des enseignants.

Le mouvement de déconcentration des bibliothèques universitaires de province a été très actif entre 1961 et 1975. Le résultat de ce mouvement a été la constitution d’un nouveau modèle d’organisation, non seulement en raison de l’augmentation spectaculaire du nombre des bâtiments des bibliothèques universitaires, mais aussi de la mise en place de nouvelles règles de fonctionnement. A bien des égards, ce nouveau modèle d’organisation a cherché à transformer la nature des bibliothèques universitaires en leur conférant un rôle scientifique ambitieux. Ce modèle d’organisation n’a pas été présenté au départ comme le résultat auquel l’administration responsable des bibliothèques s’était proposé de parvenir, et il ne semble pas avoir été choisi de préférence à d’autres modèles d’organisation possibles. Il nous a donc semblé nécessaire d’en présenter une description et de proposer une analyse critique de sa cohérence et de sa rationalité.

Le processus de déconcentration des collections et des services des bibliothèques universitaires a eu pour conséquence l’abandon de l’idéal de la bibliothèque encyclopédique, et l’évolution des bibliothèques universitaires divisées en sections, dont le découpage répondait à celui des facultés, vers une certaine forme de spécialisation. Cette évolution a d’une certaine manière engagé les bibliothèques universitaires dans un processus qui les rapprochait des bibliothèques spécialisées des universités. Cependant, ces deux parties du dispositif documentaire global des universités sont restés largement étrangères l’une à l’autre, pour des raisons de caractère principalement institutionnel.

D’autre part, l’évolution vers des fonctions de documentation spécialisée des bibliothèques universitaires aurait dû, pour être complète, s’accompagner d’une forme de spécialisation du personnel scientifique. Celle-ci a bien été évoquée comme un projet, mais n’a jamais été réellement engagée.

Concentrées ou déconcentrées, encyclopédiques ou relativement spécialisées, les bibliothèques universitaires françaises de province sont restées placées jusqu’en 1968 sous l’autorité du recteur. Elles n’ont donc jamais, depuis leur origine, entretenu de liens organiques avec les facultés, dans lesquelles étaient organisées les activités d’enseignement supérieur et de recherche. A cette centralisation complète de leur gestion a succédé, entre 1970 et 1984, une forme de centralisation atténuée, malgré la création d’universités autonomes en 1968. Ce n’est qu’après la loi sur l’enseignement supérieur de janvier 1984, qui a affermi l’autonomie des universités, que les bibliothèques universitaires ont été intégrées dans les services communs de la documentation placés sous l’autorité des présidents d’université.

On constate donc une triple évolution des bibliothèques universitaires françaises de province : d’une organisation concentrée de leurs collections et de leurs services à une organisation déconcentrée, d’un caractère encyclopédique à une certaine forme de spécialisation, et d’une gestion centralisée à l’intégration dans des services décentralisés. Ces évolutions entretiennent entre elles des relations que notre étude se propose de préciser.

Notre premier projet était limité à une période réduite de l’histoire des bibliothèques universitaires de province, et se proposait l’étude d’une thématique essentiellement gestionnaire. Les élargissements successifs qu’il a connus en ont fait un projet plus vaste, mais dont les limites doivent maintenant être précisées.

Notre option en faveur d’une chronologie longue a été confortée par l’opinion d’un historien des universités françaises, selon lequel ‘« pour dégager la logique profonde du modèle universitaire français, il faut adopter une approche dans le temps long de la période envisagée, et resituer les universités dans l’espace plus large des autres établissements d’enseignement supérieur ». 1

Mais bien que ce travail couvre toute l’histoire des bibliothèques universitaires françaises de l’époque contemporaine, il ne constitue cependant pas une histoire générale de ces bibliothèques, même limitée à celles de province. Certes, des informations de caractère général ont dû, au fil des différents chapitres, être données ; elles nous ont semblé indispensables à la compréhension des situations que nous avons voulu analyser. Mais cette étude s’efforce de suivre une ligne directrice précise, celle de la thématique principale, concentration-déconcentration, et des thématiques associées que nous avons identifiées. Ce parti nous a conduit à une exploitation des sources différente selon les périodes étudiées.

