3. Le principe de l’unification des bibliothèques des facultés en 1855

En contraste avec l'isolement des facultés, le premier texte relatif à l'organisation des bibliothèques des facultés de province en 1855 a posé le principe de l'unification de ces bibliothèques. Il s'agit d'un arrêté du 18 mars 1855, commenté par une circulaire du 20 mars 1855. Ces deux textes ont été publiés à l’époque de l’« empire autoritaire », sous le ministère d’Hippolyte Fortoul.

Antérieurement à la publication de ce premier texte, il n'existait évidemment que des bibliothèques propres à une faculté. Cette situation est même restée majoritaire, comme nous le verrons, jusqu'en 1879, ce qui ne permet pas de conclure que l'arrêté du 18 mars 1855 n'a jamais été appliqué. En effet, il a existé au cours des années 1860 cinq bibliothèques « académiques », regroupant tout ou partie des bibliothèques des facultés à Bordeaux, Grenoble, Lyon, Rennes et Strasbourg. 17

Ces bibliothèques de facultés sont mal connues. Le témoignage le plus complet que nous ayons de leur existence est donné par la Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, qui indique le nombre de volumes possédés par ces bibliothèques en 1865. 18

Le nombre total des volumes des bibliothèques des facultés et des écoles supérieures de pharmacie était, en 1865, de 348.782 volumes pour la France entière, et de 165.171 volumes pour les facultés de province. Cette « misérable insignifiance » (G. Calmette) est à comparer aux deux millions de volumes que possédaient alors les bibliothèques des universités allemandes, dont 350.000 pour la seule université de Göttingen.

Dans toutes les villes de province sièges de facultés, le total des livres de l'ensemble des bibliothèques ne dépassait 10.000 que dans trois cas : Montpellier (grâce surtout à la bibliothèque de la faculté de médecine - 33.000 volumes - ce qui a été considéré comme un motif pour éviter la fusion de cette bibliothèque avec celles des autres facultés, cf. note 14), Strasbourg (collections relativement importantes en médecine - 17.722 volumes - et en sciences - 12.399 volumes) et Toulouse (bibliothèque de la faculté de droit, 7.150 volumes). Sur les cinquante facultés et écoles supérieures de pharmacie existant en province en 1865, les collections se répartissaient comme suit :

Ces bibliothèques étaient donc, sauf exceptions notables (Montpellier et Strasbourg médecine, Strasbourg sciences, Toulouse droit), très pauvres. Cette pauvreté peut être expliquée à la fois par les circonstances dans lesquelles ces bibliothèques avaient été constituées et par le mode de financement de leurs acquisitions. Selon Germain Calmette, les confiscations révolutionnaires et les répartitions de livres qui les ont suivies ont opéré un « gigantesque transfert » au bénéfice de certaines grandes bibliothèques parisiennes et des bibliothèques municipales de province, et au détriment des collections universitaires. Les bibliothèques des facultés et des collèges de l'Ancien Régime ayant été ainsi dispersées, les bibliothèques des facultés instituées à partir de 1808 ont dû être constituées à partir de rien. 19

Il existait donc, dans la plupart des villes de province sièges de facultés, des bibliothèques municipales dont les collections étaient bien plus importantes, et étaient utilisées par les professeurs et par les étudiants. 20

En outre, le financement de l'enseignement supérieur reposait principalement, jusqu'aux augmentations de crédits décidées par la Troisième République, sur ce que nous appellerions aujourd'hui des ressources propres : droits d'inscription, d'examen et de diplôme. Jusqu'en 1837, l'apport de ces ressources a même été supérieur aux dépenses des facultés : non seulement l'enseignement supérieur ne coûtait rien à l'Etat, mais il lui rapportait. 21

