B. Organisation administrative

Les textes de cette période relatifs à l’organisation administrative des bibliothèques universitaires ont presque tous été pris sous les ministères successifs de Jules Ferry (1879-1884). Ils comprennent l'arrêté instituant une commission centrale des bibliothèques académiques (31 janvier 1879), dont l'appellation est devenue ensuite commission centrale des bibliothèques universitaires ou même des bibliothèques ; l'arrêté portant règlement pour les bibliothèques universitaires, et l'arrêté relatif à l'examen professionnel pour l'obtention du certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire, datés l’un et l’autre du 23 août 1879. Ce dernier texte a été ultérieurement remplacé par d'autres arrêtés, qui ont substitué à l'appellation de ce diplôme celle de certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire universitaire.

La commission centrale des bibliothèques académiques a été conçue comme un organe consultatif placé auprès du ministre de l'instruction publique. Elle exerçait aussi un contrôle sur l'application des règlements de caractère technique, et ses membres pouvaient être chargés de missions spéciales d'organisation ou de vérification de la situation des bibliothèques. L'appellation de « bibliothèques académiques » avait été reprise de l'arrêté du 18 mars 1855 (« bibliothèques des académies »). A côté de ces bibliothèques, dont la constitution impliquait l'unification des bibliothèques de plusieurs facultés, l'arrêté du 31 janvier 1879 a étendu la compétence de cette commission aux « collections des facultés », c'est-à-dire aux bibliothèques des facultés qui subsistaient à l'état isolé. C'était une première mesure de généralisation des dispositions tendant à la réunion des bibliothèques, réunion sur l'importance de laquelle l'instruction générale du 4 mai 1878 (analysée ci-dessous avec les mesures d'organisation technique) avait de nouveau insisté. Les pouvoirs de la commission, qui lui permettaient d'organiser les bibliothèques et de vérifier leur situation, lui conféraient au demeurant un rôle important dans cette politique d'unification. 43

Le règlement pour les bibliothèques universitaires du 23 août 1879 a été accompagné d'une circulaire qui en explicitait les intentions. Ce règlement reconnaissait deux fondements : la loi du 14 juin 1854 sur l'administration de l'instruction publique et le décret du 22 août 1854 sur l'organisation des académies d'une part, interprétés comme des manifestations de la volonté du législateur de « réunir en un seul corps, sous l'autorité rectorale, les établissements d'enseignement supérieur de chaque académie » ; et la loi de finances du 29 décembre 1873 qui avait institué le droit de bibliothèque. L'institution de ce droit imposait ‘« le devoir de rechercher activement tous les moyens d'opérer la réunion de nos dépôts [les bibliothèques des facultés] et de prendre, là même où cette fusion est pour le moment impossible, les moyens qui assureront aux professeurs et aux étudiants le bienfait qu'a eu en vue le législateur ». 44

Pour atteindre cet objectif, le règlement complétait et généralisait des dispositions ‘« qui n'avaient été appliquées jusque là qu'aux bibliothèques installées dans un même local. »’ Ce membre de phrase confirme qu'il n'avait été fait des dispositions de l'arrêté du 18 mars 1855 instituant les bibliothèques des académies qu'une application restrictive, et que des bibliothèques académiques, placées sous l'autorité du recteur, n'avaient été constituées que dans certains chefs-lieux d'académie où il avait été matériellement possible de réunir plusieurs bibliothèques de facultés.

De fait, la Statistique de l'enseignement supérieur, 1876-1878 mentionne l'existence de quatre bibliothèques académiques seulement en 1876, à Bordeaux (théologie catholique, sciences et lettres), à Grenoble (droit, sciences et lettres), à Lyon (sciences et lettres, fondée en 1866) et à Rennes (droit, sciences et lettres). A Bordeaux, Grenoble et Rennes, ces bibliothèques étaient communes à l'ensemble des facultés qui existaient alors dans ces villes, alors qu'à Lyon la faculté de théologie catholique avait conservé sa bibliothèque particulière. Nous savons aussi qu'avant l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne en 1871, une bibliothèque académique avait été constituée à Strasbourg. Il subsistait donc, à côté de ces bibliothèques unifiées en totalité ou en partie, une forte majorité de bibliothèques de facultés restées sous l'autorité des doyens : trente-neuf selon la même source. Encore faut-il remarquer que la bibliothèque académique de Bordeaux n'était, malgré sa réunion, pas ouverte aux étudiants en raison de difficultés tenant à l'aménagement des locaux. 45