Notre travail est nécessairement tributaire de l’état d’avancement des travaux sur l’histoire des bibliothèques universitaires, dont toutes les périodes ne sont pas également connues. Nous avons tiré parti des études publiées sur l’histoire des bibliothèques universitaires françaises, notamment dans les tomes 3 et 4 de l’Histoire des bibliothèques françaises. Mais nous avons aussi complété ces données au moyen de publications des époques étudiées et de sources d’archives. 2

Les sources d’archives ont été exploitées prioritairement pour la période 1955-1975, par des dépouillements effectués dans les versements des administrations chargées des bibliothèques aux Archives nationales, et principalement au Centre des archives contemporaines de Fontainebleau. Nous avons également pu avoir accès à certains documents non publiés, conservés au ministère chargé de l’enseignement supérieur, à l’Inspection générale des bibliothèques et à la Bibliothèque nationale de France. Notre travail dans les archives de la période 1955-1975 s’est limité aux fonds dont la description nous paraissait la plus prometteuse, et n’a pas eu le caractère d’un dépouillement exhaustif. Cette exploitation limitée nous a cependant permis de préciser à l’aide de documents inédits les étapes de l’évolution des idées et des conceptions bibliothéconomiques qui a conduit à la nouvelle organisation des bibliothèques universitaires de province au cours des décennies 1960 et 1970, et dont les grandes lignes sont attestées par les sources imprimées.

Les sources imprimées qui ont été exploitées sont nombreuses et de nature diverse : publications officielles sur l’organisation de l’enseignement supérieur et des bibliothèques universitaires, et publications professionnelles en constituent les deux types principaux. En utilisant ces sources, nous nous sommes efforcé de mettre en relation les évolutions des bibliothèques universitaires avec celles de l’enseignement supérieur. Cette option est fondée sur la volonté de « prendre du champ » par rapport à une histoire des bibliothèques universitaires de caractère traditionnel, dans laquelle cette relation est parfois peu apparente. Il est juste de dire que ce souci oecuménique semble peu partagé, tant sont rares les allusions aux bibliothèques universitaires dans les travaux des historiens de l’enseignement supérieur.

En ce qui concerne les limites de cette étude, son champ comprend les bibliothèques universitaires de province de la France métropolitaine, Corse exclue. Ne sont donc pas étudiées les bibliothèques universitaires de Paris et de sa région, de la Corse, d’Alger, et des départements et territoires d’outre-mer. La bibliothèque universitaire de Strasbourg entre dans le champ de notre étude pour la période pendant laquelle elle a fait partie du système universitaire français, c’est-à-dire jusqu’en 1870 et à partir de 1918. Ces limites ont été dictées à la fois par des considérations historiques (pour Alger et Strasbourg) et par l’intérêt que les bibliothèques étudiées présentaient par rapport à la thématique que nous nous sommes proposé d’étudier.

Les bibliothèques universitaires de province sont celles dans lesquelles on peut saisir de la manière la plus complète, tout au long de la période étudiée, l’influence qu’ont eue les conceptions successives de la concentration et de la déconcentration des collections et des services de ces bibliothèques. Avant l’intervention des premiers règlements prescrivant cette concentration, les bibliothèques universitaires de Paris étaient déjà organisées par facultés ; cette déconcentration a eu pour conséquence qu’elles n’ont pas été affectées par ces règlements. On constate d’ailleurs que depuis 1855 et jusqu’à nos jours les bibliothèques universitaires parisiennes ont toujours fait l’objet de règlements particuliers quant à leur organisation. Il a donc paru légitime de les écarter, d’autant plus que le mouvement de déconcentration des collections et des services des décennies 1960 et 1970 ne les a pas atteintes au même degré que les bibliothèques universitaires de province. La bibliothèque universitaire d’Alger a cessé de faire partie des bibliothèques universitaires françaises en 1962, et a auparavant toujours été organisée sous une forme concentrée. Elle n’offrait donc pour notre propos que peu d’intérêt. Enfin, les bibliothèques universitaires de la Corse et des départements d’outre-mer ont été créées à une date trop récente pour que leur inclusion dans cette étude répondît à une véritable nécessité.