Les recettes résultant de ces droits et, à partir de 1838, des subventions de l'Etat étaient utilisées à la fois pour le personnel (traitement fixe et « éventuel » - part variable en fonction du nombre d'étudiants examinés, correspondant approximativement à des indemnités de jury - des professeurs), et pour les dépenses de matériel, parmi lesquelles se trouvaient inclus les achats de livres, les abonnements et les dépenses de reliure de la bibliothèque. Les dépenses de personnel absorbaient naturellement la part la plus importante de ces crédits. Les autres dépenses étaient donc réduites au minimum, qu'il s'agît de l'entretien et du renouvellement des collections (collections d'objets servant à l'enseignement de l'anatomie, de la botanique, de la géologie, etc.) ou des achats de documents pour la bibliothèque. Les bibliothèques des facultés étaient fournies en documents non seulement par des achats directs, mais aussi par des envois de livres effectués par le ministère de l'instruction publique. Les achats des bibliothèques des facultés étaient financés par un article « dépenses communes à toutes les facultés, laboratoires, amphithéâtres, collections, etc », dépenses de caractère très divers, dans lesquelles la part de la bibliothèque n'était pas individualisée. 22

Pour les réformateurs de la Troisième République comme Louis Liard, il n'a pas existé de bibliothèques dignes de ce nom dans les facultés, sauf à Paris et à la faculté de médecine de Montpellier. 23

La bibliothèque de cette dernière faculté était la plus importante en province. Elle a été décrite par le docteur Mathieu Orfila, doyen de la faculté de médecine de Paris, dans son Rapport sur l'enseignement médical en France du 10 septembre 1837.

‘« La bibliothèque de la Faculté [de médecine de Montpellier] est fort belle ; elle est ouverte tous les jours depuis midi jusqu'à quatre heures. On se plaint de la modicité de l'allocation des fonds du budget pour ce service, et je crois qu'en effet la somme accordée est insuffisante. Les ouvrages à planches, si utiles dans une Faculté, lorsque les moyens matériels de dissection y manquent, sont rares, en mauvais état, presque tous hors de service. C'est à peine si les ressources permettent de faire relier quelques volumes tous les ans. On croit aussi que les ouvrages de médecine auxquels souscrit le Ministère, et qu'il envoie à Montpellier, sont adressés par mégarde à la bibliothèque de la ville, tandis qu'évidemment ils doivent être destinés à celle de la Faculté... En général, les élèves sont assez assidus à la bibliothèque. On y compte ordinairement de cent vingt à cent cinquante lecteurs. » 24

Ces appréciations ont été reprises dans la Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868 : à la bibliothèque de la faculté de médecine de Montpellier, il y avait plus de 45.000 volumes et vingt-neuf abonnements en cours, dont neuf abonnements étrangers, un bibliothécaire, un bibliothécaire adjoint, et un ou deux « garçons » (personnel de service). La bibliothèque de la faculté de médecine de Strasbourg possédait, en 1865, 17.000 volumes et trente-six abonnements en cours, dont onze abonnements étrangers. 25

Les bibliothèques des trois facultés de médecine (Montpellier, Paris et Strasbourg) faisaient en outre l'objet d'une présentation générale :