Le point de départ des dispositions adoptées a donc été le constat que toutes les facultés d'un même ressort académique n’étaient pas établies au chef-lieu de l'académie. C'était notamment le cas dans les académies d'Aix, où la faculté des sciences se trouvait à Marseille, et de Douai, où la faculté des sciences et la faculté mixte de médecine et de pharmacie avaient leur siège à Lille. Sur le plan matériel, ces « délocalisations » constituaient un obstacle à la réunion des bibliothèques, et sur le plan réglementaire elles faisaient échapper ces bibliothèques « excentrées » à l'autorité du recteur. En outre, même au chef-lieu de l'académie, les facultés pouvaient être installées dans des locaux distincts, et cette séparation avait souvent été interprétée comme une circonstance permettant de surseoir indéfiniment à l'unification administrative des bibliothèques.

Le règlement mettait fin à ces différences de régime, en plaçant toutes les bibliothèques, qu'elles fussent réunies (« bibliothèques universitaires ») ou isolées (« bibliothèques de facultés ») sous l'autorité du recteur. Celui-ci en assurait la direction immédiate ; le bibliothécaire relevait de son autorité exclusive, et n'était donc pas subordonné aux doyens des facultés. En conséquence, c'était le recteur qui préparait et soumettait à l'approbation du ministre le projet de budget de la bibliothèque et la liste des ouvrages à acquérir, car « il est nécessaire qu'une autorité unique mette d'accord des intérêts très divers ». Le recteur était assisté d'une commission de surveillance, élue par les facultés à raison d'un membre par faculté, qui jouait auprès de lui un rôle de conseil et contrôlait l'application des règlements. Comme en 1855, il était prévu que les services de bibliothèque situés dans le ressort de l'académie de Paris n’étaient pas concernés par ces dispositions et que leur organisation devait faire l'objet de règlements spéciaux.

La portée de ce règlement pour l'organisation des bibliothèques universitaires de province a été considérable : en généralisant les dispositions d'unification des bibliothèques des facultés prévues dès 1855, il distinguait l'organisation administrative des bibliothèques des conditions matérielles de leur installation, et il consacrait la fin de l'autorité des doyens des facultés sur les bibliothèques, même là où ces bibliothèques continuaient à fonctionner de façon isolée. Il n'y avait ainsi plus de différence de régime entre les « bibliothèques universitaires » (unifiées) et les « bibliothèques de facultés » (isolées).

En complément à ces mesures d'organisation administrative, ont été prises des dispositions relatives au personnel : un personnel spécial a été institué, comprenant des bibliothécaires, des sous-bibliothécaires, des surnuméraires (agents débutants non rémunérés) et des « garçons » ou gardiens. Tous étaient nommés par le ministre, après avis de la commission centrale des bibliothèques, le recteur ayant le droit de présentation pour les emplois à pourvoir. La justification de ces mesures faisait apparaître la volonté politique de développer les bibliothèques universitaires, et de leur donner une forte armature technique : ‘« Les fonctions de bibliothécaire ne doivent pas être une charge accessoire, que des hommes souvent très estimables acceptent comme surcroît d'occupation. Le service ne se développe que si nous avons des agents qui s'y consacrent sans réserve. Même dans les emplois secondaires, je pense, avec la commission centrale, qu'il ne faut pas admettre les candidats qui ont déjà une autre occupation et qui devraient se partager entre des travaux de natures diverses »’. Le règlement pour les bibliothèques universitaires insistait d'ailleurs sur le fait que le personnel de la bibliothèque devait s'occuper exclusivement de ce qui concernait son service pendant toute la durée de celui-ci. Précédemment, la circulaire accompagnant l'instruction générale du 4 mai 1878 concernant le service des bibliothèques universitaires avait déjà fait état de la nécessité pour ces bibliothèques de disposer d'un personnel spécialement formé :