Ces limitations laissent subsister deux catégories de bibliothèques universitaires. D’une part les « quinze vieilles », implantées dans les quinze universités de province qui existaient avant 1968, à raison d’une par académie ; d’autre part, les bibliothèques des universités créées après 1968 dans des villes qui avaient été jusqu’alors le siège de certains établissements d’enseignement supérieur (facultés, collèges universitaires, ou écoles nationales de médecine et de pharmacie). Avant la création de ces universités, les établissements en question avaient été rattachés administrativement à une université implantée dans la même (ou, le cas échéant, dans une autre) académie. A l’intérieur de la catégorie des « quinze vieilles », on peut encore distinguer les bibliothèques universitaires de villes dans lesquelles a été créée, après 1968, une seule université, et celles de villes dans lesquelles il en a été créé plusieurs. Cette distinction présente une importance particulière pour l’organisation des bibliothèques (universitaires ou interuniversitaires) qui ont été appelées à desservir ces universités à partir de 1970.

Dans le premier chapitre de l’étude célèbre qu’il a consacré à l’étude sociologique des professeurs de l’enseignement supérieur, Pierre Bourdieu a longuement analysé les difficultés qui résultent du fait ‘« d’occuper une position dans l’espace analysé ». 3

Bien que nous appartenions à la profession des bibliothécaires (au sens large) dont il sera beaucoup question dans cette étude, il nous semble que ces réserves épistémologiques n’ont pas lieu d’être invoquées ici avec la même force puisque notre propos n’a pas été de réaliser une étude sociologique de ce milieu professionnel. Il reste cependant que nous avons accompli une partie de notre carrière dans les bibliothèques universitaires de province, et il est possible que cette vision de l’intérieur, ou les souvenirs que nous en avons gardés, aient pu déformer notre perspective en nous amenant à partager les représentations qui sont propres à ce milieu, et auxquelles nous avons réservé une place dans cette étude. Par rapport à cet inconvénient bien réel dans le travail de constitution et d’analyse d’un objet de recherche, nous nous sommes efforcé d’opérer un travail de mise en perspective et de distanciation.

La mise en perspective résulte essentiellement du parti qui consiste à replacer les évolutions des bibliothèques universitaires dans celles plus globales de l’enseignement supérieur, qui les déterminent dans une large mesure. Ce fait est souvent resté inapparent dans de nombreuses études, au demeurant utiles sur le plan factuel, mais trop étroitement attachées à la représentation d’une bibliothèque universitaire conçue indépendamment de son environnement institutionnel le plus proche. Au demeurant, la perspective qui est mise en oeuvre dans ces études est en elle-même révélatrice de certaines représentations dans lesquelles les bibliothèques universitaires constituaient dans les universités des services à part. Quant à la distanciation, inséparable de la constitution d’un objet de recherche, elles s’est opérée progressivement à travers un effort constant d’analyse et de mise en question des représentations professionnelles les plus répandues et les plus apparemment évidentes à l’intérieur de ce milieu. Dans quelle mesure ces précautions nous ont permis d’approcher sinon d’atteindre une objectivité suffisante, ce n’est pas à nous d’en juger.

Les questions auxquelles cette étude tente d’apporter des réponses peuvent être réparties en deux groupes : celles qui sont relatives aux époques dans lesquelle la concentration en un seul lieu des bibliothèques universitaires a été, sinon toujours une réalité, au moins un modèle idéal, et celles qui sont propres à l’époque dans laquelle s’est opéré le changement de modèle d’organisation et à ce nouveau modèle d’organisation lui-même. Nous pouvons les résumer sous la forme suivante.

Au moment de la centralisation dominante (1855-1955 environ), quelles ont été, à côté de la motivation principale du développement de l’enseignement supérieur, les motifs qui ont conduit l’Etat à séparer les facultés de leur bibliothèque et à imposer simultanément la concentration et la centralisation des bibliothèques universitaires ? Quelles conséquences ces décisions ont-elles eues sur la nature des bibliothèques universitaires ? Quelles résistances ont-elles suscitées ? Comment expliquer la coexistence ancienne, dans les universités, d’une bibliothèque universitaire et de bibliothèques spécialisées ? Peut-on apprécier les conséquences sur les bibliothèques universitaires de l’échec relatif de la constitution d’universités en 1896 ?