‘« BIBLIOTHEQUES. - Il y a, dans chaque école de médecine, un fonds principal de livres provenant de la bibliothèque de l'ancienne faculté, et qui s'accroît, chaque année, des ouvrages acquis ou donnés et des collections de journaux spéciaux et de recueils périodiques, français et étrangers. Ces dernières publications offrent un intérêt particulier : c'est par elles que la faculté se tient au courant des faits médicaux qui se produisent dans les divers pays et qui viennent enrichir la science et éclairer la pratique. Les facultés possèdent, en outre, un certain nombre de livres étrangers aux études médicales, et qui proviennent pour la plupart de dons particuliers. C'est ainsi du reste qu'ont commencé les bibliothèques des facultés de médecine ; on trouve toujours à l'origine quelque collection léguée par un ancien professeur, et à laquelle sont venus se joindre successivement d'autres libéralités. Cette tradition ne s'est pas perdue : rarement l'année s'écoule sans que les facultés reçoivent de leurs membres, de leurs anciens élèves, des dons de livres et d'objets destinés aux musées. Chaque faculté est, d'ailleurs, fréquemment comprise dans la répartition des ouvrages auxquels il est souscrit sur les fonds du ministère de l'instruction publique. Précieuses comme dépôts bibliographiques, ces collections n'ont pas moins d'importance comme instruments de travail. C'est là seulement en effet que chaque élève peut trouver les ouvrages qui lui sont nécessaires, selon le degré d'avancement de ses études ; là seulement que l'aspirant docteur peut préparer sa thèse, à l'aide des nombreux traités, dissertations, mémoires mis à sa disposition. Dans la bibliothèque, il trouve à la fois des livres et des conseils, car le conservateur ne se borne pas à veiller sur le dépôt qui lui est confié : médecin lui-même, il est souvent consulté par les élèves sur le choix de leurs lectures et leur fournit les plus utiles indications. Le service des séances du soir est d'ailleurs organisé dans les trois facultés : il dépend ainsi de tout étudiant d'employer utilement les dernières heures de la journée au lieu de les donner à la dissipation. Ces bibliothèques ne sont pas moins indispensables aux professeurs, tant pour les recherches qui intéressent leur enseignement que pour leurs travaux personnels : tel d'entre eux qui s'est fait un nom par ses écrits, n'a pu terminer l'oeuvre entreprise que grâce aux collections de la faculté. Les crédits affectés, chaque année, à l'entretien des bibliothèques semblent, relativement parlant, assez élevés (2.000 francs pour Paris, 1.700 à 1.800 francs pour chacune des deux autres facultés). Ils sont loin, cependant, de suffire à tous les besoins. Les abonnements aux recueils périodiques et les reliures en absorbent la plus grande partie, et il ne reste dès lors, pour les acquisitions de livres, qu'une somme très modique. Des subventions sont allouées, il est vrai, sur le fonds consacré au renouvellement des collections ; mais, ce fonds étant commun à toutes les facultés et à tous les genres de collections, les bibliothèques médicales n'y sont comprises que pour une part assez modeste : ainsi, à Paris, cette part est depuis longtemps fixée à 1.500 fr. D'un autre côté, le nombre des écrits périodiques auxquels les facultés ont intérêt à s'abonner augmente notablement, ce qui réduit encore les ressources applicables aux acquisitions, ainsi qu'aux reliures : bon nombre de volumes restent brochés et exposés par là à toutes les chances de destruction. » 26

Cependant, le constat d'insuffisance avait été fait officiellement : sur l'ensemble des bibliothèques des facultés, des écoles préparatoires de médecine et de pharmacie et des écoles préparatoires à l'enseignement supérieur des sciences et des lettres, il y avait vingt-sept bibliothèques classées comme « suffisantes », alors que cinquante étaient estimées insuffisantes. 27

Dans cette situation marquée par l'existence de facultés isolées et de bibliothèques insuffisantes, l'arrêté du 18 mars 1855 a posé pour la première fois le principe de la réunion des bibliothèques des facultés.

Pour notre propos, il est intéressant d'analyser ce texte dans la mesure où il a formulé un principe d'organisation nouveau. Nous aurons ensuite à nous demander dans quelle mesure il a fait l'objet d'applications. De notre point de vue, cependant, son importance n'est que secondairement liée aux applications limitées qui en ont été faites, et repose avant tout sur sa portée théorique. 28

L'arrêté du 18 mars 1855 portant organisation des bibliothèques des académies comprend six articles. Il s'applique spécifiquement aux bibliothèques des facultés de province, son article 6 excluant de cette application les bibliothèques des facultés de l'académie de Paris. Dès l'origine, ce premier texte a donc institué un régime d'organisation différent pour les bibliothèques des facultés de province et de Paris ; ces différences d'organisation se sont perpétuées jusqu'à nos jours. Dans les académies où il existait au chef-lieu plusieurs facultés, les bibliothèques spéciales (c'est-à-dire spécialisées) de ces facultés devaient former une seule bibliothèque, qui prendrait le nom de bibliothèque de l'académie. Cette bibliothèque était placée sous l'autorité du recteur, qui arrêtait son règlement intérieur et décidait des acquisitions, en veillant à une répartition équitable entre les différentes sections. Le budget des bibliothèques des académies était arrêté par le ministre. Les dépenses correspondantes devaient être prélevées sur le budget spécial de l'enseignement supérieur.

Ces dispositions, commentées par une circulaire du 20 mars 1855, peuvent être regroupées sous plusieurs thèmes.

