Première partie
Origine et évolution du modèle d’organisation unitaire
(1855-1944)

Chapitre 1er
Questions de méthode et origines lointaines (1855-1872)

Introduction

Cette première partie étudie les circonstances dans lesquelles a été conçu et mis en place, puis a évolué un mode d’organisation des bibliothèques universitaires de province dans lequel a été recherchée la concentration en un lieu unique de leurs collections et de leurs services, et que nous désignons sous le nom de modèle d’organisation unitaire ou concentré. Cette longue période de près d’un siècle a commencé avec le Second Empire et couvre toute la durée de la Troisième République et du régime de Vichy. Elle a été caractérisée, dans l’organisation des universités et de leurs services, par une grande stabilité institutionnelle, qui explique le sentiment de continuité avec la période des origines qu’ont éprouvé la plupart des acteurs de cette histoire.

Bien que l’histoire de l’origine des bibliothèques universitaires ait été maintes fois retracée, il est possible qu’elle n’ait pas encore été analysée dans tous ses aspects. A l’intérieur de cette histoire, nous nous intéressons particulièrement à l’organisation spatiale des collections et des services. Il s’agit d’un point de vue partiel, qui permet cependant des aperçus sur plusieurs autres aspects de la réalité des bibliothèques universitaires. Apparaissent étroitement liés à la question de la concentration des collections et des services la conception des bâtiments destinés à accueillir ces bibliothèques, et, en relation avec ces deux aspects, les représentations unifiées ou segmentées qu’elles ont proposé du ou des savoirs. Ces représentations sont elles-mêmes en relation avec la question de l’encyclopédisme et de la spécialisation. Enfin, la volonté de rassembler les bibliothèques dispersées des facultés et le fait de soustraire ces bibliothèques à l’autorité des doyens sont allés de pair, ce qui montre l’existence d’un lien entre les motivations d’une politique de concentration et un dessein de centralisation.

De même que la France du XIXe siècle a connu l’existence de facultés isolées longtemps avant que ne fussent instituées des universités dans lesquelles ces facultés ont été regroupées, il a existé, avant les bibliothèques universitaires, des bibliothèques propres à chacune des facultés. Ce parallélisme des structures chargées de l’enseignement et de la documentation a été remis en cause pour la première fois en 1855. Les mesures prévues alors ont en effet cherché à rassembler en une bibliothèque unique placée sous l’autorité du recteur de l’académie, et donc soustraite au contrôle des doyens, les bibliothèques des facultés situées dans la même ville. Ces mesures, qui n’ont connu d’abord qu’une application partielle, ont été reprises et généralisées sous la Troisième République, avec ce résultat qu’il a existé des bibliothèques universitaires dix-sept ans avant que ne fussent établies des universités. Ce que nous avons appelé modèle d’organisation unitaire ou concentré se caractérise donc à la fois par la volonté d’unification des bibliothèques en un seul lieu, mais aussi et peut-être surtout par la centralisation de ces bibliothèques sous l’autorité des représentants de l’Etat.

Dans ses différents aspects, cette politique a probablement été facilitée par le fait que les bibliothèques universitaires de province, contrairement à celles de Paris, n’avaient que des collections peu importantes. En effet, elles n’ont pas recueilli les collections des bibliothèques des universités de l’Ancien Régime qui, après les confiscations de la période révolutionnaire, sont généralement allées enrichir les bibliothèques municipales. Au demeurant, il n’existe pas toujours de continuité géographique entre les universités de l’Ancien Régime et celles qui ont été instituées par la Troisième République.

La politique simultanée de concentration et de centralisation des bibliothèques universitaires de province qui a été mise en oeuvre par l’Etat dès 1855 mérite donc d’être analysée à nouveau dans ses motivations et dans ses conséquences. Nous nous efforcerons, pour cela, de prendre quelque distance avec une historiographie naïve, dans laquelle l’institution des bibliothèques universitaires par la Troisième République est quelquefois présentée comme un événement qui s’expliquerait seulement par la volonté de doter le pays de l’un des équipements scientifiques dont il était insuffisamment pourvu. Nous nous attacherons, dans cette première partie, à poser quelques exigences de méthode et à explorer les origines lointaines du modèle d’organisation unitaire des bibliothèques universitaires de province (chapitre 1er) ; à analyser la création officielle des bibliothèques universitaires par la Troisième République (chapitre 2) ; à retracer les oppositions à la mise en place de ces bibliothèques, les limites qu’a rencontrées cette entreprise d’unification et certaines formes d’organisation particulières jusqu’à la fin de la première guerre mondiale (chapitre 3) ; enfin à étudier l’évolution du dispositif mis en place entre 1920 et 1944 (chapitre 4).