‘« ...un règlement intérieur... devra déterminer :
1° Le mode de nomination et les pouvoirs du bibliothécaire chargé de la conservation de deux ou plusieurs collections. Il importe, en effet, que ce fonctionnaire ait une autorité suffisante et qu'il lui soit permis de contrôler efficacement les acquisitions, le prêt et la rentrée des livres. Un secrétaire ou un commis d'académie, un secrétaire agent comptable de faculté ne nous offriraient pas à un degré suffisant les garanties que nous sommes en droit d'exiger. On a prétendu, il est vrai, que dans plusieurs collections le nombre des ouvrages et le nombre des lecteurs ne réclamaient pas à cette heure l'adjonction d'un fonctionnaire spécial. Mais nous ne devons pas ici considérer uniquement le présent ; il convient d'avoir en vue une fondation durable ; il nous faut donc un employé à demeure, qui s'attache à sa mission et qui sache la remplir exactement.
2° Quel sera le nombre des auxiliaires ou agents placés sous les ordres du bibliothécaire, avec l'indication des devoirs de chacun d'eux... » 46

Il ne pouvait y avoir qu'un seul bibliothécaire par bibliothèque universitaire, les autres agents qualifiés étant soit sous-bibliothécaires, soit surnuméraires (cette disposition devait être modifiée ultérieurement). Seuls les sous-bibliothécaires et les surnuméraires titulaires du certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire (puis du certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire universitaire après 1882) pouvaient être nommés bibliothécaires. 47

Pour se présenter à cet examen professionnel, il fallait justifier d'au moins deux ans de service dans une bibliothèque de faculté. Toutefois, cette durée de stage n’a été appliquée qu'à partir du 1er octobre 1881, et elle était ramenée à six mois pour les archivistes paléographes, que leur formation à l'Ecole des chartes avait déjà préparés à l'exercice de cette profession. C'était la commission centrale des bibliothèques qui se constituait en jury d'examen, et qui examinait les propositions d'avancement d'une classe à l'autre. Il existait trois classes de bibliothécaires, et l'on ne pouvait passer de l'une à l'autre qu'après un minimum de cinq années d'exercice dans la classe immédiatement inférieure (disposition également applicable à compter du 1er octobre 1881). 48

Il est possible de suivre le développement des créations d'emplois dans les bibliothèques universitaires de province à travers les volumes de la Statistique de l'enseignement supérieur de 1868 à 1900 et l'Etat des bibliothèques universitaires [de province] inclus dans certains volumes des Enquêtes et documents relatifs à l'enseignement supérieur de 1883 à 1885 (tableau 2 A).

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Tableau 2 AEmplois de personnels des bibliothèques dans lesbibliothèques universitaires de province de 1865 à 1898
[Note: SOURCES : Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868 (Paris, 1868), p. 73-277 ; 1876-1878 (1878), p. 173-453 ; 1878-1888 (1889), p. 165-402 ; 1889-1899 (1900), p. 21-
172 ; Enquêtes et documents relatifs à l'enseignement supérieur, t. 7 (Paris, 1883), p. 101
-115 ; t. 10 (1884), p. 124-135 ; t. 19 (1885), p. 153-171.]

On constate, après l'expansion rapide du début des années 1880, la stagnation puis la baisse du nombre des bibliothécaires ; cette stagnation a accompagné celle des budgets de l'enseignement supérieur à partir de 1885 (cf. note 4). La croissance modérée du nombre des sous-bibliothécaires et personnels assimilés, et la croissance plus rapide du nombre des personnels d'exécution constituent d’autres caractéristiques de cette évolution. Cette structure du personnel semble propre aux bibliothèques universitaires françaises. Elle a été opposée à la structure du personnel des bibliothèques universitaires allemandes par Jules Laude, bibliothécaire de la bibliothèque universitaire (puis municipale et universitaire) de Clermont :