Unification. Alors que les facultés connaissaient une organisation dispersée, ce texte a énoncé pour la première fois le principe de l'unification des bibliothèques des facultés de province. La mesure d'unification administrative n'avait pas une portée générale. Elle ne s'appliquait qu'aux bibliothèques de facultés situées au chef-lieu de l'académie, et sous réserve que plusieurs facultés eussent leur siège dans cette ville. Les motifs invoqués pour cette réunion étaient la commodité des utilisateurs, le rapprochement des ouvrages spécialisés devant faciliter leurs travaux, et des motifs d'ordre et d'économie. L'unification n'était pas conçue seulement sur le plan administratif : elle devait être réalisée par la réunion des bibliothèques des facultés dans un même local, comprenant un espace de stockage ‘« qui puisse se prêter à quelques extensions »’, et une salle de lecture réservée aux étudiants. Le ministre souhaitait que cette salle de lecture fût ouverte dans la journée, et si possible le soir. Ce dernier voeu était probablement la conséquence de l'ouverture en soirée, depuis 1838, de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, qui était très fréquentée par les étudiants. Le ministre Salvandy, qui avait été le promoteur de cette mesure, et qui avait encouragé les bibliothèques municipales de province à suivre cet exemple, avait vu dans cette ouverture en soirée aussi bien une facilité pour l'étude qu'un moyen de détourner les étudiants de la fréquentation des cafés et d'autres lieux de distraction et d'oisiveté. 29

Le local où devait être installée la bibliothèque pouvait avoir un caractère polyvalent, et servir aussi de salle de conférences. Au demeurant, aucune disposition n’avait prévu de moyens en locaux ni en personnel. Les recteurs étaient invités à intéresser les autorités municipales ‘« au développement de ce service important »’ : c'est donc des municipalités que l'on attendait la mise à disposition de locaux. Le lien établi entre l'unification administrative et la réunion matérielle des bibliothèques des facultés dans un même local faisait de cette question un point capital, et a été la cause à la fois de difficultés d'application et de restriction de la portée de cette mesure.

Centralisation sous l'autorité du recteur. La loi du 14 juin 1854 sur l'administration de l'instruction publique avait institué seize circonscriptions académiques placées sous l'autorité d'un recteur. Selon l'exposé des motifs de cette loi, ‘« le recteur gouverne directement et par lui-même tous les établissements d'enseignement supérieur »’, c'est-à-dire les facultés. Ces seize circonscriptions académiques avaient remplacé les académies instituées dans chaque département par une disposition éphémère de la loi du 15 mars 1850 relative à l'enseignement, dite loi Falloux. Dans chacune de ces seize circonscriptions académiques, qui ont continué à exister, avec quelques changements, jusque dans les années 1960, et dont le nombre a été accru ultérieurement, avaient été prévus des établissements d'enseignement supérieur (facultés), existants ou à créer. Huit créations de facultés avaient été prévues, cinq facultés des sciences et trois facultés des lettres. La carte de ces établissements a été dressée par le décret du 22 août 1854 sur l'organisation des académies, qui constitue probablement le premier essai d'une carte universitaire. 30

La loi du 14 juin 1854 et le décret du 22 août 1854 ont donc institué une organisation des circonscriptions d'enseignement supérieur proche de celle que nous connaissons encore. Ces textes n’avaient pas prévu de rapprocher les facultés d'un même ressort académique, qui continuaient de fonctionner indépendamment les unes des autres, mais ils avaient créé un cadre administratif qui devait permettre ultérieurement ce rapprochement.

A l'intérieur de ce cadre, l'unification des bibliothèques des facultés de province apparaissait comme une mesure de rationalisation, et constituait un élément précurseur de la future réunion des facultés en universités « régionales ». Réunir ces bibliothèques, c'était en effet considérer que les facultés avaient des intérêts communs ; c’était aussi faire passer l'utilité de cette réunion pour les utilisateurs avant le respect des frontières administratives des facultés isolées. Nous verrons d'ailleurs que les premiers textes qui ont organisé les bibliothèques universitaires à la fin des années 1870 se sont situés explicitement dans le prolongement de cet arrêté du 18 mars 1855. 31

Le fait de placer les bibliothèques ainsi réunies sous l'autorité du recteur répondait à un autre souci, qui a aussi été partagé par les gouvernements des années 1870 et 1880 : il s'agissait de faire échapper les bibliothèques aux orientations divergentes qui auraient pu leur être imposées par les différentes facultés. C'est le recteur qui, placé en position d'arbitre, était chargé de veiller à ce que « les diverses sections de la bibliothèque de l'académie reçoivent des accroissements proportionnés à leur importance et à leurs besoins » (arrêté cité, art. 5). Le mot de section, promis à un grand avenir dans les bibliothèques universitaires, apparaissait ainsi dès ce premier texte, avec le sens de « collection de documents correspondant aux études dans une faculté ». Sous la Troisième République, l'autorité du recteur sur les bibliothèques universitaires devait être réaffirmée, même après l'institution des universités en 1896, et cette disposition devait aussi être considérée comme un moyen de soustraire les bibliothèques universitaires au particularisme des facultés.