Dans la période où s’est amorcé puis développé et établi le mouvement de déconcentration des bibliothèques universitaires de province, quelles ont été (à côté des causes les plus évidentes) les motivations de l’adoption d’un mode d’organisation opposé au précédent ? Comment ces décisions ont-elles été conciliées avec l’idéal toujours présent de la bibliothèque universitaire encyclopédique ? Dans quelles conditions ont été prises les décisions d’organisation des bibliothèques universitaires déconcentrées ? Comment s’est constitué le modèle de bibliothèque à deux niveaux et à secteurs spécialisés caractéristique de cette forme d’organisation ? Pourquoi l’évolution vers la spécialisation des bibliothèques universitaires ne s’est-elle pas accompagnée d’un rapprochement avec les bibliothèques spécialisées des universités ? Comment apprécier la cohérence et la rationalité des choix d’organisation qui ont été opérés ? Quelles ont été les causes et les conséquences de ces choix ? Quels rapports entretiennent les processus parallèles de déconcentration et de décentralisation ?

Pour traiter cet ensemble de questions, nous avons divisé la matière de cette étude en quatre parties. La première étudie les circonstances dans lesquelles s’est formé et a évolué le modèle d’une bibliothèque universitaire encyclopédique regroupée en un seul bâtiment (1855-1944). La deuxième partie s’attache à déterminer, à travers plusieurs évolutions, celles qui ont conduit à la révision de ce modèle traditionnel et à la conception d’un nouveau mode d’organisation (1945-1963 et, pour les constructions de bibliothèques universitaires, 1945-1985). La troisième partie décrit, analyse de manière critique et compare avec les démarches suivies dans plusieurs pays étrangers le modèle d’organisation déconcentré des bibliothèques universitaires qui a été conçu au début des années 1960. La quatrième et dernière partie étudie l’évolution des bibliothèques universitaires déconcentrées de 1964 à 1985.

Ce travail n’aurait pas pu être ce qu’il est sans les conseils et les remarques dont nous avons bénéficié. Nous avons déjà mentionné la part qui revenait, dans la définition du sujet de cette recherche, à M. Jean-François Tétu et à M. Henri Comte, professeurs à l’université Lumière-Lyon 2. D’autres nous ont aussi fait part de leurs observations, comme M. Denis Pallier, inspecteur général des bibliothèques, qui nous a en outre mis sur la piste de documents importants. M. Pierre Lelièvre, inspecteur général des bibliothèques honoraire et adjoint au directeur des bibliothèques et de la lecture publique de 1945 à 1964, a bien voulu nous accorder plusieurs entretiens dans les débuts de ce travail. D’autres encore, parmi lesquels M. Jean-Pierre Casseyre, inspecteur général des bibliothèques, M. Christophe Pavlidès, conservateur des bibliothèques et M. Jean-Michel Salaün, professeur à l’Ecole nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, nous ont aidé dans nos recherches en nous faisant part de leurs remarques ou en nous facilitant l’accès à des informations ou à des documents. Nous exprimons à tous nos chaleureux remerciements, en précisant, conformément à l’usage, que nous assumons seul la responsabilité des erreurs et des défauts de ce travail.

Notes
1.

C. Charle, La République des universitaires, 1870-1940 (Paris, 1994), p. 435. En transposant cette orientation à notre propos, nous avons fait nôtre la perspective du « temps long », et nous nous sommes efforcé de réintégrer l’histoire des bibliothèques universitaires dans celle des universités.

2.

Histoire des bibliothèques françaises, t. 3, Les Bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle, 1789-1914, sous la direction de Dominique Varry (Paris, 1991) ; t. 4, Les Bibliothèques du XXe siècle, 1914-1990, sous la direction de Martine Poulain (Paris, 1992).

3.

P. Bourdieu, Homo academicus (Paris, 1984), chapitre 1, « Un “livre à brûler” ? »