‘« Ce qui frappe, lorsqu'on étudie le personnel dans son ensemble, c'est que le nombre des employés subalternes est partout inférieur (c'est en général le contraire en France) à celui des bibliothécaires. Ainsi, les bibliothèques universitaires allemandes, qui disposent, comme nous l'avons vu, de cent cinquante-cinq bibliothécaires, n'ont que soixante-quinze secrétaires et garçons. » 49

On peut ajouter à ces considérations quantitatives et d'équilibre entre les différentes catégories de personnel, que le programme du certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire (puis de bibliothécaire universitaire après 1882) était de nature exclusivement technique, et plaçait dès l'origine le personnel qualifié des bibliothèques universitaires dans la situation de techniciens du traitement et de la conservation des documents, sans établir de lien entre ces responsabilités et le contenu des documents. Cet aspect est resté prépondérant à travers les diverses modifications de ce programme jusqu'à la fin du XIXe siècle, et même bien au-delà. 50

Notes
43.

La commission centrale était composée de dix membres pour l'année 1880 : Mourier, inspecteur et recteur honoraire, président ; L. Larchey, secrétaire ; Bouteloup, secrétaire adjoint ; Berthelot, Bréal, de Chantepie du Dézert, Chéreau, Colani, Sandras, Viollet. Documents relatifs aux bibliothèques universitaires ou des facultés, suivis de l'instruction générale concernant le service de ces bibliothèques, op. cit., p. 1.

44.

Arrêté du 23 août 1879 portant règlement pour les bibliothèques universitaires dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 270-275 ; circulaire du 23 août 1879 relative à l'organisation des bibliothèques universitaires, ibid., p. 276-277.

45.

Statistique de l'enseignement supérieur, 1865-1868 (Paris, 1868), p. 191 et 1876-1878 (Paris, 1878), p. 617-639.

46.

Circulaire du 4 mai 1878 à propos de l'instruction générale relative au service des bibliothèques universitaires dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 190 ; circulaire du 23 août 1879 relative à l'organisation des bibliothèques universitaires, ibid., p. 276-277.

47.

Arrêté du 23 août 1879 concernant l'examen professionnel pour l'obtention du certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 276 ; arrêté du 4 décembre 1882 déterminant les conditions d'obtention du certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire universitaire, ibid., p. 690-691 ; arrêté du 20 décembre 1893 fixant les conditions d'admissibilité au certificat d'aptitude pour les fonctions de bibliothécaire universitaire dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 361-365.

48.

Le nombre des classes de bibliothécaire sera porté à quatre par un arrêté ultérieur, qui instituera aussi deux classes de sous-bibliothécaires. Les traitements annuels des bibliothécaires iront alors de 3.000 F. à 4.500 F., ceux des sous-bibliothécaires de 2.400 F. à 2.800 F. Arrêté du 13 mai 1893 déterminant les classes et les traitements des bibliothécaires et sous-bibliothécaires universitaires dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 249-250. Le traitement annuel des professeurs de faculté était alors de 4.500 F. à 11.000 F. en province, et de 6.500 F. à 15.000 F. à Paris. L'« éventuel » (indemnités de jury d’examen) ayant été supprimé et intégré au traitement principal en 1876, les traitements des professeurs étaient des traitements fixes. Décret du 6 mai 1893 portant fixation des traitements des professeurs des facultés et écoles supérieures de pharmacie, ibid., p. 247-249.

49.

J. Laude, Les Bibliothèques universitaires allemandes et leur organisation, op. cit., p. 18, note 1. Il y avait autour de 1900 en France un bibliothécaire pour 541 étudiants, et un pour 238 étudiants en Allemagne. Ibid., p. 17, note 4.

50.

Par exemple, le programme annexé à l'arrêté du 20 décembre 1893 comprend les éléments suivants : Première partie : Bibliographie générale (éléments matériels du livre, histoire du livre, répertoires bibliographiques, bibliographie appliquée à l'usage des bibliothèques) ; Deuxième partie : Administration des bibliothèques universitaires (personnel, local, mobilier, livres [provenance, classement, mesures de conservation], services de la bibliothèque, comptabilité financière et administrative). Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 363-365. Voir aussi B. Delmas, « Les Débuts de la formation des bibliothécaires » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 3, Les Bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle, 1789-1914, op. cit., p. 136-138.