Modalités de fonctionnement. L'arrêté du 18 mars 1855 avait prévu que les dépenses des bibliothèques des académies seraient prélevées sur les ressources spéciales de l'enseignement supérieur. La loi du 14 juin 1854 sur l'administration de l'instruction publique avait disposé que les établissements d'enseignement supérieur chargés de la collation des grades (les facultés) formeraient un service spécial subventionné par l'Etat, et que le budget de ce service spécial serait annexé à celui du ministère de l'instruction publique. L'exposé des motifs de cette même loi avait reconnu l'insuffisance des « moyens matériels de travail » dont avait disposé jusqu'alors l'enseignement supérieur. En particulier,

‘« les bibliothèques consacrent à peine, chaque année, quelques centaines de francs à l'acquisition de nouveaux ouvrages, et elles n'offrent, en général, que des ressources dérisoires aux étudiants laborieux. Cette situation est d'autant plus affligeante que, dans les pays voisins, en Angleterre et en Allemagne, on fait les plus grands efforts pour disputer à notre pays la supériorité des hautes études. » 32

Une augmentation des ressources de l'enseignement supérieur avait donc été recherchée par le relèvement et l'uniformisation des tarifs des divers droits acquittés par les étudiants. En effet, ces droits avaient été fixés à des époques différentes et à des taux très variables. Parallèlement, une modification budgétaire avait été introduite : sur les 2,8 millions de francs de dépenses annuelles de l'enseignement supérieur (pour trois cent cinquante chaires), deux millions étaient apportés par les « ressources propres », et seulement 800.000 francs par une subvention de l'Etat. La loi du 14 juin 1854 avait prévu de n'inscrire dans un budget annexe que le montant de cette subvention, le reste des dépenses étant couvert par des recettes. La technique du budget annexe présentait l'intérêt d'affecter les recettes produites par la perception des droits aux dépenses de l'enseignement supérieur, et de permettre le report de l'excédent d'un exercice sur l'exercice suivant. Elle fut abandonnée en 1861. Avec un optimisme excessif, l'exposé des motifs de la loi présenté par le ministre Hippolyte Fortoul prévoyait qu'à l'avenir, l'enseignement supérieur pourrait être capable de ‘« subvenir à toutes les dépenses au moyen de ses ressources propres ». 33

Ce rêve du gouvernement sous le Second Empire, au demeurant peu compatible avec les objectifs de développement des équipements matériels et intellectuels des facultés, ne devait jamais être réalisé. Bien au contraire, la Troisième République devait accroître sensiblement le montant des subventions à l'enseignement supérieur, surtout à partir de 1877. 34

Comment l'arrêté du 18 mars 1855 a-t-il été appliqué ? Selon le témoignage de la Statistique de l'enseignement supérieur, 1878-1888, en contradiction avec les informations données par ailleurs, et pour plusieurs historiens des bibliothèques, il ne l'a pas été, en raison du manque de locaux (qui devaient être fournis par les municipalités) et de moyens. La réalité est un peu différente, et il serait plus exact d'écrire que ce texte n'a été appliqué que tardivement, et de façon partielle.

Sur l'existence des bibliothèques académiques, nous disposons des informations données par les deux premiers volumes de la Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868 et 1868-1878. Selon ces données, il a existé une bibliothèque académique à Lyon à partir du 1er janvier 1866. Elle regroupait les bibliothèques des facultés des sciences et des lettres, mais ne comprenait pas la bibliothèque de la faculté de théologie catholique. 35

Quatre autres bibliothèques académiques ont existé à Bordeaux, Grenoble, Rennes et Strasbourg. A Bordeaux, à Grenoble et à Rennes, la bibliothèque académique regroupait les bibliothèques des trois facultés (théologie catholique, sciences et lettres à Bordeaux ; droit, sciences et lettres à Grenoble et à Rennes) existant alors dans ces villes. L'existence de celle de Strasbourg est connue par une mention dans la Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, sans que sa composition ait été précisée. 36

Le caractère tardif de cette application (la première bibliothèque académique a été constituée à Lyon plus de dix ans après la publication de l'arrêté prescrivant cette organisation), a très probablement été causé par l'absence de locaux suffisants, les municipalités ne s'étant sans doute pas empressées de répondre à l'appel du gouvernement. Dans les décennies 1880 et 1890, les villes ont au contraire rivalisé pour construire des « palais universitaires » destinés à accueillir les facultés.

Cette application a aussi été partielle, en raison d'abord des restrictions prévues par le texte lui-même. Ainsi, n'étaient pas concernées par ces dispositions les bibliothèques des facultés situées dans une autre ville que le chef-lieu de l'académie. C'était le cas des facultés des sciences de Marseille (académie d'Aix) et de Lille (académie de Douai). Mais une interprétation restrictive des dispositions prévues, selon laquelle ces dispositions ne pouvaient s'appliquer qu'aux bibliothèques des facultés qui auraient été regroupées dans un même local, a certainement prévalu. Cette interprétation résultait en partie du lien entre réunion administrative des bibliothèques des facultés et regroupement matériel des collections de ces bibliothèques qui apparaissait dans le texte. Ainsi, l'absence de possibilité de ce regroupement matériel a pu être interprétée comme une circonstance permettant de surseoir à leur réunion administrative sous l'autorité du recteur. Cette interprétation témoigne aussi vraisemblablement de la réticence des doyens de faculté à appliquer ces mesures, qui les dessaisissaient de leur autorité sur la bibliothèque de leur faculté, et dont le suivi n'a pas dû être assuré avec beaucoup de vigilance. Dans le cas de la bibliothèque de la faculté de médecine de Montpellier, une « décision spéciale », prise à la demande de la faculté et motivée par l'importance exceptionnelle de cette bibliothèque, lui a permis d'échapper à cette mesure d'unification. Le bilan est au total décevant, puisque seules cinq villes chef-lieux d'académie ont constitué des bibliothèques académiques. Les bibliothèques restées en dehors de ce cadre, et constituant la grande majorité (trente-huit en 1876), sont évidemment restées placées sous l'autorité des doyens des facultés.

Malgré cette application très incomplète, il nous semble cependant que l'arrêté du 18 mars 1855 garde un aspect fondateur. Ce texte a affirmé la vocation des bibliothèques des facultés d'une même ville à être réunies dans un même local et mises à la disposition des étudiants, et il a placé la bibliothèque ainsi unifiée sous l'autorité du recteur. Bien que ses effets pratiques soient restés limités, il n'en a pas moins posé des principes d'organisation qui devaient être repris et généralisés par les gouvernements de la Troisième République. Il nous semble donc justifié de voir dans ces dispositions l’origine lointaine du modèle d’organisation unitaire des bibliothèques universitaires de province.

Notes
17.

Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, op. cit., p. 415-429 et 1868-1878, op. cit., p. 617-639. L'existence d'une bibliothèque académique à Strasbourg avant l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne en 1871 est mentionnée par la Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, op. cit., p. 191 : « Des trois académies possédant des facultés de médecine [Montpellier, Paris et Strasbourg], Strasbourg est la seule à laquelle ait été appliqué l'arrêté du 18 mars 1855, aux termes duquel les bibliothèques spéciales des différentes facultés siégeant dans la même ville doivent être réunies sous le nom de bibliothèque académique [En note : Un article de cet arrêté porte que ses dispositions ne sont pas applicables à l'académie de Paris, et, quant à l'académie de Montpellier, l'exception résulte d'une décision spéciale, prise à la demande de la faculté de médecine, et motivée surtout par l'importance exceptionnelle de la bibliothèque.] »

18.

Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, op. cit., p. 415-429. Les principales études sur l'histoire des bibliothèques des facultés avant la Troisième République sont celles de G. Calmette, « Des collections universitaires de l'Ancien Régime aux bibliothèques universitaires françaises contemporaines », Archives, bibliothèques et musées de Belgique, t. 26, n° 1, 1955, p. 18-31 ; de J. Camp, « Libraries and the organization of universities in France, 1789-1881 », Library quarterly, t. 51, n° 2, April 1981, p. 170-191 ; trad. française : « Bibliothèques et universités en France, 1789-1881 », Bulletin des bibliothèques de France, t. 28, n° 2, 1983, p. 155-166 ; d'A. Daumas, « Des bibliothèques des facultés aux bibliothèques universitaires » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 3, Les Bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle sous la direction de D. Varry (Paris, 1991), p. 417-435, et de D. Pallier, « Une Histoire récente » dans Les Bibliothèques dans l'université, sous la direction de Daniel Renoult (Paris, 1994), p. 11-41.

19.

G. Calmette, « Des collections universitaires de l'ancien régime aux bibliothèques universitaires françaises contemporaines », op. cit., p. 29.

20.

J. Camp, « Bibliothèques et universités en France, 1789-1881 », op. cit., p. 158 ; A. Daumas, « Des bibliothèques des facultés aux bibliothèques universitaires », op. cit., p. 420.

21.

La Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, op. cit., reconnaît que les facultés existant en 1865 ne coûtent pratiquement rien à l'Etat (p. XXXIII-XXXIV). L'excédent des dépenses sur les recettes n'était, en 1866, que de 221.154 F sur un total de dépenses de 3,8 millions de francs. A la p. 477 figure un état général des dépenses et des recettes de 1835 à 1865. La question du financement de l'enseignement supérieur au XIXe siècle est traitée par V. Karady, « De Napoléon à Duruy, les origines et la création de l'université contemporaine », op. cit., p. 292-300. Des indications chiffrées se trouvent aussi dans L. Liard, Universités et facultés, op. cit., p. 45-49.

22.

« Un misérable crédit de 34.925 F, à peu près ce que recevait annuellement la bibliothèque universitaire de Göttingen pour ses dépenses de matériel, alimentait seul quarante-trois facultés et écoles et devait suffire à la fois pour l'achat des livres, des objets d'histoire naturelle et des instruments scientifiques. » G. Calmette, « Des collections universitaires de l'ancien régime aux bibliothèques universitaires françaises contemporaines », op. cit., p. 30.

23.

L. Liard, Universités et facultés, op. cit., p. 57. On lit aussi, dans la Statistique de l'enseignement supérieur, 1878-1888 : « A l'exception de la bibliothèque de l'Université [à Paris] et des bibliothèques des facultés de droit et de médecine, à Paris, les bibliothèques universitaires ne datent vraiment que de 1878. Un arrêté de 1855 avait bien prescrit la création de bibliothèques académiques ; mais l'insuffisance des locaux et des ressources ne permit pas de réaliser cette mesure ; et l'on ne peut donner le nom de bibliothèques universitaires à ces dépôts de livres qui s'accroissaient sans régularité, au hasard de crédits supplémentaires accordés aux facultés en fin d'exercice, et dispersés, sans bibliothécaires, dans les facultés, dans les laboratoires, et parfois même au domicile des professeurs. », Op. cit., p. 108-109. Il faut sans doute faire la part, dans ces affirmations, de la volonté de mettre en valeur les améliorations, au demeurant indiscutables, apportées par la Troisième République en ce domaine, en les opposant aux insuffisances que les régimes antérieurs avaient laissé se perpétuer. C'est également le cas, semble-t-il, dans le passage suivant : « Dans la plupart des facultés, il en était des bibliothèques [avant 1878] comme des laboratoires : elles n'existaient que de nom. Ici et là, on n'avait pas prévu que les élèves dussent y être admis. En outre, chaque faculté se montrait jalouse de conserver sa bibliothèque distincte, alors que pour divers motifs le ministre témoignait de son désir persistant de rassembler, sous l'autorité du recteur, et dans un local commun, des collections trop longtemps éparses." Statistique de l’enseignement supérieur, 1868-1878, op. cit., p. LXXV. Le passage des p. 132-133 minimise les indications données par la Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868 : « La statistique de 1868 mentionne, il est vrai, les bibliothèques, en faisant figurer à l'inventaire de chacune d'elles quelques centaines et parfois quelques milliers de volumes, brochés ou reliés, en bon ou en mauvais état ; mais ces volumes, quel que fût leur nombre, ne représentaient pas en réalité des ressources d'études toujours bien efficaces ; en aucun lieu nous n'étions au courant de nos propres travaux, et, presque partout, les publications étrangères faisaient complètement défaut, aussi bien pour les sciences que pour les lettres. » Ibid., p. 133. Notations identiques dans J. Laude, « Les Bibliothèques universitaires de province » dans Bibliothèques, livres et librairies, conférences faites à l'Ecole des hautes études sociales, 2e série (Paris, 1913), p. 128.

24.

Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 1, p. 760.

25.

Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, op. cit., p. 186-187, p. 190-191 et p. 199.

26.

Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, op. cit., p. 177-178.

27.

Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, op. cit., p. 16.

28.

Texte de l'arrêté du 18 mars 1855 et de la circulaire du 20 mars 1855 dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 2, p. 432-433, et dans Recueil des lois, décrets, ordonnances, arrêtés, circulaires, etc. concernant les bibliothèques publiques...(Paris, 1883), p. 110-112. La loi visée par l'arrêté est celle du 14 juin 1854, et non celle du 14 juin 1834 comme indiqué par erreur dans ce dernier recueil.

29.

Circulaire du 14 avril 1838 recommandant l'ouverture, pendant la soirée, des salles des bibliothèques publiques dans Recueil des lois, décrets, ordonnances, arrêtés, circulaires, etc. concernant les bibliothèques publiques..., op. cit., p. 83-84.

30.

Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 2, p. 316-336 et p. 340-347. Le tableau des établissements d'enseignement supérieur par académie figure à la page 346.

31.

Le caractère précurseur de cette mesure apparaissait clairement aux réformateurs de la Troisième République : « Quelle était, du reste, la pensée de l'administration, il y a vingt ans, et quelle est-elle aujourd'hui ? Alors, comme aujourd'hui, on se préoccupait de grouper les facultés pour en former des universités. L'institution des comités de perfectionnement, composés des doyens sous la présidence des recteurs [en 1854], était un acheminement aux conseils universitaires ; le groupement des bibliothèques marquait un nouveau pas vers l'unité ; il devait être aussi un moyen d'économiser nos ressources, en règlant les acquisitions d'instruments et de livres, et en permettant au ministre de ne pas multiplier les emplois. » Statistique de l'enseignement supérieur, 1876-1878, op. cit., p. LXXV. « En 1854, cependant, une réforme très digne d'attention avait été tentée. Les quatre-vingt-six académies départementales firent place (loi du 14 juin, décret du 22 août) à l'institution de seize grands ressorts, placés chacun sous l'autorité d'un recteur investi des pouvoirs les plus étendus. Le nom d'université n'était pas prononcé, mais on affirmait la nécessité d'associer à une action commune les facultés réunies au chef-lieu des académies... ; enfin l'arrêté du 18 mars 1855 décida que, dans les départements, les collections de livres des facultés d'un même ressort seraient réunies dans un même local pour former la bibliothèque académique. Cette mesure suffisait à elle seule pour marquer l'unité de but et de direction, pour établir un lien nécessaire entre des écoles trop visiblement disposées à vivre chacune chez soi, renfermée dans ses ressources propres, ses habitudes, et dans ses programmes. La pensée féconde de l'arrêté de 1855 ne put, malheureusement, être réalisée que dans trois ressorts sur seize, par ce motif que nous avons indiqué plus haut de l'insuffisance des locaux et de la dispersion des facultés. Bientôt après, d'ailleurs, le ministre qui avait eu l'initiative de la mesure [Hippolyte Fortoul] fut remplacé, et son successeur eut d'autres soucis. L'ancien état de choses persista en s'empirant, et les bibliothèques de facultés, sauf exceptions très rares, ne furent plus que des magasins de livres, mal pourvus, mal ordonnés, placés sous la garde de quelque agent sans responsabilité. » Ibid., p. 133.

32.

Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 2, p. 325-326.

33.

Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 2, p. 327.

34.

L. Liard, Universités et facultés, op. cit., p. 45-49.

35.

Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, op. cit., p. 422-423.

36.

Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868, op. cit., p. 191 et 1868-1878, op. cit., p. 617-639.